Les bibliothèques organisées en trois sections, en général à partir des années 1970, étaient déjà des médiathèques au sens où elles proposaient plusieurs supports. Ce n'est cependant que progressivement que se sont affirmées les caractéristiques de la dernière génération d'équipements : des publics sensiblement différents (1) et surtout une diversification des services qui apparaît moins comme un état d'achèvement que comme un processus dynamique. Sans aborder la question des services développés pour des publics ciblés (petite enfance, personnes âgés, demandeurs d'emploi), on doit constater que la multiplication des supports n'a pas d'achèvement prévisible. Elle est une dimension permanente de l'évolution, organisée par le souci d'intégration sur le principe «une collection pour des publics », qui vise l'usage multi-support et le recours simultané ou successif, dans la trajectoire du lecteur, à des services différenciés.
La circulation des usagers dans les espaces est un moyen et une conséquence de ce projet, inscrite dans la programmation des bâtiments et dans la mise en espace des collections, là encore dans le sens de l'intégration.
L'intégration, enfin, sous forme d'unification des bases bibliographiques entre sites et services, ou à partir de postes de travail universels (2) regroupant l'accès aux serveurs locaux (catalogues et serveur de cédé-roms) et aux ressources extérieures, apparaît également comme un développement de l'informatisation.
Du coté des publics, cette évolution a ravivé la difficulté de gestion du public adolescent (3) , que nous ne considérerons pas ici sous ses aspects généraux, comme la montée de l'incivilité, voire des violences juvéniles, observables aussi dans l'école, mais sous l'angle restreint des pratiques culturelles. Les adolescents, dans leur rapport à la lecture, sont au centre d'une contradiction entre autonomie de l'usager et prescription.
Autre trait notoire du public des nouvelles médiathèques : une meilleure fréquentation des 14-25 ans qui doit pourtant être nuancée en faisant la part, dans ces publics, de ceux qui, du collège à l'université, ont, à coté d'éventuelles pratiques privées, des besoins documentaires liés à leurs études, donc encore à une prescription forte qui fait d'eux, en partie, des publics captifs. Peu distinguée par le rapport annuel, cette donnée, quand elle est considérée dans des enquêtes locales, conduit à constater la faiblesse de la fréquentation par les jeunes adultes actifs. Les causes de cette situation sont bien entendu multiples : tarifications, horaires d'ouverture, faiblesse de la formation permanente des actifs...
Nous poserons, néanmoins, que l'ancrage dans la durée de pratiques de lecture et de la fréquentation de la bibliothèque est étroitement lié au développement de pratiques de lecture propres, par opposition à celles encadrées par la prescription, formulées par les institutions de formation ou les situations d'éducation, qui cessent souvent à la sortie du cycle de formation.
Dans ce projet, que devient le modèle professionnel et organisationnel de la section, et particulièrement celui de la section jeunesse ?
Qu'il s'agisse d'espaces (la réglementation limite les volumes et les surfaces maximales d'un seul tenant, la taille des parcelles impose des segmentations verticales) ou d'organisation (le besoin d'établir à une certaine taille la plus petite unité opérationnelle dans un cadre d'autonomie ou sur une mission spécifiée) le cloisonnement est d'abord une contrainte qui comporte des raisons, mais aussi des effets négatifs sur la circulation de l'information et des compétences, sur la réalisation du concept de médiathèque intégrée.
Plusieurs tentatives ont cherché à dépasser le cloisonnement en sections, comme celle relatée par Hélène Jacobsen (4) dans le n°l65 du Bulletin, dont le titre « Enfants et adolescents en bibliothèque prenait acte du débordement de nos cadres par le jeune public (de 0 à 18 ans). Le décloisonnement est susceptible de prendre des formes diverses : disparition des sections traditionnelles ou établissement de transversalités (que les responsables d'établissement trouvent souvent déficientes), réunification des collections avec ou sans décloisonnement organisationnel. Quel est l'éventail des solutions adoptées, quelles en sont les implications pratiques sur les procédures d'acquisition, les besoins de formation ? On ne peut que regretter la rareté des comptes-rendus d'expérience de ce genre et inviter leurs promoteurs à prendre la plume.
On peut penser néanmoins que le décloisonnement des sections et des collections, qui ne semble pratiqué que pour les documentaires, a un champ d'application assez restreint, fonction de l'effectif du service (il faut bien segmenter les grands ensembles) et du volume des collections. Autour de 1 500 m2, dans la mesure où il est très difficile de réunir une collection de documentaires jeunesse de plus de 10 000 volumes, le volume des collections issues de l'édition jeunesse devient minoritaire dans l'ensemble et on peut craindre un effet d'écran produit par la masse de documents peu adaptés aux besoins du jeune lecteur.
Dans des équipements importants, le décloisonnement reste une piste intéressante pour les usuels, dont les scolaires, du collège à l'université, sont les principaux sinon les seuls utilisateurs. A défaut de raisons bien fondées sur la facilité d'usage, l'argument d'économie est ici sensible. On cesse de doublonner une partie des acquisitions. Ce décloisonnement est pourtant souvent freiné par la persistance plus ou moins formelle, plus ou moins inscrite dans les bâtiments, d'une clôture ancienne entre (section) étude-consultation sur place-communication indirecte et (section) lecture publique/prêt qui remonte à la difficile et souvent incomplète mutation de la bibliothèque savante en bibliothèque de lecture publique... Dans les bâtiments construits avant 1970, la salle d'étude est puissamment soustraite à l'intégration et aux circulations, il y règne des normes comportementales strictes (silence et chuchotements), de sorte que l'essentiel des places assises se trouve soustrait à certains publics et réservé à d'autres et, si les bibliothécaires sont généralement sensibles au risque d'éviction des adultes par les adolescents censés dégrader les conditions de lecture (mais les dégradent-ils vraiment, ou représentent-ils plutôt une forme de promiscuité sociale, voire raciale, de moins en moins supportée par certains adultes ?), le risque d'éviction est également bien constitué dans le sens inverse...
L'accès aux vidéos en offre de nombreux exemples : en plus des pratiques tarifaires et de la définition de limites d'âge minimum pour le prêt, la possibilité ou non d'une consultation collective, la collection proposée en consultation sur place font que ce service est plébiscité ou déserté par les adolescents. Entre la batterie de fauteuils design dans un espace réservé avec écrans individuels permettant la consultation de films programmés par la bibliothèque ou choisis dans les collections de vidéo U-Matic de la Direction du Livre, et l'accès dans des espaces publics banalisés à la consultation de titres choisis par les lecteurs eux-mêmes, il y a un monde...
Au-delà, les recherches de mode d'organisation nouveau dans de grands établissements, comme la départementalisation thématique, laissent le plus souvent de côté la section jeunesse, mais là aussi, les comptes-rendus manquent.
La section reste donc la forme d'organisation la plus fréquente, et c'est dans ce cadre que nous allons poursuivre la recherche du décloisonnement.
L'approche de l'édition par les secteurs jeunesse, les choix et les procédures d'acquisition qui en découlent, sur lesquelles nous reviendrons, sont grosses d'un divorce avec certains publics. Le succès de cette approche dans l'élargissement à certains publics, en particulier les très jeunes enfants, ne doit pas masquer ses limites dans d'autres domaines, en particulier pour les adolescents, mais aussi bien plus tôt.
Ce divorce patent entre les choix d'acquisition des bibliothécaires et une partie de leur public s'observe de façon privilégiée au travers du traitement qui est fait aux littératures populaires et au travers des réactions des publics émancipés de la prescription. Sans prétendre épuiser la question des acquisitions, qui n'est pas notre propos principal, attardons-nous un moment sur ce point comme exemple de cloisonnement.
L'échec constant, dans le commerce et dans les bibliothèques3, malgré tous les efforts des prescripteurs, des collections de fiction spécialisées en est tout à fait emblématique, tandis que quelques succès de masse s'avèrent à l'analyse très éclairants, comme celui de la collection « Chair de poule . Ce succès, navrant pour certains, n'aura pas surpris ceux qui avaient laissé l'accès aux oeuvres de Stephen King au public jeune, à leur corps défendant ou non, qu'elles aient été délibérément acquises ou que les lieux et les usages aient permis de se les procurer chez les adultes. Cette introduction est le plus souvent limitée. Elle porte sur quelques auteurs en quelque sorte imposés par le public (concession minimale) ou admis par l'école (Bradbury, plus récemment Asimov), sans admettre les collections ou le genre, sans rentrer dans une politique d'acquisition dans les collections spécialisées pour adultes consacrées aux grands genres populaires tel l'horreur ou la science-fiction. Or ces collections négligées par les acquéreurs (on pourrait citer J'ai lu, Epouvante, ou même Présence du futur, Présence du fantastique) sont à la fois des collections pour adultes et des collections dont la diffusion n'est pas limitée à la librairie, librairie générale ou librairie spécialisée jeunesse. Elles sont d'ailleurs généralement absentes de ces dernières, les libraires spécialisés pouvant se montrer d'autant
plus exclusifs que leur public (clients solvables, parents éclairés, professionnels de la lecture et de l'éducation) dénigre ces lectures ou, pour le moins, ne vient surtout pas pour les y trouver. L'accès au livre dans la librairie spécialisée, idéal toujours déçu, se caractérise en effet par une domination de prescription encore supérieure à celle qui règne en bibliothèque. Il n'est du reste pas généralisable, ne serait-ce qu'en raison de la rareté de ces commerces.
A contrario, les collections et les genres exclus se trouvent dans les lieux de la vie quotidienne : supermarchés, marchands de presse, fréquentés soit familialement, soit individuellement pour l'achat de produits spécifiquement juvéniles à prix modique, porteurs d'une fidélisation (confiseries, vignettes à collectionner) dont la consommation est un moment privilégié d'exercice d'une première autonomie de consommateur.
Le rejet de ces genres et collections est donc le choix de ne pas répondre à la demande de publics qui ont un pouvoir dérangeant certain, mais pas la même force de persuasion ou de pression que d'autres. Ce choix conduit de plus à se passer du cumul entre achat et emprunt et, si nous revenons au milieu de nos collections, à se passer aussi d'un fil conducteur visuel très commode, faisant ponctuation dans la masse des collections inconnues, entre espace adulte et espace jeunesse.
Ce que nous avons avancé pour des genres peu légitimes s'observe aussi pour la bande dessinée. Les bibliothèques jeunesse ont mal accepté la bande dessinée en dehors de l'école franco-belge (qu'on pourrait qualifier de bien pensante), ignorant ou rejetant les collections populaires de petit ou moyen format à diffusion de presse, qui comptent ou comptaient non seulement des séries décalquant des personnages célèbres (aux droits protégés, comme Zorro ou Tarzan), mais aussi toute l'école américaine (celle de Stan Lee, et des personnages comme Batman et Superman), qui ne reviendront qu'après plusieurs décennies, une fois revêtus de la force des mythes et mis au format album par les éditeurs (comics USA), ou devenus objets d'érudition pour des adultes moins oublieux de leurs lectures d'enfance ! Le débat actuel sur les mangas, dont l'esthétique comme la forme originale (fascicules périodiques bon marché formant de très longues séries) procèdent directement de la bande dessinée américaine, n'est que la répétition de cette attitude ancienne (5) . Les acquisitions de périodiques ou les choix de localisation dans telle section plutôt que dans telle autre montrent des pratiques très comparables de réticence face à la presse grand public et l'attachement à des produits qui ne se trouvent pour ainsi dire qu'en bibliothèque.
Relativement admissible il y a vingt ans, en réaction à des hégémonies éditoriales, pour servir la cause d'une littérature diversifiée aujourd'hui bien assurée, ces exclusions sont aujourd'hui aussi arbitraires qu'archaïques... Finalement admise dans l'école (et largement grâce aux bibliothécaires) aux cotés du manuel et du corpus classique, c'est la littérature des prescripteurs qui exerce aujourd'hui l'hégémonie. A demeurer toujours et exclusivement cantonnés dans ses limites, la lecture en bibliothèque va contre ses propres valeurs, contre la construction de pratiques de lecture propres et diversifiées, contre l'affirmation de l'autonomie individuelle qui peut certes s'effectuer dans l'adhésion au modèle proposé par les parents et les éducateurs (formation du lecteur modèle ou du bon élève) mais qui s'effectue aussi sur le mode du rejet et de l'adoption de normes contre-culturelles, qu'elles soient musicales, vestimentaires ou gastronomiques (6) . La prise en compte de la demande individuelle ou collective des jeunes lecteurs que nous revendiquons ne serait du reste qu'une mise au diapason de ce qui se pratique pour les adultes, encore que bien des censures demeurent de ce côté, et pour le même public dans d'autres domaines, en particulier pour la musique. Car, sauf exception (7) , les acquéreurs n'éliminent pas les chansons sur les paroles et ne peuvent tout simplement pas distinguer, dans la musique populaire, une production spécifique, les usages musicaux ne respectant pas les mêmes tranches d'âge que les usages de l'écrit: les adolescents bénéficient dans ce domaine de la force d'imposition des jeunes adultes...
Il ne s'agit pas ici de plaider pour une bibliothèque ultra-libertaire ou ultra-libérale, ou pour l'abandon de tout projet éducatif ou pédagogique, mais simplement de mettre au service de la bibliothèque publique la force que représente l'autonomie adolescente, en desserrant ce qu'il faut bien appeler, pour ses effets d'exclusion et pour toutes ses raisons occultées, un carcan de censures. Le fait que ces usagers soient des mineurs légaux n'exclut pas la reconnaissance par anticipation, d'une autonomie de citoyen et de consommateur ou, par réalisme, d'une autonomie de valeurs et de comportement de plus en plus précocement acquise, même si elle dérange le pédagogue ou le parent. La visée éducative et la prescription sont d'autant plus faibles qu'elles s'effectuent dans la répression des contre-cultures ou des cultures populaires, et le déni d'autonomie de l'usager ne favorise en rien la nécessaire et légitime acculturation qui s'opère dans la fréquentation de la bibliothèque (8) .
Le cas des littératures populaires n'a été évoqué que pour rappeler l'existence d'une censure là ou elle est la plus manifeste. Cette censure a des aspects et des origines morales et politiques, comme l'anti-américanisme ou un « chérubinisme » qui tend à soustraire l'enfant à la représentation de réalités réprouvées (la violence, la consommation, le sexe). On ne peut que se demander de quel droit des bibliothécaires pratiquent dans l'exercice de leur métier ces morales sociales, quand, dans une société et dans des institutions laïques, la morale est chose privée, et la morale publique limitée au respect de la loi...
Cependant, pratiquée par des bibliothécaires, la sélection est aussi professionnelle, issue d'une idéologie professionnelle, inscrite dans des pratiques professionnelles, en premier lieu dans les procédures d'acquisition où elle se perpétue par la force des choses.
Les lectures sérielles ont toujours eu mauvaise presse dans un système de valeurs littéraires qui fait une forte distinction entre littérature commerciale et littérature de création, même si les frontières de la légitimité se déplacent dans le temps, comme il apparaît pour la bande dessinée en général ou pour le roman policier. D'un côté, l'anonymat et le stéréotype, la lecture porteuse d'aliénation, de l'autre la figure valorisée du créateur individuel (il n'y a pas d'art de masse ou d'art industriel), l'originalité, la lecture libératoire. Cette opposition recoupe en partie le paradigme bon livre/mauvais livre dont Noé Richter a montré qu'il était la matrice ancestrale de la lecture publique. Elle repose sur une vision simpliste de l'acte de lecture, qui ne fait pas la part de la compétence du lecteur et comporte une croyance magique dans l'effet intrinsèque des textes, alors que c'est le lecteur qui construit le sens. A partir d'une idéologie de la littérature et d'une idéologie de l'enfance, le professionnalisme des bibliothécaires risque de devenir une fonction critique tournée vers la recherche de l'excellence ou plutôt d'une excellence propre à un milieu de prescripteurs et d'oublier certains usagers. Le recours trop exclusif à des outils d'acquisition spécialisés, excellents au demeurant, mais fabriqués par les institutions de la lecture jeunesse et non partagés avec le grand public comme c'est le cas en partie dans les autres sections, aggrave bien évidemment les choses, tout comme le fait d'aborder seulement la collection en critique, titre par titre, sans politiques d'acquisitions formalisées. L'ancien système de formation avec ses spécialités par options et les limites de la mobilité entre sections y contribuent aussi.
Même si cela passe par la remise en cause de certitudes professionnelles fondatrices et identitaires, il faut dépasser les limites de l'édition jeunesse et sortir du cadre étroit de nos censures avant d'y être enfermés par d'autres, tout prêts à nous apporter leur concours dans l'édification de la jeunesse selon leur idéologie.