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Usages et représentations des "nouvelles technologies" à la BPI

1998
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    Usages et représentations des "nouvelles technologies" à la BPI

    Par Agnès Vigué-Camus, Service Etude et Recherche, Bibliothèque publiqued'information

    Cest fin 1995 et dans le climat d'inquiétude et d'excitation qui caractérisait, à l'époque, tous les débats concernant les « nouvelles technologies », que l'on m'a demandé d'engager, parmi le public de la bibliothèque, une étude sur les pratiques effectives des utilisateurs de postes multimédia donnant accès à des cédéroms (1) . Or, je n'ai pas fait ce que l'on pourrait attendre de tout bon sociologue : une mise à distance critique de ces représentations, faisant de l'écran interactif le vecteur de la modernité par excellence - que celle-ci soit attractive ou, au contraire, effrayante. À adopter trop vite un regard critique, le chercheur perd à mon avis ce qui fait la spécificité de son objet et risque, tout simplement, de passer à côté de celui-ci. Le sociologue, à mon sens, a tout à gagner à être ouvert aux représentations des acteurs eux-mêmes, afin d'essayer de comprendre ce qui les fonde. Je me suis ainsi efforcée d'adopter une perspective compréhensive, visant à restituer le sens d'un événement ou d'un « phénomène social pour les acteurs qui participent à son existence.

    Les nouvelles technologies dans les bibliothèques ne s'implantent pas seules, mais sont précédées, suivies, accompagnées d'un discours du changement. Tout comme les utilisateurs des postes qui intègrent ce discours, soit pour le reprendre à leur compte, soit pour le rejeter, j'ai avancé l'hypothèse du changement, mais en me situant dans une perspective scientifique, c'est-à-dire en cherchant à valider ou invalider ce paradigme par une confrontation à des données de terrain. L'armature théorique de cette hypothèse, je l'ai empruntée à un chercheur qui se nomme Donald Norman. Il a mis en oeuvre le concept d'artefact, en prenant l'exemple de la « check-list » : la liste de l'aviateur qui énumère les manoeuvres à accomplir avant le décollage. L'usage d'une « checklist nous dit Norman, conduit l'aviateur à réaliser de nouvelles opérations cognitives et matérielles. Il ne mémorise plus, par exemple, les différentes tâches à accomplir car la planification des actions est, en quelque sorte, déléguée à cette liste. Ainsi, la conduite de l'avion devient une activité différente, reposant en partie sur des routines comme, par exemple, le fait de cocher des cases. L'écran de l'ordinateur, tout comme la liste ou le tableau, pourrait exercer, selon les termes de Donald Norman « une fonction représentationnelle » (2) , jouant sur l'activité de lecture elle-même. Il fournirait des appuis pour que s'engage une activité perceptuelle et cognitive différente de celles qui accompagnent la consultation de l'imprimé. Ainsi, les modalités de rencontre avec des informations textuelles se trouveraient transformées du fait qu'elle s'accompagneraient d'images animées et de son.

    Quelques mots sur l'échantillon et sa non-représentativité...

    Pour tester cette hypothèse, j'ai engagé, au printemps et à l'été 96, une étude basée sur cinquante-deux entretiens semi-directifs (allant de l'échange très court à une discussion plus approfondie). Les données ainsi recueillies ne prétendent pas être représentatives, et d'ailleurs quelle population s'agirait-il de représenter puisque les utilisateurs de postes constituent une infime minorité de la population française ? Le propos vise plutôt à illustrer des modes de perception et des réflexions de personnes confrontées à l'écran multimédia et à dégager des figures d'usage. Seul ce type d'entretien dit « qualitatif c'est-à-dire ouvert à la parole de l'interviewé, peut permettre de rendre compte concrètement de ce qui se passe lorsque l'objet multimédia est approché pour de bon, effleuré, manipulé, lorsque l'on essaie de le manoeuvrer.

    L'étude concernait quatre postes de cédéroms installés en des endroits différents de la bibliothèque. L'Encyclopaedia Univer-salis était placée à l'entrée, dans une zone de passage allant du portillon automatique délimitant l'entrée de la BPI à la base des escalators desservant le premier et le troisième étages. Les personnes allaient et venaient devant ces écrans à plusieurs moments de la journée, lorsqu'elles se déplaçaient pour téléphoner, se restaurer ou fumer une cigarette ; ou lors-qu'elles attendaient devant les catalogues. Ces instants, entre deux activités, leur semblaient propices pour s'essayer au cédérom.

    Au premier étage de la bibliothèque, les cédéroms présentant des parcours dans les musées n'avaient pas la même situation attractive, de par leur position spatiale. Ils étaient installés près du bureau 7 comprenant le domaine de l'art, du loisir et du sport, au sein d'une collection de cédéroms intégrant plusieurs titres, dont certains spécialisés en art. Cependant, le fait qu'ils aient été situés à côté de catalogues amenait aussi des personnes à les utiliser pour voir ». Ils attiraient également touristes et curieux.

    À ce même étage, dans le laboratoire de langues, un espace spécifique au fond de la bibliothèque, le troisième écran (Breaking the ice), appelait un usage fort différent car il donne accès à une méthode d'apprentissage des langues. Les personnes ont préféré cet outil interactif, par rapport à d'autres présentées sur un catalogue. Elles ont alors pris rendez-vous pour utiliser ce poste.

    Au troisième étage, le cédérom Kompass, un annuaire d'entreprises, se situait devant le bureau d'information 3 qui concerne les sciences sociales, à proximité des étagères présentant le même document sur papier. Dans cette zone presque toujours surpeuplée, remplie d'étudiants affairés, deux postes ont été mis à la disposition du public. Le second, relié à l'imprimante, drainait fréquemment une file d'attente. Les gestes devant l'écran étaient, le plus souvent, précis. Les personnes savaient ce qu'elles cherchaient.

    Ces 4 cédéroms m'ont intéressée, plus que des cédéroms bibliographiques par exemple. Parce qu'ils peuvent être mobilisés lors de processus d'acquisition de connaissances. Ce travail d'acquisition des connaissances, on peut l'envisager comme un processus d'introjection, au cours duquel il s'agit de faire du « soi avec des objets produits par d'autres. Il s'agit, pour le dire autrement, de se mettre en position de connaître, c'est-à-dire de fabriquer une connaissance qui soit sienne, à partir d'un champ de savoir, d'un espace balisé, marqué par d'autres. Dans ce cheminement complexe, il m'a semblé que les modalités spécifiques de rencontre avec l'écrit par la médiation du poste multimédia pouvaient être particulièrement utiles, investies par certains utilisateurs, notamment ceux pour lesquels les rapports avec l'imprimé sont problématiques.

    Les données recueillies au cours de l'étude relativisent considérablement une telle hypothèse, sans, toutefois l'invalider, et ceci pour les raisons suivantes.

    La plupart des utilisateurs qui sont devant les postes, à l'été 96, en sont au début de leur commerce avec l'objet multimédia, c'est-à-dire au moment où s'engage un rapport d'usage (3) . Je veux signifier ainsi que, au moment où j'interroge l'utilisateur, une relation sociale est en train de s'élaborer, de se construire (4) , une relation qui n'est pas seulement technique, mais tout à la fois matérielle et symbolique.

    Matérielle, parce que les deux tiers des individus qui ont été interrogés disent utiliser un cédérom pour la première fois. Deux grands pôles semblent, en effet, pouvoir être dégagés parmi les usages identifiés : le premier concerne les explorateurs (5) . Il s'agit de la grande majorité des utilisateurs, qui s'essaient à l'outil, n'ayant jamais eu, jusqu'à ce moment, l'occasion d'utiliser un écran multimédia, ou ne l'ayant fait qu'une ou deux fois, et toujours dans la bibliothèque. À l'autre pôle, il y a une population minoritaire (1/3), composée d'experts, qui se regroupe autour du cédérom présentant des annuaires d'entreprises comme le Kompass. Cette population maîtrise l'utilisation de l'outil et l'intègre dans ce que Jean Davallon et Joëlle Le Marec nomment un « projet documentaire » : l'existence d'un projet constituant, selon eux, l'un des rouages clés, à partir duquel pourra s'engager un processus d'appropriation. La figure de l'exploration remet en cause l'idée d'un bouleversement radical par la technique ; il faut se faire à l'outil, faire ce que l'on réalise face à tout environnement nouveau : chercher des repères, apprendre à mettre en oeuvre des savoir-faire, bref s'engager dans ce premier travail d'appropriation. La bibliothèque représente donc pour ces utilisateurs un espace de familiarisation.

    Mais le rapport d'usage qui est en train de s'instaurer est aussi un rapport symbolique. L'appropriation physique de la machine, l'apprentissage de gestes, de savoirfaire, s'accompagne d'une mise en perspective de cet outil multimédias avec d'autres supports (livres, revues, vidéo). Les utilisateurs posent ainsi un regard critique sur le poste, le mettant à l'épreuve dans un contexte culturel précis : cet objet, se demandent-ils, est-il adéquat lorsqu'il s'agit d'acquérir des connaissances ?

    Cependant, l'étude n'invalide pas mon hypothèse de départ. Les entretiens montrent en effet que, face à l'écran, bien souvent, il se passe quelque chose. Tout simplement parce que le poste produit du son et des images, ce qui amène une nouvelle relation au texte. À propos de l'usage de ces cédéroms, on pourrait donc parler, non pas de bouleversements, mais de transformations dans un univers de possibles et ceci pour certains contenus, notamment des produits culturels, qui concernent le processus d'acquisition des connaissances. Je vais donc vous parler brièvement, si vous le voulez bien de ce qui se produit, parfois, face à l'écran et ensuite je dirai quelques mots sur les représentations du poste dans un contexte d'acquisition de connaissances.

    Une modalité spécifique de rencontre avec le texte: l'écran et l'utilisateur

    Les deux-tiers des utilisateurs, je l'ai dit, manipulent le poste multimédia pour la première fois. Ce qui frappe est qu'ils le font souvent alors qu'ils ne sont pas venus dans le but d'utiliser un de ces postes à la bibliothèque. C'est lors-qu'ils vont chercher un ouvrage, se restaurer ou téléphoner, qu'ils sont attirés par l'objet, puis captés, happés par l'écran. L'écran, en effet, induit une mobilisation des sens de la vue et de l'ouïe, tout à fait particulière (6) .

    Émotion et animation

    Ainsi, le premier élément évoqué par les utilisateurs des écrans, c'est le fait que le poste donne accès à un document animé. Je pense, par exemple, à trois jeunes filles consultant le cédérom Le Louvre, s'efforçant ainsi de retrouver un parcours réalisé avec leur professeur au cours d'une visite guidée. Prévoyant de réaliser une interrogation écrite, ce dernier leur avait demandé de se souvenir du parcours commenté et des oeuvres qui avaient jalonné celui-ci. Or, alors qu'elles auraient pu disposer d'un ouvrage présentant les collections du Louvre, elles avaient préféré s'essayer au cédérom, dont elles constataient par ailleurs qu'il ne leur donnait pas accès à toutes les oeuvres présentées par le professeur. Pourquoi, dans ces conditions, s'engager dans ces manipulations difficiles qui ne leur donnaient pas accès aux informations recherchées ? C'est que par la médiation du poste, elles cheminaient vers l'information d'une façon très spécifique, en cherchant à retrouver non seulement l'énumération des oeuvres, mais l'expérience de la visite dans sa globalité. L'écran appelle ce type de recherche car ce qui s'y déroule présente des traits identiques à la visite réelle, des tableaux qui défilent et qui sont commentés oralement. Ce qui importe, c'est le caractère animé de la collection car ce mouvement contribue à faire de la visite virtuelle une expérience proche de la vie. La spécificité de l'activité documentaire, telle qu'elle est évoquée ici, consiste donc, non pas à extraire une information de son contexte (7) , mais au contraire à recréer le contexte vivant, dans lequel ont été perçues des informations. Le fait que celles-ci aient été transmises par une personne fort signifiante puisqu'il s'agit d'un professeur, constitue probablement un facteur important dans cette recherche du contexte d'origine. On peut penser que ce qui importe, en effet, c'est le mode d'énonciation des informations, rappelant la présentation de la personne investie (le professeur).

    Écoutons également cet homme de 40 ans, médecin anesthésiste, qui s'efforce de perfectionner son anglais pendant ses moments de loisirs. Il me dit : ce cédérom (Break the ice) est plus vivant qu'un livre et c'est mieux qu'une simple cassette audio. Il y a un peu d'émotion qui passe par l'image et par la voix ». Nous avons là un nouveau point de vue sur ce que l'écran peut apporter d'humain. La voix, tout d'abord, exerce un effet de présence, comme le souligne Luc Boltanski : « la voix constitue, en effet, l'un des principaux médiums au moyen desquels une personne dotée d'un corps peut manifester sa présence. Elle se différencie par là de l'écrit et, particulièrement, de l'imprimé, qui, à la différence de l'écriture manuscrite, ne conserve plus aucune trace corporelle de la personne » (8) .

    Appréhender la voix d'un homme avec lequel on engagera une conversation par le biais de la souris, se projeter dans un scénario, tous ces processus pourraient participer à une ré-élaboration d'un acte d'apprentissage. Cet acte se teinte, alors, d'une autre couleur. Non plus une réalisation laborieuse, issue d'un texte qui, pour certains, peut être désincarné, mais une pulsion émotionnelle, qui s'inscrit différemment dans le cours de l'activité. Le rapport à cet objet pourrait alors participer d'un renouvellement d'un rapport au savoir. Il y aurait une sorte de déplacement dans l'éventail des possibles qui s'offre à celui qui utilise l'écran. Ainsi, certaines potentialités des sens visuels, qui dans un travail d'apprentissage classique, sur un support imprimé, sont laissées de côté, peuvent être mobilisées (9) . Il s'agit des sens visuels, en tant que conducteurs d'une dimension ludique dans l'interaction pour des utilisateurs ; la station devant l'écran est perçue comme un jeu et non comme un travail. Du coup, le rôle de la vue (l'un des sens que l'on peut rapprocher le plus aisément des opérations cognitives intellectuelles) est mis en valeur. La vision ouvre d'autres espaces mentaux, inexplorés sans le recours à ce média.9

    Le plaisir de cliquer

    Envisageons, à présent, une donnée importante : la référence aux éléments techniques qui médiatisent la relation au texte. Sur les écrans observés, pour que le texte cesse de défiler, il faut que l'utilisateur réalise avec succès une manipulation spécifique (cliquer, c'est-à-dire effectuer une pression adéquate sur le petit objet appelé souris). Bien cliquer n'est pas si facile : tous les apprentis utilisateurs le savent. Il faut effectuer une pression sur l'objet avec l'index, sans que celle-ci soit trop forte, semblable à une petite décharge. Le bon geste n'est pas donné d'emblée. Aussi, lorsque le jeu du clic est réussi, l'utilisateur a gagné un petit quelque chose sur le texte. Il est en position de force et de maîtrise, un peu comme le pilote d'avion qui sait manipuler avec dextérité l'appareil dont il a les commandes. Il y a une fierté de l'opérateur qui sait opérer correctement, qui connaît son fait, qui est à son affaire (10) . Sachant manipuler l'ordinateur, l'utilisateur sait aussi manipuler le texte, il sait y naviguer et, ce faisant, il croit maîtriser cet écrit. Il est en position de juguler le flux du texte, en le faisant stopper ou, au contraire, en l'accélérant.

    Mais un autre processus est en jeu : le plaisir. Parallèlement aux remarques « moins fatigant », « plus facile à comprendre », évoquant tout ce que l'écran doit permettre d'éviter dans la recherche documentaire, une impression revient très souvent dans les entretiens : « c'est plus agréable ». Ce commentaire recouvre plusieurs expériences, celles du son, mais aussi de la nouveauté : « taper sur un ordinateur, c'est plus amusant, plus drôle » ou « c'est plus dans le coup " (deux groupes de jeunes gens). L'écran et les objets qui l'accompagnent vont ainsi leur permettre de réaliser des gestes qui, d'une part, leur donnent l'impression de maîtriser le texte et, d'autre part, leur offrent la possibilité de s'amuser. Par ce biais, ils peuvent renouer avec la lecture-plaisir, dont François de Singly a montré le caractère déterminant, lorsqu'on envisage les conduites de lecture, alors même que les injonctions à lire des adultes, et notamment des enseignants, peuvent, parfois, constituer un frein au désir de lire. Bien sûr, le plaisir de manipuler l'écran ne peut se substituer à cette « lecture-plaisir qui concerne les appétits face à la lecture, ceux qui vont conduire un enfant, puis un adulte, à dévorer des livres, à ne pouvoir se passer d'eux. Ces appétits ont à voir avec les investissements primaires d'un enfant, avec la façon dont il va construire un univers signifiant, investi libidinalement dirait Freud. Les écrans de la bibliothèque ont peu de choses à voir avec le domaine de la prime éducation. Cependant, à travers eux, peut s'engager un rapport différent à l'écrit. Lire peut être « drôle », « agréable », « dans le coup ». L'objet, le terminal de l'ordinateur, établit un lien entre deux univers : celui de leurs loisirs, dans lequel ils s'amusent, éprouvent des sensations agréables, et celui de l'université et du lycée, dans lequel ils se livrent à un travail parfois vécu comme trop aride.

    Écran et connaissance : la pertinence de l'objet dans un contexte d'acquisition de connaissances

    Envisageons ce qu'est l'écran pour ces utilisateurs des postes dans un contexte d'acquisition de connaissances. Ils sont, en effet, interrogés dans une bibliothèque qui représente le lieu par excellence de légitimité du livre.

    L'écran, un savoir facile

    Voyons maintenant la façon dont nos utilisateurs évoquent leurs relations simultanées au livre et à l'écran. Lorsque je leur demande d'évoquer la façon dont ils envisagent, parmi l'ensemble de leurs pratiques documentaires, l'éventualité du recours à un poste de consultation, ils définissent euxmêmes un espace mental de pertinence pour l'écran. L'écran est le domaine du « savoir facile Un homme s'exerçant au cédérom d'apprentissage Break the ice s'en fait l'écho : « l'écran, c'est agréable, je m'y amuse, mais pour connaître des choses vraiment en profondeur, rien ne vaut les livres On retrouve, ici, une opposition assez classique, déjà mise en évidence par Jean-François Barbier-Bouvet (11) 11 entre le travail et la distraction, clivage fort opératoire pour les personnes qui fréquentent la bibliothèque". Pour approfondir l'analyse de ce clivage, je préciserai quelles sont les notions qui sont associées à chacun des termes de cette opposition.

    « Un livre, me dit Juliette, on peut l'emporter chez soi, on peut le lire, le relire, tourner les pages, le contact est agréable... dans le cas d'un roman. Si c'est un livre plus difficile, on s'y attaque, on essaie d'entrer dans ce que dit l'auteur ». Le livre permet d'apprendre peu à peu. Ses pages peuvent être lues et relues chez soi, dans le métro, sur son lieu de travail ou à l'université, ces petits moments pris lorsque la journée piétine (embouteillage, attente, etc.). Et, simultanément, il y a le contact tactile avec le livre : on le touche, on hume son odeur, on note éventuellement une idée, une référence. Les opérations mentales (lecture, apprentissage) s'effectuent simultanément au travail d'engagement des sens. C'est au fil du toucher, du regard posé, jour après jour, sur le texte que l'on acquiert des connaissances. En conclusion ressort l'idée d'une imprégnation progressive par le texte.

    A contrario, l'écran ne donnerait accès qu'à un savoir de surface. Ainsi, cette jeune fille interrogée devant le cédérom Le Louvre, nous explique que : « l'écran banalise l'information ».

    Ou encore, cet homme, toujours devant les cédéroms de musée : « le CD ne montre que des informations additionnelles ». Le poste de consultation donne accès à des informations superficielles, comme si sa forme même, le fait qu'il s'agisse précisément d'un espace plat et recouvrant (une surface), appelait l'idée de superficialité.

    Cependant, l'opposition entre le savoir de surface et le savoir profond ne renvoie pas seulement aux caractéristiques de chacun des objets et à des engagements sensoriels différents Chacun des éléments du couple écran-livre renvoie également à l'opposition, classique en philosophie, entre le sensible et l'intelligible. Dans nos traditions culturelles, les chemins de la connaissance supposent, en effet, de rompre avec les prénotions, avec la préhension sensible et immédiate (12) . Un texte ne se donne pas a priori à la compréhension. Le sujet doué de raison, puis d'entendement, doit s'engager dans une démarche qui va en s'arrachant de la variété du monde sensible à la mise en ordre par les catégories de la raison. Nos interlocuteurs, comme tous les individus qui composent notre monde social, sont pétris de ces idées qui, comme les mythes dans d'autres sociétés, font partie d'un patrimoine commun. Le livre, parce que l'on peut s'y plonger, s'en pénétrer, est le lieu du vrai savoir. L'écran, donc, ne constituerait pas un puits d'informations, mais une surface qui diffuse un savoir plus neutre et moins précieux. Cette idée forme une sorte de soubassement culturel qui circule sous une forme ou une autre, dès qu'il est question de connaissance.

    Certains de mes interlocuteurs tracent ainsi une frontière entre le livre et l'écran. Elle est évoquée ici par un jeune lecteur devant un cédérom de musée : un livre, il faut le lire en entier. Il faut comprendre ce que dit l'auteur. Ici, on a un résumé ». Le texte du livre demeure affilié à l'écrivain. Au contraire, le savoir de l'écran est détaché de toute filiation, demeurant extérieur à la généalogie du savoir. Même si par sa forme imprimée, le texte est détaché de la personne de l'auteur, par rapport à la forme du script manuscrit des traces de cet auteur demeurent dans le livre : notamment par l'inscription de son nom sur la couverture, l'introduction, la dédicace, les notes en bas de page, etc. Il s'agit, dans un livre, de progresser dans le savoir d'autrui, de se décentrer, de se projeter, de voyager, au sens où le définit Michel Serres. C'est à cette condition que peut être acquise une véritable connaissance. C'est donc en évoquant le livre comme une source intégrée dans une généalogie du savoir que les utilisateurs mettent en perspective livre et multimédia.

    1. Une étude concernant l'usage des postes Internet, récemment implantés à la bibliothèque, avait été confiée à Anne-Sophie Chazaud-Tissot et a fait l'objet d'un article dans le BBF : « Usages d'Internet à la Bibliothèque Publique d'Information - ou quand le paquebot se met à surfer in Bulletin des Bibliothèques de France, T42, n03, 1997). Par ailleurs, le service pilote une nouvelle étude commanditée par la Direction du Livre et de la Lecture, intitulée Usages et représentations des «nouvelles technologies dans les bibliothèques: le cas d'Internet et des cédéroms, dont les résultats sont attendus pour le printemps 1999. retour au texte

    2. Norman (D.). Les artefacts politiques Les objets dans l'action, Paris, Éd. de l'EHESS, 1993 (coll. Raisons pratiques). Ouvrage collectif sous la dir. de B. Conein, N. Dodier et L. Thévenot. retour au texte

    3. De nombreux travaux en sociologie des techniques et de la communication montrent que l'usager d'un objet technique aura tendance à rejeter celui-ci - quelles que soient ses qualités - s'il n'instaure pas un rapport d'usage avec elle, c'est-à-dire si celleci n'est pas intégrée dans une activité pratique qui fait sens pour elle. retour au texte

    4. Les travaux pionniers de Joëlle Le Marec et de Jean Davallon ont mis en évidence le fait que le rapport d'usage des cédéroms culturels est en cours d'élaboration. (Hana Gottesdiener et Joëlle Le Marec, 1997, " Approche de la construction des usages de CD-Rom culturels liés aux musées ., ministère de la Culture, DMF). retour au texte

    5. Joëlle Le Marec et Jean Davallon utilisent, le terme de « primo utilisateurs », ibid. retour au texte

    6. D'autres études ont déjà mis en évidence cette dimension captatrice de l'écran, voir : tout d'abord les travaux centraux de Shery Turkle sur cette question, (Les enfants de l'ordinateur, Paris, Denoël, 1984). Voir également l'article Réalisation, réception et recherche - optimiser le dialogue communicateur - téléspectateur : un rôle pour le chercheur dans lequel l'auteur Leen d'Haenens souligne que lorsque l'attention du spectateur est capté par l'écran, il y a de fortes chances pour qu'elle/il continue à regarder - ceci indépendamment de son sexe, de son âge, ou de son niveau d'instruction (Réseaux, Les usages d'Internet, n° 77, 1996). retour au texte

    7. Je pense aux travaux de Jack Goody concernant le travail d'abstraction rendu possible par l'écriture, plus particulièrement par la figure de la liste et du tableau. La liste écrite permet d'abstraire des éléments qui, dans le langage oral, sont pris dans un flux continu. La liste permet d'aligner, de ré-ordonner, de sortir des éléments de leur contexte. En cela, la liste prépare la capacité d'abstraction parce qu'elle offre la possibilité de la discontinuité. La Raison graphique, Paris, Les Editions. de Minuit, 1979). retour au texte

    8. Luc Boltanski et Marie-Noël Godet, avec Chloé Latour et Damien Cartron : - Messages d'amour sur le téléphone du dimanche .,, Politix, n031, 1995 pp. 30 à 76, p 49. retour au texte

    9. Les perspectives évoquées ici confirment les analyses de Leen d'Haenens, dans l'article Optimiser le dialogue communicateur - téléspectateur : un rôle pour le chercheur .,, in Réseaux, non, 1996. Cet auteur se réfère, en effet, à plusieurs études qui montrent que la version interactive de certaines émissions de télévision amène de meilleurs résultats, concernant l'écoute et l'attention des téléspectateurs, que la présentation traditionnelle linéaire. Bien que ce chercheur ait mis en évidence le fait que la version linéaire soit plus concise, il souligne que la version interactive, même si elle demande plus de temps, reste mieux reçue. Les travaux centraux et pionniers de Sherry Turkle montrent, eux aussi, que le jeu sur écran favorise la disposition d'apprentissage ( Les Enfants de l'ordinateur, Paris, Denoël, 1984,). retour au texte

    10. Sur la question de la fierté de l'opérateur d'un objet technique, voir les analyses de Nicolas Dodier à propos de l'agileté de certains ouvriers, mettant en oeuvre des gestes et des pratiques de virtuoses sur des chaînes de montage. Il montre, ainsi, l'existence dans certains groupes d'un ethos de la virtuosité » (Les Hommes et les machines, Paris, Métailié, 1995). retour au texte

    11. Barbier-Bouvet, et Poulain (M) : Publics à l'omvre pratiques culturelles à la BPI, Paris, la Documentation française, 1986. retour au texte

    12. C'est par cette rupture que le logos grec existe, en tant que - réflexion critique concernant le constat de la différence irréductible entre la vraie connaissance et la simple opinion Celle-ci est désignée comme doxa » ou, apparence sensible, dont précisément le logos doit se libérer. Pour Socrate, seul le logos est capable de connaître la vérité et il se déploie au service de la découverte du Vrai, contre l'ignorance. Chez Platon et plus tard chez Aristote, on trouve cette même opposition entre sensible et intelligible, notamment par la distinction entre la simple expérience et la vraie connaissance explicative de l'existence des êtres par leurs causes et principes. Avec le christianisme et, notamment pour Saint Thomas, la connaissance prend son départ dans la perception sensible, mais se détermine progressivement, comme le résultat d'une activité intellectuelle qui suppose un ordre hérarchique et immuable des êtres garantis par Dieu ». La relation à la nature qui se met en place, à partir des XVe et XVIe siècles dans la profusion des méthodes et des positions philosophiques propres à la Renaissance tend, elle aussi, à arracher le sujet connaissant aux évidences du monde sensible, par la pratique d'une analyse rigoureuse des causes efficientes des phénomènes et par la reconstruction méthodique de l'objet à partir des conditions qui le déterminent. Le cogito cartésien s'enracine dans une perspective similaire, le sujet soumettant ses certitudes antérieures au doute méthodique, afin d'acquérir une connaissance véritable. Enfin, Kant, en définissant l'acte d'entendement » comme une variété donnée dans l'intuition sensible réalisée par les catégories de l'entendement pur -, fait de la réflexion, une capacité à ordonner la multiplicité, l'infinie variété du monde sensible. (in : Les Notions philosophiques, Paris, PUF, 1990, p. 412) retour au texte