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    Bibliothèques et société du multimédia

    Par Jean-François Jacques, directeur bibliothèque d'Issy-les-Moulineaux

    Le thème de la place de la bibliothèque dans la société du multimédia a été débattu et rebattu, dans la confusion. Une grande abondance d'articles, de livres, d'interventions diverses, d'événements a traité en particulier de la survie du livre, et plus précisément du métier de bibliothécaire-documentaliste dans l'univers numérique.

    On assiste à une clarification récente : on passe progressivement au temps des applications grand public de la pédagogie, à la banalisation sans doute.

    D'où cette impression nouvelle de n'avoir pas grand-chose de neuf à dire. En particulier, après la parution de quelques articles récents dans le Bulletin des Bibliothèques de France : « Non à la bibliothèque virtuelle du n° 6/97 et « Pour un développement conjoint d'Internet et des bibliothèques », article d'Hervé Le Crosnier, dans le n° 3/98.

    Je procéderai donc à un essai modeste de repérage des grandes lignes de ce qui peuvent fonder notre attitude : je suis persuadé de l'utilité d'un argumentaire simple, pour nous mêmes, nos tutelles, les usagers et les citoyens envers lesquels nous sommes responsables des services que nous proposons ou que nous récusons...

    J'aborderai successivement :

    • les grandes craintes (les « Cassandre »),
    • les grands espoirs (les « Prophè-tes »),
    • * les réalités observables ou raisonnablement probables,
    • quelques conclusions provisoires concernant le rôle possible des bibliothèques, suggérées par quatre ans d'expérience au sein de mon équipement...

    Des craintes ou des espoirs, je ne relèverai que quelques exemples, sans doute trop excessifs : ils ne serviront qu'à alimenter le débat.

    En forme de fil conducteur de notre réflexion, ce constat de l'inéluctable, fait par MacLuhan à propos de l'imprimé : "Nous façonnons nos outils, mais par la suite les outils nous façonnent". L'imprimé nous a façonnés, comment le numérique nous façonnera-t-il ?

    Les « Cassandre »

    La première grande crainte manifestée par certains philosophes de la technique est celle de l'hypertechnologisation. Le terme est de Paul Virilio, et je lui emprunte les exemples suivants. Ce phénomène aboutirait à trois conséquences majeures :

    • * une menace intenable pour les sociétés, par la surveillance et le contrôle des individus (la concrétisation du mythe de « Big Brother »),
    • * une déshumanisation, une perte des contacts humains proches par l'excès de communication avec le monde entier : « aimer le lointain, c'est-à-dire l'étranger, oui ! mais aimer le lointain au détriment du prochain, non ! »
    • * un risque « d'accident global », toute technologie porte en elle "l'accident originel inéluctable: l'accident de chemin de fer, le naufrage du Titanic, l'accident d'avion ou l'explosion de la navette Challenger. Les NT (je préfère dire " nouvelles techniques plutôt que « nouvelles technologies ) portent en elles un accident originel immatériel et universel. « La radioactivité est un élément constitutif de la matière qui peut aussi la détruire par la fission. L'interactivité est de même nature. Elle peut provoquer une union de la société, mais elle renferme, en puissance, la possibilité de la dissoudre et de la désintégrer, ceci à l'échelle mondiale ». L'accident des accidents...

    Mais, seule note d'ouverture, Paul Virilio évoque également la notion de « divergence : par exemple, la démarche de réaction contre la peinture traditionnelle qui a permis à Rodin ou à Cézanne d'échapper à la dictature du réalisme dans la photographie...

    La deuxième grande crainte est celle de l'émergence des » info-pauvres et des « inforiches » : Ignacio Ramonet dans Le Monde diplomatique se fait fréquemment l'écho de cette crainte. On peut toujours citer le sempiternel exemple du nombre de lignes téléphoniques plus important à Manhattan que dans tout le continent africain pour montrer qu'il est déjà trop tard... Cette crainte est d'ailleurs souvent associée à la dénonciation du " marché mondial », dont Internet serait l'outil suprême, et qui assurerait la suprématie définitive du monde occidental, américain, sur les pays du Sud.

    La troisième crainte est exprimée par Baudrillard, entre autres, qui redoute que les techniques numériques permettent que le virtuel supplante définitivement le réel par sa promotion de tous les instants. Pour lui, « la plus haute définition du médium correspond à la plus basse définition du réel ». Les techniques numérique priveraient la réalité de sa part vitale d'illusion (« illusion sauvage de la pensée, de la scène, de la passion »). Selon certains critiques, on en voit d'ailleurs un exemple très concret dans la toute récente Exposition universelle de Lisbonne, qui ferait la part trop belle au virtuel. Baudrillard apporte cependant une note d'optimisme (ou de pessimisme ?) ultime : pour lui, il n'y a pas de place à la fois pour l'intelligence artificielle et pour l'intelligence naturelle, pour le monde et pour son double... Lequel gagnera ?

    La quatrième crainte est plus pragmatique : Alain Mine et d'autres économistes ou sociologues dénoncent le primat de la société américaine, de la culture américaine, grâce aux Nouvelles Techniques de la Communication... Cette crainte est aussi associée à la critique de la mondialisation et des monopoles développés par Micro-soft, Compaq, Walt Disney et autres majors du numérique, de l'image et du multimédia.

    La cinquième crainte nous concerne plus étroitement : c'est la fin du livre que d'autres prédisent ; du livre objet avec ses qualités tactiles, mais aussi du livre comme lieu d'élaboration du savoir, comme lieu de la pensée, comme « distinction », au profit d'un univers de l'indifférenciation généralisée (le Web) et de l'évasion dans le » New Age ». Alain Buisine, par exemple, développe un thème proche dans L'Ange et la souris.

    La sixième crainte est celle de la fin du dialogue interpersonnel, de la relation vraie à l'autre, de la sensualité des hasards des rapports humains : que de fois avons-nous vu évoquer la solitude de l'individu devant sa machine, le cyber-sexe et d'autres peurs paniques d'une soumission de l'homme à sa machine...

    Il y a certes des dangers réels pour la pensée, pour la démocratie, pour l'égalité. Mais, pas plus qu'il ne faut regretter l'imprimerie parce qu'elle a permis Mein Kampf, il ne faut confondre la technique et l'usage que nous en faisons. Il me semble qu'en ce moment, les obstacles que nos sociétés dressent volontairement contre le savoir sont plus de l'ordre de l'asservissement de la démocratie et du droit à l'économie : à travers l'Accord Multilatéral sur l'Investissement (AMI), le développement outrancier des droits étendus à toute forme de consultation, la constitution de grands monopoles de l'édition et de la diffusion de l'information. Je ne sais pas si le numérique s'ajoute à ce risque, ou s'y oppose, ou peut même constituer contre lui un instrument de lutte et de subversion...

    Une nouvelle mythologie

    Nombre de discours développent au contraire un optimisme absolu dans cette nouvelle révolution. C'est parmi les journalistes, dans certains ouvrages de vulgarisation, dans les déclarations des dirigeants industriels que ce type de discours est le plus fréquent, relayé par la sphère politique.

    Parmi les thèmes les plus fréquemment repris de cette nouvelle mythologie, citons : la démocratie universelle, le « village planétaire », la libération par la domotique, le repeuplement des campagnes par le télétravail, la pédagogie idéale et l'individualisation totale de la formation, la fin du tiers monde grâce au marché mondial (Internet accélère l'alphabétisation nécessaire à ce marché), le patrimoine mondial accessible à tous grâce au musée virtuel. Il suffit de lire la description du palais robotique que Bill Gates se fait construire pour avoir une petite idée de cette fantasmagorie... Bien sûr, certains de ces éléments apporteront un progrès certain : mais peu d'éléments pour l'instant permettent de distinguer de la « science-fiction les inventions généralisables car économiquement viables et réellement efficaces.

    Plus raisonnablement, certains, comme Pierre Lévy, voient dans le numérique l'invention d'un nouvel attribut, aussi essentiel que le langage, et une révolution aussi importante que l'invention de l'écriture. Il pose la nécessité de construire une « intelligence de la vitesse », comme le Moyen Âge a su produire une intelligence de l'accumulation du savoir, et annonce ainsi l'émergence d'une « intelligence collective ».

    Dans l'ordre de l'écriture et du savoir, quels changements sont vraisemblables?

    Il n'est pas inutile, je crois, de rappeler brièvement l'analyse de l'évolution vers l'écriture que fait McLuhan. Pour lui, l'apparition de l'écriture a permis l'accumulation du savoir, au-delà de ce que la mémoire d'un homme pouvait retenir et transmettre verbalement ; elle a donc permis la théorie.

    L'invention des procédés de reproduction de l'image puis la typographie ont introduit la comparabilité, la circulation d'éléments identiques, à moindres frais. Les conséquences ont d'abord été économiques, avant d'être linguistiques (la fixation des langues, par exemple de l'allemand par la diffusion des textes de Luther), sociales et métaphysiques.

    McLuhan ajoute : « À mesure que la typographie de Gutenberg a rempli le monde, la voix humaine s'est éteinte. Les hommes ont commencé à lire en silence, en consommateurs ». Quel écho aux contempteurs de la solitude devant un ordinateur personnel ! Avant la typographie, la transmission de la culture était visuelle, orale et scribale : l'élève produisait son livre sous la dictée du professeur, il en était le scribe et l'éditeur, et on pouvait juger de sa valeur au nombre de livres qu'il avait ainsi « écrits ». Mais pas plus qu'il ne rejette le livre parce qu'il cherche à comprendre en quoi il a pu changer notre civilisation, McLuhan ne rejette « l'âge électronique » : il affirme simplement qu'il est beaucoup trop tôt pour y comprendre quelque chose : « Dans quelques décennies, il sera facile de décrire la révolution qu'a provoquée dans la perception et la motivation humaines la contemplation du nouveau treillis en mosaïque qu'est l'image de télévision. Mais aujourd'hui, il est futile même d'en parler. »

    Plus proche de nous, Edgar Morin écrit en 1969 : « Une politique de la communication devrait viser à un épanouissement du "donner à voir" et du "donner la parole". » On serait très vite tenté d'appliquer à la lettre cette vision optimiste des NTC de la communication, si l'on oubliait l'avertissement précédent...

    L'écriture numérique puis Internet sont alors visiblement ces facteurs de progrès social qui, dépassant l'isolement typographique décrit par McLuhan, permettent à la fois : le décloisonnement des médias, la multiplication des canaux de la formation, la transformation (la démocratisation ?) de la circulation des savoirs, la recréation du lien social, autour d'une technique plus aisément appropriable que celle du livre (Baudrillard même l'envisage, dans un très beau texte intitulé « Le papier ou moi, vous savez... ,).

    Vous pourrez trouver des relations précises d'expériences américaines d'utilisation des NT au sein des écoles ou des petites communautés américaines, dans L'Amérique numérique d'Emmanuel Marcovitch, publié par le Métafort d'Aubervilliers. E. Marcovitch pense que l'appropriation des NT dans une démarche artistique et dans une démarche sociale permet de sortir des seules dimensions industrielles ou politiques, dans lesquelles elles sont souvent enfermées à leur apparition.

    Le numérique est une technique à double face parce que, pour la première fois, elle permet un renouveau radical de l'acte d'écrire et un renouveau radical de l'édition : stocker, lire et relire, critiquer, modifier, récrire grâce au même outil, sur le même support. On retrouve en quelque sorte le travail des scribes d'Alexandrie, qui recopiaient les volumes qui leur tombaient entre les mains en les enrichissant sans fin de notes et de commentaires, de modifications, dans un rapport simultané d'appropriation et de dépassement du récit répété.

    Mais Internet est, on l'a suffisamment dit, un média de flux : à l'opposé du livre, qui propose toujours un nombre déterminé et fini de signes. C'est un flux interactif, un flux qui peut être coopératif dans les forums et les listes de diffusion, sélectif par la maîtrise des moteurs de recherche, asservissant aussi si l'on s'abandonne à la technique du « push ». Mais n'a-t-on pas accusé du même méfait les médias « papier » ?

    Il est donc évident que d'anciennes structures de production, de stockage et de diffusion des connaissances vont disparaître, au profit d'une vraisemblable démocratisation des ressources documentaires. De nouveaux types de structuration de l'information et de documents vont apparaître.

    Alors, nous appartient-il de porter, comme nous le demande Alain Renaud, l'information à la hauteur d'une nouvelle « res publica » ?

    Des outils pour les bibliothèques

    Nous devons d'abord être humbles : la bibliothèque n'est ni une machine de guerre contre la généralisation d'une technique qui apparaît maintenant comme universelle, ni un lieu du miracle...

    Savoir que les NT ne sont d'abord, au présent, que des OUTILS : outils dont nous pouvons penser qu'ils sont peut-être quelque chose comme l'a été la typographie, et que nous devons donc socialiser, en même temps que leurs usages du moment.

    Le numérique, c'est donc une technique qui permet :

    • * un autre type de courrier, de relation à l'autre (prochain ou lointain), absent ;
    • * un nouveau stylo, plus complexe et plus riche, puisqu'il permet de produire un texte ou un assemblage de textes, de sons, d'images, que notre prochain - ou notre « lointain » - va pouvoir derechef modifier et renvoyer pour nouvel enrichissement, et ainsi de suite...
    • * un nouvel outil d'accès à une information aussi diverse, foisonnante, hasardeuse ou rigoureuse que l'écrit. Mais une information encore plus précise, encore plus actuelle, encore plus complète. Citons l'Encyclopedia Universalis multisupport (papier + cédérom + Internet) ; romanciers réalistes et naturalistes de Bibliopolis...

    Que peuvent faire les bibliothèques ?

    • Banaliser l'outil, constituer le lieu de la structuration des personnes dans l'utilisation de l'outil.
    • * Aider à l'apprentissage des possibilités de l'outil à travers la création, par l'apport du regard critique de soi-même et des autres (atelier d'écriture, atelier calligraphie, atelier Word, atelier Web, atelier photonumérique...).
    • * Aider à l'autonomie dans l'usage de l'outil numérique (idem aide à l'autonomie dans l'usage de l'outil stylographique ou typographique).
    • Aider l'individu à déterminer seul ses centres d'intérêt, et à tenir sa place dans la « communauté technologique émergente (celle qui parle informatique ", comme il y a celle qui parle livre » : c'est souvent la même...) cela concerne particulièrement les ados ou le 3eâge.
    • * Créer un environnement de respect et de confiance, donc de tolérance, dans les idées, les personnes, les matériels (les NT n'appartiennent aux riches que si on les laisse aux riches).
    • * Offrir l'accès à une information sélectionnée, vérifiée, validée, classée ; par là, aider à produire une information sélectionnée, vérifiée, validée, classée... (ce peut être, avec des enfants, l'objectif d'une « classe multimédia ,).
    • * Poursuivre le développement de l'aide à la formation permanente (demandeurs d'emploi) en développant ateliers, démonstrations, initiations.
    • * Offrir un nouvel espace pour les exclus (par exemple ASTI) par l'échange humain, la reconnaissance inconditionnelle de la capacité de l'autre. Le numérique est un remarquable outil d'alphabétisation...
    • * Poursuivre dans ce domaine la logique de mutualisation des coûts de l'accès à l'information, à la formation, à la culture.
    • * Poursuivre grâce à cet outil un objectif de multiplication des bibliothèques virtuelles, pour favoriser l'accès de tous aux oeuvres, rares, ou moins rares. L'image virtuelle d'un Corot n'est jamais l'oeuvre : le texte numérisé de La Recherche est l'oeuvre.
    • * Poursuivre grâce à cet outil un objectif de multiplication des lieux possibles d'édition sélectionnée, triée, certifiée...

    Il est vrai que ce programme nous pousse à différencier plus encore la logique patrimoniale (logique de collection, d'exhaustivité, de cohérence intrinsèque d'un encyclopédisme au-dessus du temps et des hommes... qui reste par ailleurs absolument nécessaire !) de la logique de services offerts ou apportés en réponse à des besoins multiples, divers, contradictoires, changeants. La notion évoquée par le plan gouvernemental de « société de l'information solidaire ne me semble pas indigne de notre intérêt, pour peu que l'on ne s'arrête pas trop à ce que peut avoir de réducteur l'ambiguïté de la notion d'information... et que l'on y inclut celle de création !

    Hervé Le Crosnier souligne la nécessité pour nous bibliothécaires de jouer un rôle très actif (comme aux USA, d'ailleurs), pour promouvoir la libre diffusion de l'information, l'équilibre des droits des auteurs, des éditeurs et des lecteurs. Notre place, dit-il, est intermédiaire entre les initiatives commerciales (qui peuvent, par leurs excès, aboutir à ce qu'il nomme « l'info-exclusion ) et l'initiative privée en dehors de toute rentabilité. Comme les auteurs cherchent à garantir leurs droits, nous devons aussi garantir ceux du lecteur : ce n'est pas par l'attentisme et la passivité que nous y parviendrons.