Les manuscrits littéraires français se signalent, dans les bibliothèques publiques, par leur statut paradoxal. Singulièrement absents des fonds issus des confiscations révolutionnaires, qui comptaient pourtant une proportion non négligeable de livres de littérature, ils sont de ce fait étrangers au noyau documentaire qui a décidé du destin patrimonial de la bibliothéconomie en France. Ils n'en constituent pas moins aujourd'hui une part essentielle du patrimoine des bibliothèques de notre pays. Rassemblés peu à peu dans les collections publiques dès le milieu du XIXesiècle, à mesure qu'ils devenaient objet d'attention, ils représentent désormais un nouveau champ d'intérêt qui mobilise chercheurs, collectionneurs, bibliothécaires et institutions. Les dix dernières années auront été marquées par une série d'événements significatifs à ce propos : développement au sein du CNRS et à l'étranger de la génétique textuelle, discipline toute récente, exclusivement vouée à l'étude des manuscrits modernes : création de l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine, destiné à recueillir des dépôts d'archives littéraires ; lancement, sous l'égide des ministères chargés de la culture et de l'éducation, d'un Répertoire national des manuscrits littéraires français contemporains ; prix records atteints sur le marché de l'autographe. Un tel engouement, qui tend à reconsidérer le fait littéraire au miroir de l'archive, survient au moment précis où les nouvelles techniques d'enregistrement et de diffusion de l'écrit, dans leur profusion même, consacrent la disparition du manuscrit dans les pratiques des écrivains actuels. Du moins, cela incite-t-il à s'interroger sur la place particulière assignée dans ce contexte aux fonds de manuscrits littéraires des bibliothèques publiques.
Peu de traces manuscrites subsistent de l'activité créatrice d'auteurs antérieurs au XLXe siècle. Pour la Renaissance, période consacrant l'émergence de la figure moderne de l'auteur, les papiers de l'écrivain et éditeur alsacien du début du XVIe siècle Beatus Rhenanus, qui regroupent cahiers et lettres autographes, notes et corrections manuscrites portées en marge de textes imprimés, constituent un ensemble assez rare pour être mentionné. Ils furent légués en 1547 à la Ville de Sélestat. Encore s'agit-il de documents rédigés en latin et en grec, à l'instar des 125 volumes in-folio manuscrits du savant polygraphe aixois Nicolas-Claude Fabbri de Peiresc, légués deux siècles plus tard par Mgr d'Imguebert à la ville de Carpentras. Autres témoins remarquables des méthodes de travail d'écrivains des XVIe et XVIIe siècles, mais dont les oeuvres sont des plus considérables : les très nombreuses gloses autographes de Montaigne portées sur l'exemplaire de l'édition de 1588 des Essais - le fameux "exemplaire de Bordeaux" entré dans les collections de la bibliothèque de cette ville à la suite des confiscations révolutionnaires -, ainsi que la soixantaine de livres annotés de la main de Racine, rassemblés à la fin du XVIIIe siècle par Loménie de Brienne pour le collège royal de Toulouse, et intégrés quelques années plus tard aux fonds de la bibliothèque municipale de cette cité.
Quant aux manuscrits originaux d'oeuvres littéraires composées entre le XVIe siècle et le début du XIXe siècle, ils ont presque tous disparu. Il ne subsiste aucun brouillon ou copie manuscrite d'ouvrages de Rabelais, de Molière ou de Shakespeare. Objets utilitaires, voués à une destruction certaine après avoir été exploités, souvent sans ménagement, par l'imprimeur, de tels documents ne présentaient pas la moindre valeur aux yeux de leurs contemporains, sauf lorsqu'il s'agissait, précisément, de « livres en puissance que leurs auteurs n'avaient pas pu ou pas voulu confier à l'impression. Ainsi, le manuscrit des Pensées de Pascal, oeuvre inédite posthume, a-t-il été préservé. Comme celui des Mémoires du duc de Saint-Simon, offert par la librairie Hachette au milieu du XIXesiècle : il est conservé dans les fonds littéraires du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Dans le domaine de la littérature religieuse, il semble que les manuscrits, plus nombreux à circuler, aient été plus fréquemment sauvegardés de la destruction. Un important lot de manuscrits de Bossuet a ainsi pu être rassemblé à la Bibliothèque nationale, et le fonds Fénelon de la bibliothèque municipale de Cambrai continue, lui aussi, à s'enrichir de pièces nouvelles. Il est probable que ces documents aient rempli une fonction de diffusion à l'égard de textes que leurs auteurs, par politique ou par simple prudence, n'ont pas toujours été pressés de confier à l'édition. Les mêmes raisons expliquent sans doute que les autres fragments d'oeuvres littéraires du XVIIe siècle conservées sous forme manuscrite soient rarement autographes, qu'il s'agisse des Maximes de La Rochefoucauld dont la Bibliothèque nationale de France possède une copie, ou des textes rassemblés par Vincent Conrart ou par le docteur Vaillant, sources aujourd'hui consultables dans les volumes du recueil éponyme de la bibliothèque de l'Arsenal. En tout état de cause, le recours fréquent à la dictée lors de la composition des ouvrages (sauf lorsque ces derniers étaient construits sur un subtil montage de gloses, comme c'est le cas avec Montaigne, voire avec Montesquieu) peut aussi expliquer que les manuscrits demeurent souvent allographes jusqu'à l'époque de Chateaubriand.
Conséquence indirecte de leur immense succès ou résultante de l'introduction du moi narcissique en littérature, les grands auteurs du XVIIIe siècle sont les premiers à avoir attaché quelque importance aux manuscrits de leurs oeuvres publiées. Denis Diderot avait fait faire une copie de travail des manuscrits qu'il a vendus à Catherine II ; ces papiers ont pu être acquis par la Bibliothèque nationale de France au milieu du XXe siècle. Si les brouillons autographes des Confessions de Rousseau sont conservés à Genève, d'autres pièces de moindre notoriété ont toutefois pu entrer dans les collections du musée de Montmorency et de la Bibliothèque nationale de France, laquelle continue d'accroître un fonds assez considérable de lettres de Voltaire. En revanche, c'est la bibliothèque municipale de Bordeaux qui est dépositaire de l'essentiel des manuscrits conservés de Montesquieu (la plupart ayant du reste été acquis récemment par l'État dans le cadre d'une dation en paiement).
À partir du XIXesiècle, la figure de l'auteur atteint à une dimension nouvelle, liée aux pouvoirs et fonctions particulières dont elle se trouve alors chargée : fonction juridique, d'une part, qui rend possibles, dans le cadre du droit d'auteur tel qu'il a été peu à peu codifié à la fin du XVIIIe siècle, une garantie de protection des oeuvres et une meilleure fixation des textes littéraires, contre toutes les formes d'adultération rencontrées auparavant ; fonction classificatoire, d'autre part, qui permet, de façon plus prégnante que les notions antérieures de genre, de discipline ou de style, de distinguer ou d'opposer des énoncés en les intégrant ou non à l'opus,, d'un auteur (1) . C'est l'époque de l'édition des premières oeuvres complètes d'écrivains modernes. Parallèlement à ce phénomène, la valeur attachée aux autographes, considérés autant comme reliques que comme documents, connaît une inflation sans précédent. Cette fortune se traduit par la constitution, tant par les collectionneurs privés que par les institutions, de très nombreux fonds de manuscrits littéraires. Dans le même temps s'est mis en place un marché structuré, où une multitude de lettres éparses et des brouillons d'oeuvres de toute grandeur voisinent parfois avec des documents d'authenticité plus douteuse, voire des faux (2) ou des copies réalisées en série, spécialité surréaliste qui sera entretenue avec complaisance par quelques grands noms de la littérature du xxe siècle.
Pour rendre compte de l'évolution du manuscrit au XIXesiècle, sur la cinquantaine de fonds détenus dans les collections publiques françaises, cinq ensembles remarquables en taille et en qualité, constitués entre 1861 et 1929 à la suite de dons et de legs, méritent d'être plus particulièrement signalés :
Ces grands fonds constitués à la fin du XLXe siècle ou à l'aube du suivant ne doivent pas faire oublier, réparties sur tout le territoire national, la multitude des collections dédiées à des écrivains plus modestes ou dont l'influence, parfois souterraine, est loin encore aujourd'hui d'avoir été totalement mesurée (au rang desquels on pourrait citer le poète Charles Dovalle à la BM de Saumur ; le penseur Jules Lequier à la bibliothèque universitaire de Rennes ; les écrivains-imprimeurs Pierre-Simon Ballanche à la BM de Lyon et Victor Pavie à la BM d'Angers ; les poétesses Élisa Mercoeur, la " muse armoricaine », à la BM de Nantes et Marceline Desbordes-Valmore à la BM de Douai). De formation plus récente, certains ensembles de manuscrits collectés après la Seconde Guerre mondiale, à la suite de donations ou d'achats, se doivent aussi d'être mentionnés, eu égard à la fortune critique des oeuvres auxquelles ils sont consacrés : fonds Arthur Rimbaud de Charleville-Mézières; fonds Paul Verlaine de Metz; fonds Eugène Fromentin de La Rochelle : fonds Jules Verne de Nantes.
D'un point de vue strictement quantitatif, on peut estimer qu'ils représentent près de la moitié des manuscrits littéraires détenus par les bibliothèques publiques. De fait, leur champ couvre l'essentiel de la littérature imprimée en France depuis 1900. Signe de l'étrange pouvoir de révélation qui lui est désormais reconnu, le manuscrit littéraire est parfois même publié en fac-similé du vivant de son auteur, que ce soit, dès le début des années 1920, par l'éditeur Ronald Davis, ou au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans la célèbre collection « Les sentiers de la création de Skira. En ce qui concerne les principaux fonds conservés aujourd'hui en bibliothèques, les limites de cet article nous obligent à céder à la tentation, séduisante mais fallacieuse, de ne citer que quelques signatures, choisies parmi celles qui ont bouleversé la nature même du fait littéraire au cours de ce siècle :
La question de la mise en réseau de tels fonds, et du signalement dans un même catalogue de la totalité des papiers d'auteurs du xxe siècle actuellement accessibles au public, s'est dernièrement posée au travers du projet de Répertoire national des manuscrits littéraires français. Les premiers dénombrements font état de près de 3 000 écrivains susceptibles d'entrer dans le champ de ce programme - selon une perspective élargie, en rupture avec la vision pour le moins réductrice qui, pour des raisons institutionnelles de légitimation à court terme, a conduit jusqu'à présent les spécialistes de génétique textuelle à se concentrer sur l'étude des seuls manuscrits d'auteurs canoniques (4) . Un travail de repérage en ce sens a commencé dans plusieurs régions. Sur le modèle des politiques d'acquisitions patrimoniales mises en place depuis le début des années 1990, c'est la formule d'un partenariat assez large qui a été choisie. Les partenaires nationaux qui ont cosigné en 1999 la convention fixant le cadre du Répertoire national des manuscrits littéraires français contemporains sont les ministères chargés de la culture et de l'éducation, le CNRS, la Bibliothèque nationale de France, la bibliothèque littéraire Jacques Doucet (pour plus de précisions sur le cadre de cette opération, voir l'article de Sylvie Le Ray). Bien qu'il fonctionne sur le mode du dépôt provisoire, et que les fonds qui lui sont confiés échappent de ce fait au dispositif de protection et de contrôle qui régit les collections publiques (inaliénabilité, imprescriptibilité, inexportabilité), l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine (IMEC) (5) concourt également à la réalisation du projet au titre de la mission de service public que remplit cette association de droit privé, soutenue par le ministère de la Culture et la Région Basse-Normandie. En mettant au jour des textes inédits et en permettant le regroupement d'ensembles éclatés sur un grand nombre de sites (et notamment des correspondances d'écrivains), un tel outil d'analyse devrait rendre possible la définition de nouveaux corpus d'étude. On peut penser qu'ils offriront de nouveaux objets de recherche, beaucoup plus variés que ceux qui ont résulté des travaux antérieurs, généralement limités à quelques fonds bien identifiés.
Le texte imprimé a longtemps été considéré comme la seule finalité du manuscrit. Le repérage des variantes du manuscrit n'avait d'intérêt que pour déceler l'erreur du copiste (6) en philologie médiévale : ou pour corriger la faute de l'éditeur, selon la perspective ouverte au XLXesiècle par Victor Cousin et par Gustave Lanson pour l'étude des textes modernes. Tout au plus la patiente quête des manuscrits avait-elle alors pour fonction essentielle de compléter " l'opus » d'un auteur, et de permettre la publication de ses oeuvres encore inédites, voire de sa correspondance. L'empressement témoigné par de nombreux écrivains, au tournant du siècle, pour sauvegarder leurs archives et en assurer la transmission aux institutions de conservation révèle que le manuscrit est le lieu d'autres enjeux. Dans l'intérêt porté aux brouillons. Paul Valéry voyait déjà en 1937 un moyen de faire apparaître l'invention elle-même auprès des choses inventées, et ce qu'on peut apercevoir ou soupçonner de la création en deçà de ce qu'elle crée (7)
La diversité des lectures auxquelles donnent lieu, à intervalles réguliers, les mêmes manuscrits sous l'éclairage de théories critiques en évolution témoigne du statut étrange conféré à ces documents. Ils sont, pourrait-on dire, avant tout des vestiges, autrement dit à la fois signes et races d'exister (8) Ils se constituent à la fois de fragments de textes et d'éléments non discursifs (ratures, « paperoles » ou collages éventuels, graphismes, système de positions dans l'espace de la page, matériaux). En tout état de cause, il n'est pas improbable que les techniques futures d'analyse des oeuvres, et notamment celles qui les envisageront dans toute leur dimension matérielle (9) , puissent lever à l'avenir certaines incertitudes aujourd'hui inaperçues des écoles critiques en vogue. Ces considérations plaident, s'il en était besoin, pour la mise en oeuvre de politiques cohérentes, établies sur le très long terme, en matière de conservation et de mise en valeur des manuscrits.
Ultime avatar des diverses mutations de la manuscriptologie, la génétique textuelle s'est récemment emparée des brouillons d'écrivains pour y quêter, dans le sillage de Valéry, la « microstructure de la cognition ». Au-delà de la généralité de ses objectifs, elle apparaît surtout comme une riche synthèse de différentes approches déjà éprouvées : critique théorique, pragmatique, sémiotique, histoire des idées, herméneutique. Ses limites sont connues : privilégiant des corpus homogènes formés par l'avant-texte d'oeuvres consacrées, elle tend à ignorer tout ce qui n'est pas de l'ordre du programmatique (de ce vouloir dire si contesté par ces très grands penseurs de l'archive que sont Foucault et Derrida (10) ). Autrement dit : elle paraît exclure les correspondances, les fragments, tout ce qui relève de l'écriture « sans dessein (selon le mot de Jacques Rivière) et qui constitue pourtant l'un des traits majeurs de l'aventure littéraire du xxesiècle (11) . De l'étude des variantes à celle des variations présentes dans tout énoncé, quel qu'en soit le statut, l'analyse des manuscrits n'en est décidément qu'à ses commencements. Il n'est pas improbable, du reste, que l'écriture sur écran d'ordinateur, loin de consacrer la mort du manuscrit, n'apparaisse un jour, dans sa profusion si caractéristique, que comme le prolongement éclatant de l'art de la variation (12) , si manifeste dans les brouillons littéraires.