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    D'une rive à l'autre

    Les bibliothèques universitaires entre deux mondes

    Par Raymond Bérard, Directeur Bibliothèquemunicipale et interuniversitairede Clermont-Ferrand*

    Un bibliothécaire entré récemment dans l'univers des bibliothèques universitaires n'aura pas connu de l'intérieur les années noires d'avant le rapport Miquel. Ce qu'il en saura, il le devra un peu à son expérience d'utilisateur, davantage au récit que lui en auront fait ses nouveaux collègues qui, eux, ont traversé les aléas de la politique documentaire des universités (encore qu'on puisse hésiter à qualifier ceux-ci de politique). Leurs récits laissent pantois : coupes sombres dans les abonnements, acquisitions de monographies réduites à leur plus simple expression, réduction des horaires d'ouverture, personnels non remplacés, locaux dégradés etc. L'absence de moyens et de perspectives ne pouvait qu'avoir des effets désastreux sur la motivation des personnels, qui avaient en outre le sentiment d'être totalement abandonnés des pouvoirs publics. Plus de livres, des collections de périodiques squelettiques, une mission niée, un public impossible à satisfaire : certains en étaient même arrivés à se poser la question de la pérennité de leurs bibliothèques. Cette démotivation aura des effets durables : il faudra des années pour remonter la pente. C'en est aujourd'hui fini du misérabilisme. En dix ans, une véritable politique de la documentation a été initiée : les moyens des bibliothèques universitaires ont connu un rattrapage significatif en matière de crédits et, dans une moindre mesure, de personnels. Parallèlement se sont engagés de vastes chantiers de modernisation : informatisation des établissements (une véritable informatisation, pas le bricolage des années 80), mise en place progressive du Système universitaire de documentation, modélisation des moyens, réflexion sur la mission pédagogique des bibliothèques etc. C'est surtout le choix de l'ancrage définitif des bibliothèques à l'université qui a permis leur reconnaissance (parfois timide).

    Si les années 1980 avaient été celles de l'essor des bibliothèques municipales, aujourd'hui bien retombé, les années 1990 sont incontestablement celles du décollage des bibliothèques universitaires. C'est là que tout bouge, que les évolutions sont les plus perceptibles, les projets les plus nombreux. C'est là aussi que les bibliothécaires trouvent le plus de satisfactions.

    Le choc des BU

    Et pourtant, pour notre bibliothécaire débarquant des bibliothèques municipales dont il avait connu l'âge d'or, le choc fut rude : il découvrait un univers fortement hiérarchisé (symbolisé par l'appellation officielle de chef de section) et dont la culture était plus orientée vers la technicité que vers les services. Autre surprise : la faiblesse de la direction, cantonnée à un rôle de régulation administrative et de transmission des informations, l'essentiel du pouvoir se trouvant dans les sections documentaires. Cette caractéristique n'est d'ailleurs que la transposition de l'organisation universitaire où les présidences ne se sont pas toujours imposées face au poids des unités de formation et de recherche. La bibliothèque n'avait pas de politique car on ne peut décemment ainsi qualifier la juxtaposition des politiques des sections, d'ailleurs souvent contradictoires. Étonnement marqué aussi devant l'isolationnisme cultivé par rapport à l'université. Toutes ces réactions sont bien connues des bibliothécaires ayant exercé leurs fonctions dans une collectivité territoriale où la tutelle est omniprésente (le lecteur est un électeur) ; la pression et la diversité des attentes du public telles que toute l'organisation gravite autour de sa satisfaction (ce qui encourage la polyvalence) et où la notion de réseau domine celle de composantes. En revanche, quel plaisir de découvrir des relations de travail avec la présidence de l'université faites de confiance et de large délégation, et des personnels d'un excellent niveau de technicité, dont l'attente était forte.

    Si les progrès sont indéniables, il n'en reste pas moins du chemin à parcourir : nous ne sommes parvenus qu'à la moitié du gué. Quelques pistes paraissent pouvoir consolider la position de la documentation au sein des universités.

    Défléchage

    Après des années de splendide isolement où la situation des bibliothèques universitaires dépendait du seul dialogue entre les bibliothécaires et l'administration centrale, leur ancrage à l'université est devenu une réalité irréversible : la politique documentaire est aujourd'hui décidée localement en interaction avec les axes déterminés pour l'enseignement et la recherche. Malgré un mouvement progressif et irrémédiable de déconcentration (celle des personnels semble bien engagée), l'attribution de la plus grosse part des moyens des bibliothèques continue pourtant à s'opérer en dehors de l'université au travers du fléchage des crédits. Le pouvoir reste centralisé, les directeurs négociant leurs moyens avec Paris et non avec leurs présidents. On pourrait estimer que les universités ne s'approprieront réellement leurs bibliothèques que lorsqu'elles en auront totalement pris le pouvoir et que leurs conseils d'administration décideront souverainement des moyens à leur attribuer. Ce qui suppose la fin du fléchage et la globalisation des subventions. De nombreux collègues sont méfiants : les universités sont des pouvoirs récents et parfois faibles, dominés par les enseignants, où la bibliothèque, placée en situation de concurrence avec l'enseignement, risque de tout perdre. N'avons-nous pas toutefois beaucoup à gagner à laisser les universités pleinement exercer leur autonomie et décider librement de leurs choix politiques ? Cette déconcentration est souhaitable et inéluctable. Avec elle, le rôle de l'administration centrale se concentrera progressivement sur des missions d'expertise, de mise en cohérence des réseaux et d'initiation de projets transversaux.

    Des SCD pas vraiment communs

    Le système documentaire français est caractérisé par sa dualité et son émiettement. Alors qu'il y a quelques années, les acquisitions des bibliothèques universitaires représentaient seulement 40 % des dépenses documentaires totales, contre 60 % aux bibliothèques des UFR, la proportion est aujourd'hui inversée. Les deux types de bibliothèques ont leur place : aux unes la desserte de proximité et la satisfaction fine des besoins de la recherche (encore que ces ambitions ne soient pas étrangères aux bibliothèques universitaires), aux autres une vocation plus généraliste et l'accueil de masse. Les services communs de la documentation sont supposés veiller à la cohérence du dispositif. Sous réserve qu'ils incluent des représentants des bibliothèques associées, il est vrai que les SCD et, plus encore, les commissions consultatives de la documentation sont d'utiles enceintes de dialogue. Il n'en est pas moins vrai que les représentants des bibliothèques associées se reconnaissent mal dans les conseils de SCD qui restent des conseils de gestion : budget, heures d'ouverture, politique tarifaire etc. autant de dossiers qui ne les concernent guère. Inversement, les bibliothèques universitaires ressentent une certaine frustration à n'être réduites qu'à rassembler chaque année quelques statistiques parcimonieuses et à tenter de lancer avec mille précautions diplomatiques des projets de coopération, sans exercer le moindre pouvoir. Les SCD seraient-ils une demi-mesure ? La logique n'exigerait-elle pas de placer toutes les unités documentaires sous la tutelle du directeur du SCD ? N'est-ce pas le seul moyen de moderniser rapidement et durablement les bibliothèques d'UFR dont un grand nombre fonctionnant avec des moyens dérisoires aurait tout à gagner d'une mutualisation ? L'alternative - qui aboutit au même résultat - consiste à intégrer les bibliothèques associées : ce qui exige une volonté politique présidentielle forte, l'intégration allant de pair avec des regroupements documentaires.

    Paradoxe

    La bibliothèque universitaire a pour mission de fournir des services et des collections de qualité aux étudiants et enseignants-chercheurs. Elle se trouve toutefois dans une situation paradoxale, écartelée entre sa mission et la perception qu'en ont les universitaires : ses moyens vont majoritairement à la recherche puisqu'elle consacre 60 % de ses crédits d'acquisition aux périodiques alors qu'elle est perçue le plus souvent par les enseignants-chercheurs comme un lieu destiné d'abord aux étudiants. Si elle tient à conserver ou à retrouver un public de chercheurs, la bibliothèque ne peut plus se contenter de gérer des stocks mais doit leur proposer des services à haute valeur ajoutée : revues de sommaires, dépouillement de périodiques, services d'alerte... des services que les nouvelles technologies permettent de fournir facilement et rapidement.

    Le développement des ressources électroniques et l'accès à distance aux périodiques éloignent irrémédiablement les chercheurs du bâtiment bibliothèque, mais il appartient aux bibliothécaires de saisir la perche que leur tendent les nouvelles technologies pour se positionner au centre du dispositif documentaire de l'université : négociation des licences avec les éditeurs pour l'ensemble du campus, installation - souvent laborieuse - des accès aux périodiques électroniques, veille documentaire sur Internet : les bibliothécaires doivent savoir se rendre indispensables pour introduire de la cohérence dans le foisonnement des ressources électroniques et permettre des accès mutualisés.

    Services

    L'action des bibliothèques s'inscrit clairement dans une économie de services alors que notre culture professionnelle, façonnée par la formation initiale, a longtemps été tournée vers le document : l'époque n'est pas si lointaine où les bibliothécaires se consacraient presque exclusivement au traitement intellectuel des documents et où le service public était du ressort des magasiniers. Cette répartition des tâches est remise en cause par l'allègement des tâches traditionnelles de catalogage rendu enfin possible par la récupération de notices et le catalogage partagé. Les bibliothécaires, libérés d'une part significative des tâches techniques, vont pouvoir se consacrer pleinement à ce qui constitue le coeur de leur métier : le service au public (dans sa définition la plus large : assistance aux utilisateurs dans les salles de lecture, mais aussi relations avec les enseignants, définition et suivi de la politique documentaire, formation des utilisateurs, veille sur Internet). C'est une occasion unique de les requalifier aux yeux des universitaires qui les perçoivent encore trop souvent comme de « petites mains » et non comme de véritables interlocuteurs. Personne ne veut plus entendre parler des « gentilles dames de la bibliothèque,, ! Ailleurs, c'est un enseignant, pourtant jeune, qui, se voyant vantés les mérites du libre accès, soulignait le danger de lâcher de jeunes étudiants dans une masse de documents où seuls les enseignants seraient capables de les guider.

    Vivre et travailler à la bibliothèque

    Les horaires d'ouverture, dont on parle beaucoup ces temps-ci, font bien évidemment partie d'un des principaux services proposés. Sans minimiser leur importance, il est regrettable que leur extension soit devenue un point de crispation tel qu'il risque d'éclipser d'autres enjeux. S'ils ont acquis une telle importance, c'est que les bibliothèques ne sont pas seulement un outil d'accès à la documentation : ce sont aussi des lieux de vie et de sociabilité où les étudiants ont plaisir à se retrouver, à discuter, à travailler ensemble. Trop de discours professionnels, rejoints par certains syndicats, nient cette vocation des bibliothèques qui exige de faire preuve d'une certaine flexibilité dans la définition des services offerts selon les heures de la journée : si tous les services (référence, prêt entre bibliothèques, assistance aux utilisateurs...) se doivent de fonctionner aux heures et jours ouvrables, l'utilisation de la bibliothèque comme lieu de vie ne requiert qu'un service minimum en soirée et le week-end, périodes où l'on peut recourir aux services de moniteurs étudiants pour soulager le personnel permanent.

    Cette vision impose de concevoir désormais des bâtiments aussi confortables que les bibliothèques publiques : coins détente, fauteuils profonds, espaces de consultation différenciés, salles de travail en groupes, propreté : rien d'extravagant dans ces exigences qui répondent à l'attente des étudiants.

    Déséquilibre

    Les bibliothèques disposent-elles des ressources humaines à la hauteur des enjeux de la documentation ? La réponse est définitivement négative. Ce n'est pas seulement le nombre qui pose problème mais aussi et surtout la structure des emplois : le haut et le bas de l'échelle sont encombrés alors qu'on manque de personnel intermédiaire ; les conservateurs sont trop nombreux pour que tous se voient confier les missions d'encadrement supérieur auxquelles ils aspirent et pour lesquelles ils ont été formés ; les magasiniers traditionnels sont en concurrence avec les moniteurs étudiants et les emplois précaires (contrats-emploi-solidarité, contrats emploi consolidé, emplois-jeunes). En même temps, le déficit est flagrant en personnel technique de bon niveau pour les missions de service qui se développent et pour le suivi de toutes les applications informatiques. L'intégration des inspecteurs de magasinage dans le corps des bibliothécaires-adjoints est un pas dans la bonne direction : les magasiniers doivent impérativement être tirés vers le haut.

    L'autre rive

    Les bibliothèques universitaires sont au milieu du gué : elles ont bénéficié d'un renforcement significatif de leurs moyens qui devra être encore amplifié si elles veulent accompagner l'évolution de la documentation électronique. Mais les moyens ne suffiront pas si elles ne remettent pas en cause leur organisation : jamais les bibliothèques n'auront subi en aussi peu de temps une transformation d'une telle ampleur. Des pans entiers de leur activité sont en train de disparaître, d'autres émergent tout juste. Il leur reste à imaginer ce que sera l'avenir et à repenser leur fonctionnement pour se mettre en phase avec la société de l'information. Les bibliothèques universitaires sont au milieu du gué, mais on a encore du mal à distinguer l'autre rive..