L'idée de traiter informatique ment les acquisitions dans le système intégré de gestion de bibliothèque (SIGB) s'impose avec une apparente évidence. Aussi tout fournisseur de SIGB qui se respecte met-il un point d'honneur à proposer un module de gestion des acquisitions. Aussi tout bibliothécaire ou tout consultant ayant à bâtir un cahier des charges en vue d'une informatisation ou d'une réinformatisation de la gestion d'une bibliothèque place la fonction d'acquisition en bonne place dans son pensum, le plus souvent à la première puisque, dans le circuit du document, l'acquisition précède chronologiquement tout le reste.
Cela, c'est la théorie. Dans la pratique, on utilise peu ce module qu'on a pourtant demandé, obtenu, payé : 50 % des bibliothèques publiques informatisées selon la Direction du livre et de la lecture (1) , chiffre qu'il est permis de juger optimiste.
Le SIGB est-il aux bibliothécaires ce que le magnétoscope est au consommateur moyen : un ustensile qu'on achète mais qu'on n'utilise qu'au minimum de ses fonctionnalités ? Ou y a-t-il des raisons sérieuses qui expliquent que justement ce module-là soit massivement sous-utilisé ?
À partir du moment où le document est livré, la chaîne documentaire a au moins le mérite de la linéarité : on vérifie, on catalogue par saisie originale ou récupération de données extérieures, on indexe ou on accepte l'indexation récupérée, on exemplarise. Mais, en amont, le processus est infiniment plus complexe. Cela devrait commencer par la politique documentaire, censée fixer le cadre général, même si le cas majoritaire dans les bibliothèques françaises est encore son absence de formalisation.
Ensuite apparaissent tous les acteurs jouant un rôle dans la décision d'acquérir. Il s'agit bien sûr de membres du personnel, avec leurs rôles respectifs (proposants, validants, décideurs), leur mode d'organisation (individuelle, collective, hiérarchique), leur répartition en groupes et sous-groupes (sections, domaines disciplinaires, lieux géographiques) et leur éventuelle coordination ou structuration pyramidale. Mais encore des publics habilités à suggérer ou à commander, et qu'on peut également répartir en fonction de la structure de la bibliothèque au regard de la gestion des acquisitions, mais aussi selon un statut leur conférant un droit plus ou moins directif à influer sur les choix des bibliothécaires.
Il convient en outre de prendre en compte le processus réel qui, au sein de la bibliothèque, aboutit à la commande effective d'un document, et qui peut consister en une suite de filtres successifs. Les modèles les plus divers sont à l'oeuvre, chaque bibliothèque, quand ce n'est pas chaque subdivision d'une même bibliothèque, constituant un cas particulier.
Enfin, toute la procédure d'acquisition est directement reliée à la gestion comptable et financière de la collectivité, généralement informatisée, dont la bibliothèque ne constitue souvent qu'un service parmi d'autres. Ce cadre se superpose à celui de la bibliothèque sans qu'il y ait le plus souvent d'adéquation parfaite entre les deux. Toute dépense doit par exemple être strictement affectée à une ligne budgétaire, mais les services procèdent bien souvent à des subdivisions desdites lignes qui demeurent purement internes.
Bien que la chose soit demeurée implicite depuis le début du présent article, chacun a compris qu'il s'agissait d'acquisition de documents tels que livres, disques compacts et autres, et non de gommes et de crayons. Et nous voilà dès l'abord plombés par la lourdeur de la tradition bibliographique : lourdeur des éléments de description, fussent-ils abrégés, rigidité d'un cadre conceptuel figé quoique pléthorique, enfin caractère implacable du traitement des autorités.
Bien souvent, saisir des éléments sommaires et non vérifiés mais suffisants pour l'établissement d'un bon de commande est de nature à polluer la base et son système d'accès contrôlés, soit immédiatement si on travaille en réel sur une base unique, soit de façon différée lors du basculement des données dans la base réelle.
Le processus d'acquisition convoque naturellement les instances traditionnelles des bases de données bibliographiques : description, autorité, données locales. Mais il nécessiterait pour chaque élément de ce triptyque un niveau d'abstraction supplémentaire.
La notice bibliographique décrit traditionnellement une édition. Or, bien souvent la démarche d'acquisition concerne un niveau supérieur, l'oeuvre. On peut avoir besoin de gérer des couples auteur-titre représentant par exemple un roman, une bande dessinée, un essai, quand nos bases sont encombrées de notices décrivant différentes éditions d'une même oeuvre. On peut aussi souhaiter gérer autrement que par un harassant feuilletage les éditions successives d'un manuel ou d'un ouvrage de référence. Le cadre bibliographique actuel ne le permet pas, même si l'IFLA a proposé un modèle encore demeuré purement théorique qui prend en compte la notion d'oeuvre : les « Besoins fonctionnels pour les notices bibliographiques » (Functional Requirements for Bibliographie Records (2) ).
Les éditeurs ne font traditionnellement pas l'objet d'une gestion d'autorité mais seulement d'une mention descriptive dans la notice bibliographique, même si nombre de systèmes de gestion de bibliothèque ont comblé ce manque. Dans une optique d'acquisition, il peut être essentiel de coupler les éditeurs avec des diffuseurs et/ou des fournisseurs.
Enfin les données locales décrivent, outre les états de collections de périodiques qui ne seront pas abordés dans le présent article, des exemplaires physiques existants. Or les acquisitions ne portent que sur des exemplaires non reçus, éventuellement dotés à l'avance d'une partie de leurs attributs futurs (cote localisation) mais sans numéro d'exemplaire, et au besoin traités en nombre.
Les fournisseurs de SIGB, dont on attend ou déclare attendre un module d'acquisition, sont loin d'être les seuls acteurs à prendre en compte si l'on veut automatiser tout ou partie du processus.
Les fournisseurs de données bibliographiques peuvent, sans prétendre se substituer aux SIGB, proposer à partir de leur propre base de données, qu'elle soit livrée sur cédérom ou accessible en ligne, des procédures permettant de constituer des sélections généralement appelées paniers, de les sauvegarder, de les trier, de constituer à partir d'eux de nouveaux paniers et finalement d'émettre des listes ou même des bons de commande. C'est d'ailleurs ainsi que travaillent nombre de libraires.
Les fournisseurs de documents eux-mêmes, indépendamment du fait qu'ils peuvent proposer comme service additionnel la fourniture de notices, sont de plus en plus nombreux à proposer à leurs clients une automatisation des commandes. Certains fournissent à la bibliothèque une base de données autorisant par sélection la constitution d'un fichier qui lui permet de substituer un traitement automatique à celui de listes imprimées, sans préjudice de l'émission éventuelle d'un bon de commande exigé par la procédure propre à la collectivité dont relève la bibliothèque. D'autres proposent des commandes en ligne présentant les mêmes caractéristiques.
Ces initiatives dispersées pourraient converger autour de bases et/ou de standards communs : c'est ce qu'on appelle l'EDI (échange de données informatisées ou electronic data interchange). L'EDI pourrait se développer en France dans le domaine du livre (3) , et concernerait bien évidemment la librairie autant que les bibliothèques.
Il convient enfin de prendre en compte les réseaux de bibliothèques (susceptibles d'organiser en leur sein un partage des acquisitions éventuellement assuré par une mise en commun d'outils et de données) et les réseaux bibliographiques, qu'on peut assimiler à des fournisseurs de données.
En informatique de gestion, le workflow désigne la chaîne de traitement qui permet l'enrichissement progressif d'un dossier. Un des exemples les plus parlants est celui d'une compagnie d'assurances, où une lettre de déclaration de sinistre déclenche une suite de procédures et de traitements aboutissant au final à l'émission d'une prime et des documents qui lui sont associés
Le workflow pourrait représenter une image idéale de la chaîne de traitement qui va de la suggestion à la mise en rayon. Mais il suppose de nombreuses interventions successives sur le même enregistrement, de la « notice de gestion » à la « notice définitive ". Ce modèle semble tout à fait adapté au cas de la Bibliothèque nationale de France, où est établie à l'entrée au dépôt légal une notice sommaire qui sera progressivement enrichie, corrigée, validée. Dans toute bibliothèque ayant pour objectif la mise en circulation la plus rapide possible des documents, il entraînerait une lourdeur de traitement bien contre-productive.
Pour résoudre cette difficulté, certaines bibliothèques ont recours à la procédure dite de l'écrasement. La notice sommaire saisie au moment de la suggestion, et au besoin enrichie, est ensuite remplacée par une notice considérée comme définitive et venant d'une source externe. Le moment de l'écrasement est bien souvent déterminé par des considérations externes, comme la disponibilité dans telle base qu'on a choisi d'utiliser exclusivement.
Cet écrasement peut être intégré à une procédure bien rodée. Mais il peut aussi constituer un traitement de plus, un alourdissement de plus et ne pas aller de soi, ni dans sa mise en oeuvre ni dans le moment de son exécution. Une autre stratégie consiste à n'introduire dans le système, sauf exception motivée, que des notices définitives, sur lesquelles on ne reviendra plus. Cela a naturellement des implications dans le choix de la source.
L'automatisation des acquisitions peut être limitée aux traitements. Elle permet alors au mieux de produire des listes de titres à filtrer, au moins des bons de commande. Mais peut-elle porter aussi sur les politiques, autrement dit aider à la décision ?
On a constaté en France à la fin du xxe siècle un louable effort dans le domaine de la formalisation des politiques d'acquisition (4) . De la formalisation à l'automatisation, il y a certes plus d'un pas. Mais une condition préalable est au moins remplie. Reste à déterminer quels éléments objectifs permettent de construire des modèles, de bâtir des tableaux de bord et finalement d'encadrer les procédures, éventuellement automatisées, d'acquisition : cotes validées, codage des niveaux de lecture ou des publics visés. On en est généralement loin.
Il convient en outre de rappeler que la politique d'acquisition n'est qu'un fragment parmi d'autres de la politique documentaire, qui concerne aussi le désherbage et la mise en espace, sans compter l'organisation de l'accès aux ressources extérieures à la bibliothèque. Ainsi une automatisation partielle du désherbage, au moins sous la forme d'une aide à la décision, devrait-elle logiquement être étroitement reliée à celle des acquisitions.
L'introduction progressive d'une logique d'acquisition de droit d'accès qui se surajoute, sans s'y substituer, à la logique d'appropriation d'objets documentaires à stocker est de nature à renouveler la question des acquisitions dans son ensemble. Dans un premier temps, les outils et procédures nouvelles s'ajoutent aux anciens sans s'y mêler. Mais viendra peut-être le temps de la mise en cohérence, sinon par des outils et procédures uniques, du moins par des interfaces destinées au personnel ou au public.
Même s'il est permis de considérer que de nombreuses bibliothèques acceptent déjà de consacrer des forces beaucoup trop importantes au catalogage, la question du temps de traitement est probablement la cause de nombreux cas de sous-utilisation ou de non-utilisation des modules d'acquisition des SIGB.
Quoi de plus diablement efficace, souple et rapide que la méthode des fiches de commande ? « On prend les fiches, on trie les fiches, on enlève des fiches, on compte les fiches, on remet des fiches, on recompte les fiches », aurait pu chanter Charles Aznavour. La question est alors bien souvent de choisir de ne pas perdre de temps, ou bien d'y consentir au profit d'une meilleure maîtrise de la gestion et d'une meilleure information du personnel et du public sur les acquisitions en cours ou prévues. Quant à en gagner...
Les quelques éléments ci-dessous sont proposés à titre d'ébauche, d'un cahier des charges relatif à la gestion des acquisitions au sein d'un SIGB, dans la mesure où cette option serait retenue, ce qui mérite discussion.
À chaque étape, un titre ou plusieurs titres peuvent être renvoyés vers une des étapes précédentes.
On peut distinguer :
Elles comprennent les bons de commande ou les listes de commande, les listes de réclamation, et toute autre liste et statistique devant pouvoir être émise par requête.
Située aux avant-postes du traitement du document, la procédure d'acquisition ressemble à ces faubourgs installés au pied des murailles, soumis aux influences du dehors et dépourvus de protection. Elle est un bon témoin de l'ouverture nécessaire de la bibliothèque à son réseau de partenaires et de fournisseurs, et ruine toute velléité de refuge dans le cadre confortable d'un système d'autant plus cohérent qu'il serait clos.
C'est un bon révélateur des limites de deux illusions :
On peut certes supposer que, si les acquisitions sont souvent si peu automatisables, c'est aussi parce qu'elles sont insuffisamment formalisées.
Mais il n'est ni étonnant ni condamnable que de nombreuses bibliothèques usent pour gérer les acquisitions de ce qu'on présenterait à tort comme des expédients, et qui souvent à un moment donné apparaissent comme la moins mauvaise solution, celle qui offre le meilleur rapport qualité/ temps. Quand on ne réussit pas à tout intégrer dans le SIGB, on peut au moins s'en tirer avec des échanges de données d'un système à l'autre et l'utilisation au moins parallèle, au mieux coordonnée, de logiciels divers y compris bureautiques. Tout cela peut, grâce au multifenêtrage, s'organiser sur un même poste de travail.
Le dernier mot n'est pas dit, puisqu'il est encore trop tôt pour entrevoir par exemple si l'EDI tiendra ses promesses. Mais la logique du fournisseur de documents, plus encore peut-être que de celui de données, pourrait bien constituer un puissant agent de restructuration, tandis que le poids des systèmes comptables des collectivités se ferait grandissant. L'avenir est très probablement à la diversité des acteurs et des systèmes, dans un contexte d'ouverture et de standardisation accrues.