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    Fata Morgana, ou la bibliothèque d'un amateur

    Par Gilles Gudin de Vallerin

    Cette importante maison C d'édition située à Saint-Clément-de-Rivière, près de Montpellier, a été créée en 1966, sous forme d'association, par Bruno Roy. Né en 1940, le fondateur des éditions Fata Morgana enseigne l'histoire des idées politiques (Charles Fourier, Auguste Comte, Proudhon, Gobineau, Georges Sorel, etc.) à l'université Paul-Valéry. Comme l'a expliqué Bruno Roy à Bernard Noël dans un dialogue paru dans l'anthologie de 1976, Fata Morgana renvoie explicitement à la fée Morgane, au nom d'un mirage qui apparaît parfois sur les lacs et dans le détroit de Messine, et au poème de Breton. Mais pour moi, sans que je puisse bien l'expliquer, c'est un nom plein de connotations. J'y vois la Méditerranée, la fugacité, le destin, le surréalisme, le rêve... ».

    En trente-cinq ans, un véritable fonds d'édition se constitue : 30 livres réalisés en 1971, 108 titres parus en 1976, 600 ouvrages publiés en 1993, environ 900 titres et 400 auteurs, préfaciers et traducteurs édités à ce jour. Trois publications permettent de se rendre compte de l'oeuvre accomplie. En 1976, à l'occasion d'une exposition à la librairie Blaizot, une anthologie des textes publiés par Bruno Roy est composée sous le patronage de Bernard Noël et de Michel Butor. En 1980, un catalogue des éditions Fata Morgana offrant de nombreuses illustrations est rédigé par Bruno Roy : les 60 premiers exemplaires de l'ouvrage sont numérotés et comportent une eauforte d'Alechinsky et des lithographies de Bram Van Velde et de Velickovic. Enfin, en 1993, pour faire suite à l'exposition consacrée à Fata Morgana par la bibliothèque municipale d'Alès, également présentée au château d'O à Montpellier, Bruno Roy édite un catalogue de ses livres qui comprend notices bibliographiques, illustrations, textes d'écrivains ou d'artistes concernant le travail de l'éditeur.

    En effet, peut-on parler des livres de Fata Morgana sans évoquer la personnalité de Bruno Roy et son extrême passion de collectionner? Dès l'âge de 14 ans, il achète un livre des éditions Aldines grâce à de l'argent donné par sa grand-mère. Dans la librairie de Pierre Torreilles, rue Saint-Guilhem, il découvre les surréalistes et la poésie moderne. Au lycée, son professeur de lettres Jean-Louis Gourg lui permet d'approfondir sa connaissance des surréalistes à un moment où leurs oeuvres ne sont pas recherchées par les collectionneurs. À 18 ans, il rencontre Pierre-André Benoit, qui devient à la fois un ami et un modèle.

    En 1965, à 25 ans, encouragé par André Breton, il publie son premier livre Les Mains dans les poches, un poème inédit, de Benjamin Péret, dont il détient le manuscrit, avec des eaux-fortes du peintre surréaliste Robert Lagarde. Jusqu'en 1971, les livres de Fata Morgana sont conçus conjointement par Bruno Roy et Claude Feraud. Après leur séparation, Marijo Roy persuade son époux de continuer l'aventure. Ne se limitant plus à la poésie, Fata Morgana diversifie alors les auteurs (Foucault, Deleuze, Levinas, etc.), publie également des titres en édition courante et décide d'augmenter le nombre d'exemplaires (on passe de 300 à 1 000) pour les éditions ordinaires.

    De sa quête, et de par ses découvertes, ce collectionneur a une prédilection pour les manuscrits inédits, qu'il a l'habitude d'acquérir avant de les publier. C'est le cas, en 1992, pour Le Grincheux d'André Gide. À la manière de Jacques Doucet, une « bibliothèque d'amateur s'édifie : elle se compose peu à peu de manuscrits, de dessins, de peintures et d'ouvrages illustrés. Parmi les lettres et manuscrits, citons seulement quelques auteurs : Léon Bloy, Charles Fourier, Joseph de Maistre, Charles Baudelaire, André Gide, Valery Larbaud, Guillaume Apollinaire, Henri Michaux... Cette collection féconde les livres publiés qui, à leur tour, contribuent à l'enrichir par leurs propres publications et par les documents complémentaires conservés à cette occasion, par exemple les dessins d'Alechinsky et d'Henri Michaux, les peintures de Bernard Dufour.

    Du surréalisme, Bruno Roy garde le rejet de la forme romanesque et un profond intérêt pour la poésie. De son esprit curieux et de son caractère non conformiste provient, sans doute, son goût pour les textes atypiques et inclassables si fréquents dans la littérature française. Poèmes, récits, essais concernent des auteurs qu'il aime : des écrivains patrimoniaux (Rabelais illustré par Reinhoud, Buffon par Dado, Apollinaire par Fassianos) et des « contemporains capitaux » qu'il a fait découvrir au moment de leur publication : Christian Bobin. Emmanuel Levinas, le poète grec Odysseus Elytis avant sa consécration par le prix Nobel de littérature en 1979. Ses talents de découvreur peuvent être comparés à ceux d'Edmond Charlot.

    Tout en estimant son « tumulte » et son « style », des puristes lui reprochent d'éditer trop de titres sans opérer une sélection assez rigoureuse. François Chapon considère même que Bruno Roy édite par gourmandise, un amour qui s'absorbe dans l'objet qu'il est en train de créer et qui, presque glouton, sitôt épuisée sa délectation immédiate, s'en prend à une autre, toujours avec le même oubli, la même fièvre, la même jubilation et peut-être la même infidélité déjà requise par une autre tentative ».

    Dans la pure tradition du livre illustré français depuis Delacroix et Manet, Bruno Roy a le souci constant de faire se rencontrer texte et peinture dans un climat d'exaltation, comme l'a pratiqué André Breton. Des poètes tels qu'André du Bouchet. Bernard Noël, André Velter. qui accordent une place majeure à cette association du texte et de l'image, sont parmi les premiers auteurs publiés. Henri Michaux lui propose textes et dessins. Il travaille avec les plus grands artistes : Bernard Dufour. Bram Van Velde. Raoul Ubac. Pierre Alechinsky. Pierre Tal Coat. Max Ernst, André Masson, Pierre Soulages, Patrice Vermeille... Il publie les plus grands écrivains contemporains : Henri Michaux. Roger Callois, Michel Tournier, Lawrence Durrell, Frédéric-Jacques Temple, Jean Cocteau, Michel Foucault, J.-M.G. Le Clézio, Valery Larbaud, Pierre-Jean Jouve, Roger Laporte, Francis Ponge, René Pons, Michel Butor, Bernard Noël...

    Cette volonté de publier des inédits, ce besoin d'éditer des textes " essentiels », ce désir de rapprocher auteurs et artistes ne pouvaient trouver leur parfait achèvement que dans des livres de grande qualité où une recherche est effectuée pour trouver le meilleur papier, la typographie la mieux adaptée, la mise en page la plus appropriée. Ce travail d' « artisan » accompli par Bruno Roy et son épouse crée chaque fois un livre différent. Depuis son deuxième livre, l'Imprimerie de la Charité à Montpellier participe à la réalisation de ces chefs-d'oeuvre de bibliophilie contemporaine et a tiré les deux tiers d'entre eux.

    Par rapport à l'histoire du livre, Bruno Roy considère que les livres conçus avec Henri Michaux et Pierre Alechinsky sont les plus importants de sa production. Publié en 1975, Le Rêve de l'ammonite reste certainement le livre majeur. Michel Butor eut l'idée de son principe : une suite de cinq planches à l'eau-forte sur des thèmes personnels de Pierre Alechinsky et un commentaire de l'écrivain sur ces gravures. Recevant ces textes, Alechinsky a tracé dans les marges ses propres remarques finalement rendues par des lithographies.

    Lancée en 1988, la collection de livres de peintres To the happy few » est tirée à 20 ou 30 exemplaires. Elle est remarquable car elle propose un ouvrage unique composé de peintures originales. Une soixantaine de titres composent cette prestigieuse série: L'Automne de Guillaume Apollinaire avec deux aquarelles de Gérard Titus-Carmel, Pollen d'Adonis avec cinq peintures d'Anne Slacik, ainsi qu'Écrit dans un jardin de Marguerite Yourcenar avec des interventions du même peintre, etc.

    Fata Morgana publie environ 30 ouvrages par an (diffusion les Belles-Lettres). dont une douzaine de livres de luxe sortant généralement au printemps et à l'automne. En avril et en juin 2001 devraient paraître Aller et venue, écrit et peint par Bernard Dufour, ainsi que l'esquisse d'un roman inédit. Les Armoires chinoises de Blaise Cendrars, illustré par Jean-Gilles Badaire. Après une nouvelle rencontre avec Julien Gracq, il vient d'éditer Plénièrement, en dialogue avec cinq photographies de Sabine Weis représentant André Breton.