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Le passage de la bibliothèque pour enfants à la bibliothèque pour adultes

1960

    Le passage de la bibliothèque pour enfants à la bibliothèque pour adultes

    Par Marguerite Gruny

    Comment le passage de la bibliothèque pour enfants à la bibliothèque pour adultes doit-il s'effectuer ? Vaut-il mieux que les jeunes lecteurs - comme c'est généralement le cas - passent directement vers 15 ou 16 ans de la bibliothèque pour enfants à la bibliothèque pour adultes, ou est-il préférable qu'une nouvelle section vienne s'interposer pour les accueillir entre 13 et 19 ans ?

    Sur ces cloisonnements par âge il y a beaucoup à dire. Certes, comme chacun sait, l'homme passe par divers stades depuis sa naissance, mais son développement ne suit pas la même courbe d'un individu à l'autre, Certains n'atteignent que tardivement une maturité dont d'autres font preuve à un âge encore tendre. De plus, le degré d'intelligence, l'éducation, le milieu social, le sexe accusent encore ces divergences qui apparaissent nettement dans le choix des lectures. On voit des adultes se cantonner dans les bandes illustrées, les romans d'aventures puérils ou les commérages relatifs à des mariages princiers et à des démêlés entre couples illustres. A côté d'eux des enfants de 12 ans se révèlent capables d'aborder Balzac et Victor Hugo. Enfin chez l'enfant, chez l'adolescent, toutes les facultés ne se développent pas en même temps, d'où un déséquilibre dans les lectures : on lit alternativement Des dieux, des tombeaux, des savants et Sans famille. Les cloisonnements par âge paraissent donc arbitraires.

    Et cependant, dans un pays comme les Etats-Unis où les bibliothèques publiques sont généralisées et très développées, on commence à juger utile de créer des sections spéciales pour adolescents. Les raisons en paraissent multiples et appellent quelques commentaires.

    Tout d'abord les adolescents aiment avoir leur coin à eux, comme le dit très justement Mlle Cadiou, qui dirige la bibliothèque Sorbier. Les adolescents se sentent en effet souvent intimidés, « perdus » dans la bibliothèque pour adultes, et dans la bibliothèque pour enfants ils éprouvent facilement dès 12-13 ans un sentiment d'humiliation, surtout si leur croissance s'effectue avec quelque retard ou anomalie, et s'ils ont l'impression d'être brimés par des parents et éducateurs autoritaires.

    Ces susceptibilités jouent beaucoup moins chez l'adolescent normalement développé, jouissant d'une certaine autonomie familiale et dont l'intelligence tempère l'égocentrisme. Elles offrent peu de prise à l'esprit curieux, passionné de lecture s'il trouve à la bibliothèque pour enfants ce qu'il désire. Elles n'effleurent guère la pensée de celui qui, habitué dès l'enfance à la bibliothèque, y est fortement attaché.

    En revanche, le malaise d'un lecteur de 14-15 ans en présence des plus jeunes se manifeste également chez celui de 11-12 ans par rapport aux débutants. Faudrait-il donc fractionner encore les sections pour jeunes ?

    On crée aussi des sections pour adolescents dans le but de protéger les jeunes contre la nocivité de certaines lectures : oeuvres trop réalistes qui peuvent provoquer en eux désarroi, anxiété, aversion pour « le monde des adultes », susceptibles de les conduire à la révolte sous des formes diverses : hostilité ouverte, fugue, repli sur soi, maladies ; oeuvres qui, falsifiant la réalité les détournent des tâches auxquelles ils doivent et devront faire face, et ont sur eux un effet débilitant, oeuvres où l'excès de complaisance à l'égard des faiblesses humaines alimente les rêveries, voire justifie les actes, des êtres sans volonté, indécis, mal encadrés dont les tendances naturelles sont portées vers l'égoïsme, la jouissance et la perversité ; oeuvres enfin génératrices de haine et de violence par leur contenu agressif à l'égard de quelque peuple, classe, race ou croyance.

    Mais quelle protection peut apporter aux adolescents leur bibliothèque quand tout semble se conjuguer pour montrer la vanité de son action ? Cinéma et télévision avec là puissance de suggestion de leurs images, magazines partout étalés qui savent souvent bien jouer des instincts les plus primitifs, et, pour beaucoup, promiscuité dans la famille et à l'atelier avec déballage d'histoires sordides.

    Mais quelle protection peut apporter aux adolescents leur bibliothèque quand tout semble se conjuguer pour montrer la vanité de son action ? Cinéma et télévision avec là puissance de suggestion de leurs images, magazines partout étalés qui savent souvent bien jouer des instincts les plus primitifs, et, pour beaucoup, promiscuité dans la famille et à l'atelier avec déballage d'histoires sordides.

    Ainsi, en voulant établir un écran, la section pour adolescents semble aller à contre-courant. Elle ne satisfait pas complètement le jeune habitué du cinéma ou le collégien qui lui demande très tôt d'être en partie un double de la bibliothèque pour adultes.

    Enfin n'ouvre-t-on pas également des sections pour adolescents dans le but de satisfaire l'un des désirs les plus vifs et les plus naturels des jeunes : être ensemble, ensemble filles et garçons. « Il paraît indispensable, dit le professeur Debesse, de ménager aux adolescents des occasions fréquentes de se rencontrer. » « Lorsque ces fréquentations se font au grand jour, écrit le docteur Berge, elles sont enrichissantes pour tous. » A cet âge, palabres, conversations à bâtons rompus d'apparence vide, taquineries niaises, plaisanteries saugrenues sont les manifestations gauches d'aspirations vagues qui peuvent trouver une expression plus haute si on leur en offre l'occasion, comme la bibliothèque entre autre peut le faire grâce à ses ressources. Des activités intellectuelles, artistiques, sociales (lectures à haute voix, suivies de débat, spectacles, expositions, etc.), préparées en commun peuvent aider les jeunes à sortir de leur sentiment de solitude et d'incomplétude, faciliter l'évolution de leur personnalité, leur intégration dans la société des hommes et concourir à préparer leurs grands choix futurs.

    Mais ces activités, même si elles sont liées à quelque oeuvre de loisir, requièrent un local spécial, car elles ne doivent pas gêner ta lecture et le travail individuels. En outre elles demandent à être dosées et suivies par des bibliothécaires avertis des problèmes de l'adolescence.

    Et maintenant que conclure ? Quand les bibliothèques forment une institution généralisée et bien développée, sans doute peut-on approuver entièrement un fractionnement sans rigidité, basé sur les diverses étapes que doivent franchir les êtres humains, depuis l'âge où ils se penchent pour la première fois sur une image.

    Mais tel n'est pas le cas, en France, malgré les efforts de ces quarante dernières années. Des villes entières dépourvues d'une vraie bibliothèque publique avec les divers services qu'elle comporte, des quartiers foisonnants de grandes cités et de banlieues où les enfants et adolescents sont à peu près totalement livrés à des illustrés alliant pour la plupart bêtise et laideur, des départements entiers où les villageois ignorent jusqu'au sens exact du mot bibliothèque publique : voilà bien souvent notre lot, il faut le reconnaître.

    Dans ces conditions, tout en reconnaissant le grand intérêt que présentent les sections pour adolescents, peut-on trouver raisonnable le morcellement des efforts et des crédits ?

    Tant que l'argent sera mesuré, tant que personnel et locaux feront défaut, c'est la bibliothèque pour enfants qui préparera avec le plus d'efficacité l'accès des jeunes, vers 15-16 ans, aux bibliothèques pour adultes. A cet âge d'ailleurs, la partie est sinon jouée, du moins très avancée. Si des erreurs d'éducation peuvent encore être déplorées, elles ne présentent ni l'ampleur, ni la gravité de celles commises à l'égard des enfants et dont ils porteront souvent les conséquences pendant des années et peut-être toute leur vie. A ce sujet, psychologues, éducateurs, médecins, biologistes, sont tous à peu près d'accord.

    Mais pour que la bibliothèque pour enfants - qu'on devrait appeler en attendant mieux bibliothèque des jeunes - prépare dans les meilleures conditions l'enfant puis le jeune adolescent à accéder à la bibliothèque pour adultes, il est nécessaire qu'il y soit inscrit le plus tôt possible, afin qu'il y grandisse sans trop songer à son âge. Dès qu'il commence à sortir de l'enfance, il doit se voir appelé à partager quelque responsabilité avec les bibliothécaires, à conseiller les plus jeunes, à donner son avis en diverses occasions, voire à faire partie d'un petit Conseil d'administration.

    Il faut surtout qu'il trouve à la bibliothèque les livres dont il a besoin : romans ou oeuvres documentaires, malheureusement encore insuffisants - qui répondent avec sérénité à ses préoccupations plus ou moins conscientes, qui l'informent loyalement sur les problèmes auxquels il devra faire face, l'aident à réduire ses propres contradictions, des livres, enfin, qui le préparent à sa vie d'homme.

    C'est quand il aura puisé dans cette littérature les éléments nécessaires à son développement qu'il sera mûr, semble-t-il, pour les bibliothèques pour adultes.

    (1). Nous publions ici quelques-unes des communications faites au cours des réunions des 27 et 28 juin, consacrées par notre Association au problème de la lecture pour adolescents. Sur la même question, on lira avec intérêt l'article de Mme Odette-J. LEVY-BRUHL, Enquête sur le goût de lecture des adolescents par le « nouveau test du catalogue ». (In : B. Bibl. France, 5eannée,n° 9-10, septembre-octobre 1960, pp. 321-366). retour au texte