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Les publications non-occidentales et les bibliothèques

1977
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    Les publications non-occidentales et les bibliothèques

    Par C. Rageau, Conservateur au service asiatique du Département des Entrées

    La réunion consacrée le 3 février 1976 aux « Publications non-occidentales à la Bibliothèque nationale » constituait une heureuse initiative souhaitée par M. Lethève, président de la Section Bibliothèque nationale et aussi conservateur en chef du Service des Échanges internationaux, devenu depuis Centre national des échanges. Il s'agissait d'aborder un problème complexe, sujet à controverses et surtout peu familier encore en France. En effet, peut-on considérer que désormais les publications « non-occidentales » constituent un secteur digne d'intérêt au delà de leur caractère évident de publications étrangères, leur rôle se réduisant, traditionnellement, à compléter un ensemble documentaire où la primauté est donnée, en particulier en ce qui concerne les ouvrages de synthèse, aux travaux écrits dans les langues de grande diffusion - les langues occidentales - et publiés dans des pays où l'édition scientifique est considérée comme le plus valable - les pays occidentaux ?

    D'une part, un malaise certain est de plus en plus fréquemment ressenti à ce propos par les bibliothécaires ou spécialistes de la documentation concernés par l'acquisition et le traitement des publications d'Aisie, d'Afrique ou d'Amérique latine. D'autre part la réunion alors prévue à Séoul (Corée du Sud) d'un séminaire mondial sous l'égide de la FIAB - qui s'est déroulé du 31 mai au 5 juin 1976 - sur les problèmes concernant l'utilisation et le contrôle bibliographique des publications orientales à la fois en Orient et en Occident, rendaient tout à fait opportune l'idée de cette réunion ainsi que le débat qui pourrait la prolonger.

    La question fondamentale, présente en arrière-plan et qui déborde très largement le cas de la Bibliothèque nationale, était celle de savoir comment prendre en compte la réévaluation qui est faite aujourd'hui de l'orientalisme traditionnel ; c'est-à-dire qu'au delà des études orientales au sens classique qu'ont illustrées au XIXe siècle et que continuent à mener nombre de chercheurs occidentaux - en particulier en Europe occidentale et en France - il convient de prendre conscience de façon active du développement des études et des recherches sur l'Asie, l'Afrique ou l'Amérique latine modernes engagées certes dans nombre de pays occidentaux à côté des travaux plus « classiques », mais surtout dans les pays concernés. Le développement considérable de l'édition moderne et la valeur de plus en plus reconnue de l'édition scientifique dans ces pays, l'effort entrepris parfois depuis des années dans ces mêmes pays pour répertorier et faire connaître leur édition autochtone, amène fréquemment le bibliothécaire spécialiste de l'un de ces domaines à se sentir coupable de continuer à agir comme si la situation n'avait pas évolué. Prise de conscience douloureuse, mais sans doute salutaire, c'est elle qui pourtant nous aidera, je l'espère, à mieux orienter nos efforts, concerter notre action, pour imaginer enfin des solutions adaptées à la recherche contemporaine et capables de la dynamiser.

    La situation actuelle ainsi que les problèmes qu'elle pose à la Bibliothèque nationale fut présentée tour à tour par M. Lethève, Mlle Séguy, conservateur en chef de la Section orientale du Cabinet des Manuscrits, Mlle Beaudiquez, conservateur à la Salle des catalogues et moi-même. Ce qui devait être souligné le plus unanimement fut la constatation de l'importance grandissante de l'édition dans des pays comme le Japon, l'Inde ou les pays arabes, par exemple. Parallèlement devaient être mis en évidence les problèmes variés que soulèvent les publications de ces pays : techniques d'abord au niveau de la couverture de systèmes d'éditions très différents des éditions occidentales, au niveau également du traitement et de la conception des catalogues (écritures diverses, inadaptation du principe du catalogage par auteurs pour certains types de publications, motsmatière, etc.) ; problèmes plus généraux concernant le choix des ouvrages, la localisation et la communication à l'intérieur de la Bibliothèque nationale, enfin la question de savoir quels types de publications devraient se trouver à la Bibliothèque nationale ou même peut-être quelles langues. Par ailleurs, le passé de la Bibliothèque lui a légué une réelle tradition en ce qui concerne les publications orientales (Asie et Afrique du Nord en particulier). Mlle Séguy devait en effet souligner l'existence de 30 000 manuscrits orientaux répartis en 56 fonds et dont l'origine remonte au XVIIe siècle, ainsi que l'acquisition régulière d'imprimés dont la charge pèse lourd sur le fonctionnement d'un service de manuscrits.

    Qu'allait-il résulter de cette confrontation. Quelles recommandations ont été proposées ?

    Mise à jour du passé, devait souligner de façon particulièrement nette Mlle Séguy, en reprenant la rédaction des catalogues de manuscrits dont certains datent de plus d'un siècle, et mise à la disposition de l'ensemble des lecteurs de la Bibliothèque des fichiers de la Salle orientale, gros déjà de 500 000 fiches classées par secteurs géographiques et par langues - tout en complétant ces fichiers qui ne signalent pas toujours les ressources fort précieuses et souvent méconnues des départements spécialisés et des fonds anciens par langues des Imprimés. En même temps, nécessité de l'existence d'un service qui serait attaché à l'acquisition d'ouvrages dans le domaine contemporain, coordination des acquisitions à l'intérieur de la Bibliothèque nationale, et liaisons avec les bibliothèques extérieures de façon à mieux définir les termes d'une politique cohérente et renouvelée à la fois, à l'intérieur de l'établissement même et par rapport aux autres bibliothèques.

    Certes, la marginalité des collections dans des langues considérées comme peu accessibles le plus souvent et venant des pays non-occidentaux a pu être constatée de façon évidente puisqu'un rapide calcul à partir des statistiques annuelles du Département des Entrées donne par rapport à l'ensemble des publications étrangères entrées aux Imprimés entre 1970 et 1974 pour les trois continents d'Asie, d'Afrique et d'Amérique du Sud une proportion de 12 à 15 % d'ouvrages venus à la fois par échanges, par dons et par achat, soit environ 4 000 à 4 500 publications sur un total d'environ 30 à 35 000.

    Cependant une question vient immédiatement à l'esprit. Quel est le point de vue de l'utilisateur ? En effet, s'il est loisible de constater à la Bibliothèque nationale la faiblesse globale des collections modernes en langues non-occidentales venant de pays dont nous avons du mal à contrôler le marché du livre, dont la présentation matérielle laisse parfois à désirer, dont certains thèmes ne sont familiers qu'aux spécialistes et dont l'édition scientifique en est parfois à ses débuts, il convient de se demander dans quelle mesure ces publications ont leur place dans un ensemble aussi vaste mais aussi divers que la Bibliothèque nationale. Il est bien connu que le lecteur qui ne trouve pas ce qu'il cherche dans les bibliothèques de toute nature, et cela est valable au moins pour la région parisienne, vient tenter sa chance à la Bibliothèque nationale. Une telle situation de fait ne peut évidemment pas tenir lieu de politique d'acquisition pour la Bibliothèque nationale. Néanmoins l'existence de fonds « orientaux » conséquents et quelquefois uniques, devrait inciter à entreprendre dès maintenant la mise à l'étude des moyens permettant l'utilisation de ces fonds ainsi que la manière la plus judicieuse de les compléter éventuellement.

    Évidemment il est difficile, dans l'état actuel des choses, de prendre en compte le fait que certains de ces fonds à la Bibliothèque nationale sont déjà largement utilisés, pour justifier un accroissement des publications non-occidentales - le problème des crédits ainsi que celui du personnel spécialisé se posant parallèlement et de façon impérieuse. Ce sont d'autres éléments qui doivent nous aider à nous déterminer sur ce point. J'emprunterai à ce propos quelques phrases écrites par Mr Marrisson, Chef du Department of Oriental Manuscripts and Printed Books à la British Library, en conclusion du rapport qu'il donne du séminaire de Séoul dans International Association of Orientalist Librarians Bulletin, d'octobre 1976 : « Le fait est désormais admis que les études sur l'Asie moderne ne sont pas encore fermement engagées dans le sens d'une recherche systématique à partir des matériaux existant dans les langues concernées, donc ces études ne prennent pas toujours en compte les évidences les plus pertinentes et les plus autorisées, et ainsi n'ont pas toujours la dimension qu'elles devraient avoir ». Au malaise des bibliothécaires et des documentalistes répond incontestablement le malaise des chercheurs eux-mêmes, même s'ils ne sont pas toujours en mesure d'accéder aisément à une documentation en langues traditionnellement peu accessibles, dont la valeur est néanmoins perçue comme évidente et fondamentale.

    Ces impressions devaient être vérifiées par ceux qui eurent l'occasion d'assister aux débats du séminaire de Séoul. La tenue même d'une réunion semblable dans un pays d'Asie sous les auspices de la FIAB était en elle-même tout un symbole, le principe de l'invitation par la Corée du Sud excluant toutefois toute participation des pays socialistes. Néanmoins sur les 400 participants dénombrés on pouvait noter la présence d'une forte délégation japonaise ; les Chinois n'étaient représentés que par des délégués de Taiwan et de Hong-Kong. Mais on pouvait encore noter la présence de représentants de plusieurs pays d'Asie du Sud-est, des Etats-Unis, du Canada, d'Europe et d'Afrique. Or le problème sous-jacent aux discussions d'ordre technique qui avaient été prévues fut bien celui-ci : la bibliothéconomie moderne est une technologie occidentale qui a éprouvé ses méthodes sur les problèmes relatifs aux bibliothèques occidentales et aux collections en langues occidentales. Dans quelle mesure ces méthodes sont-elles adaptables aux publications non-occidentales ?

    L'exemple asiatique devait bien évidemment faire l'objet de remarques tout à fait intéressantes sur les différences importantes que présentent les ouvrages japonais, chinois ou coréens - n'est sur ceux-ci que portaient la majorité des communications - par rapport aux publications occidentales. Or ces différences ne sont pas prises en compte, pour le moment, par les codes de catalogage à vocation internationale qui sont en vigueur. Pourtant, l'intérêt porté de plus en plus par la FIAB aux pays en développement montre bien aue l'ancien style des études relatives à ces pays, conduites autrefois le plus souvent par des chercheurs occidentaux, a été modifié non seulement avec la participation de plus en plus active des chercheurs des pays concernés, mais sous leur direction dans les recherches concernant leur propre culture, ainsi que dans le développement considérable de leurs bibliothèques et des instruments bibliographiques mis en place.

    Cette situation, si on accepte de la prendre en considération, peut nous offrir des horizons nouveaux qui devraient se traduire sur le plan national par une attitude plus ouverte, en particulier en remettant en question le compartimentage excessif dans lequel sont enfermées les spécialités et les spécialistes avec elles.

    Le dynamisme des éditions non-occidentales va bientôt concerner l'ensemble de la profession dans la mesure où il touche déjà et de plus en plus le domaine de la recherche. Nous devons nous préparer à prendre nos responsabilités à son égard. C'est d'ailleurs dans un tel esprit qu'a été créée récemment une unité « bibliothèques d'orientalisme » dans le cadre de la sous-section des Sciences humaines (Section des bibliothèques spécialisées de l'A.B.F.). Cette unité est peut-être déjà connue de certains par le questionnaire qui a circulé l'an dernier sur les fonds orientaux. Ce questionnaire était sans doute trop long ou trop complexe car il n'a pas donné lieu à de nombreuses réponses. Mais il est difficile de mesurer de façon adéquate les termes dans lesquels se pose un problème relativement nouveau comme celui qui faisait l'objet du questionnaire. Que ceux qui ont des initiatives semblables, ou des projets, ou simplement des idées se mettent en rapport avec nous s'ils estiment y trouver un intérêt.