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    Carrefour 4

    L'interprofession

    Par Jean-Pierre Brethes, Centre régional de formation de Poitiers
    Par Mme Combezou, Agence régionale pour le livre en Auvergne COBRA
    Par M. Izambert, dir Librairie des volcans
    Par Varda Lerin, Ateliers de diffusion audiovisuelle Adav
    Par Patrick Cloux, Librairie des volcans
    Par Jean-François Manier, écrivain Éditions Cheyne
    Par Françoise Danset, ABF.
    Par Aline Bretagnolle, Institut universitaire déformation des maîtres (Iufm) de Clermont-Ferrand.

    Nous nesommes pas seuls : quand on parle métiers du livre, on ne peut qu'évoquer l'interprofession. Aline Bretagnolle a introduit le séminaire en indiquant que l'interprofession concerne la chaîne du document (et pas seulement du livre) et en posant plus particulièrement la question : y a-t-il ou non des objectifs communs à l'ensemble des professions qui gravitent autour de la chaîne du document, des producteurs (auteurs, éditeurs) aux diffuseurs et aux médiateurs ? Successivement, la responsable de l'Agence régionale pour le livre en Auvergne, des libraires, la responsable de l'ADAV, un éditeur en région et la présidente de l'ABFse sont efforcés d'apporter des éléments de réflexion, de dégager des problématiques pour faire quelques pas dans une meilleure connaissance de l'interprofession.

    Or, tout cela s'inscrit en Auvergne dans la longue tradition de réflexion de l'agence COBRA. Celle-ci, dès sa création en 1989, s'est ouverte aux différents professionnels du livre : éditeurs, auteurs, relieurs, doreurs, imprimeurs, bibliothécaires ou libraires (venus assez tardivement, semble-t-il), avec le souhait affirmé de ne pas apporter une aide directe aux bibliothécaires, mais d'agir sur toute la chaîne du livre. En premier lieu, un recensement des ressources a été opéré, qui a permis l'élaboration de l'Annuaire des métiers du livre en Auvergne (deux tomes déjà parus : éditeurs, bibliothèques ; un en préparation : librairies ; deux autres à paraître : artisans du livre, auteurs).

    Grâce à ce travail de recensement, les différents professionnels ont pu mieux se connaître, prendre conscience des réalités, notamment économiques : tarifs, droits, chiffres d'affaires, etc. La promotion des éditeurs de la région s'est faite lors de la participation de COBRA au Salon du livre de Paris (stand commun aux éditeurs de la région) ou des Rencontres régionales des métiers du livre, qui ont lieu tous les ans, dans un département différent chaque fois. Un soutien plus direct aux éditeurs est apporté depuis cette année grâce à une subvention spécifique du conseil régional (250 000 F en 1994) destinée à aider des projets éditoriaux ambitieux ou difficiles.

    Tout cela a abouti à la création d'un véritable réseau d'échange et de communication, à des collaborations de type interprofessionnel, qui pourront ou devront encore être améliorées.

    La librairie vit, comme on sait, des heures difficiles, surtout quand on souhaite faire une défense historique du métier, celui du libraire authentique » (généralement assimilé à la « petite librairie »). Quand on gère une grande librairie, comme la Librairie des volcans (1 500 m2, 44 millions de francs de chiffre d'affaires, 11elibrairie française), on a les contraintes d'une grande surface avec les exigences du petit commerce. Car, comme bien d'autres, cette librairie continue à privilégier l'aspect relationnel, les compétences professionnelles, la qualité des services. L'informatique, aussi bien pour la gestion des stocks que pour la recherche bibliographique, est devenu l'outil indispensable - la production étant passée du stade artisanal au stade industriel - mais ça n'est qu'un outil.

    Si l'aspect économique est déterminant, la librairie se veut pourtant un chaînon indispensable au développement de la lecture publique. Le service aux collectivités est très important, mais son taux de rentabilité est très faible, puisqu'il repose sur des remises qui en fin de compte engendrent un surcoût pour la librairie. L'équilibre du chiffre d'affaires vient en fait du commerce de détail, des clients au jour le jour.

    L'économique et le culturel

    Ce passage obligé par l'économique permet d'élaborer des projets, de créer une dynamique : y a-t-il une contradiction entre l'économique et le culturel ? Ces deux logiques ne s'excluent pas, contrairement à ce que croient beaucoup de bibliothécaires, mais c'est sans doute pour cela que les occasions de collaboration libraires-bibliothécaires restent insuffisantes. Les libraires reconnaissent le rôle des bibliothèques, qui ne consiste pas seulement à prêter des livres. Mais, inversement, les bibliothécaires reconnaissent-ils le rôle des libraires, qui ne consiste pas seulement à vendre ? C'est nettement moins sûr. Si des perspectives communes entre bibliothèques et librairies existent et devraient encore être développées, c'est à la condition (indispensable du point de vue du libraire) de rechercher l'équilibre financier, ce qui n'exclut nullement la vocation culturelle.

    Cette vocation culturelle, d'ailleurs, les éditeurs la reconnaissent volontiers aux bibliothécaires. Mais aujourd'hui, ce sont les gestionnaires qui donnent à lire, et le livre est souvent un produit de marketing. Tout ce qui n'est pas prévendu, prémâché, prélu, est menacé de disparaître au détriment du lecteur. Or, les bibliothèques, situées hors du monde libéral, peuvent et doivent être un lieu de résistance : le livre sera-t-il le dernier refuge de l'homme libre (Suarès) ? C'est la mission publique de la lecture (à moins que ce ne soit la mission de la lecture publique) de donner du temps au livre, et en particulier aux oeuvres nouvelles, pour qu'elles fassent leur chemin. Il s'agit davantage pour un bibliothécaire d'élargir la demande que de la réduire. Si celle-ci est faible, cela ne signifie pas qu'il faille diminuer l'offre, au contraire. A terme, si on ne fait plus d'offre, il n'y aura plus de demande : c'est largement ce qui se passe avec la poésie contemporaine, en France : combien de bibliothèques en acquièrent de façon significative, et la mettent en valeur, avec à-plats et présentoirs tout près de la banque de prêt, par exemple ?

    Le « ça ne sort pas » (sous-entendu, on n'achètera donc pas) devrait être banni des bibliothèques : car il faudra peutêtre un jour qu'on s'interroge sur pourquoi ça ne sort pas. Des animations, des ateliers, des expositions, des lectures publiques, etc., sont peut-être nécessaires pour faire vivre ce qui ne sort pas, les oeuvres et auteurs peu connus ou inconnus. Il y a tout un travail persévérant à mettre en oeuvre, aller à la rencontre des publics, s'en tenir au qualitatif plutôt qu'au quantitatif : ne transformons pas nos médiathèques en antichambres de best-sellers et de futilités à la mode ! Ne soyons pas gestionnaires en fonction du seul prêt immédiat ! Ne disons pas que la poésie encombre nos rayons, quand chacun peut voir que ceux-ci en sont maigrement pourvus, et saturés d'ouvrages qui furent en leur temps des best-sellers (parfois en multi-exemplaires) ! N'abandonnons pas notre travail de bibliothécaire !

    Il y a tout un processus à mettre en oeuvre : les médiateurs du livre ont tous besoin d'être formés, de façon interprofessionnelle si possible, avec un tronc commun de formation. Ceci est valable pour toutes les personnes en contact avec les lecteurs, y compris les innombrables vacataires, CES, objecteurs de conscience, moniteurs-étudiants, agents non qualifiés de toutes sortes, personnels nouvellement recrutés (rappelons que les magasiniers de l'État ne bénéficient d'aucune formation post-recrutement), car nous sommes tous des intervenants entre le livre ou le document et l'usager, pour qui la relation directe, l'échange, la parole, la communication sont indispensables.

    On peut regretter que de plus en plus (cf articles dans Livres Hebdo), on ne parle que de quantitatif dans les bibliothèques, que ce soit en termes de surfaces, de collections, de nombre de lecteurs et de prêts : sans doute cela est-il plus clinquant, plus communicant. Mais on en oublie ainsi le service ajouté que les bibliothèques apportent, en tant que gestionnaires de la mémoire ; montrer des livres, souvent à des publics qui ne les verraient pas, permet par ailleurs d'être aussi en synergie avec les libraires, car les lecteurs sont également acheteurs, et plus souvent qu'on ne croit.

    A trop insister sur le quantitatif, on risque aussi de mettre le doigt dans un engrenage qui pourrait bien avoir des conséquences fatales, ou du moins inquiétantes, sur les bibliothèques. Car la multiplication des droits et réglementations en notre défaveur (par rapport à la situation actuelle) se fait plus pressante. Le droit de photocopie, par suite de la complexité des procédures à mettre en oeuvre, ne semble pas devoir être mis en place dans l'immédiat. Les taux de remise ne sont toujours pas fixés de manière réglementaire et autoritaire, à cause des résistances du ministère de l'Éducation nationale, mais il reste évident qu'on ne saurait y échapper.

    Par contre, la directive européenne de novembre 1992 sur le droit de prêt pour tous les produits culturels, donc aussi pour les livres, est à l'ordre du jour, puisque son application devrait commencer au 1er juillet 1994. La Société des auteurs, la Société des gens de lettres, certains éditeurs (Jérôme Lin-don, Claude Cherki), certains libraires (notamment ceux qui ne vendent pas aux bibliothèques), certains auteurs y sont tout à fait favorables. Pourtant, ce droit, qui n'apporterait en aucun cas de solution aux problèmes des auteurs, se fonde sur une idée réductrice des bibliothèques, limitées au seul rôle de prêt. Il y a donc tout un travail d'information à mener en direction de l'interprofession, pour faire reconnaître les rôles spécifiques des bibliothèques.

    Quels enjeux pour l'audiovisuel ?

    L'audiovisuel pose un tout autre problème, car, comme le rappelle Varda Lérin, il ne s'agit plus d'édition au sens strict : les grands groupes d'audiovisuel appartiennent aux banques et au secteur immobilier, dont l'objectif premier est de vendre du matériel, puis du ludique plus que de la culture. Il n'existe d'ailleurs pas en vidéo de tissu commercial comparable au réseau des libraires. Les problèmes juridiques de droit d'auteur et de propriété ne sont pas non plus les mêmes, et là il existe en quelque sorte un droit de prêt qu'il faut négocier au coup par coup.

    Peut-on intervenir ou subir cette situation ? L'ADAV est né un peu de là, dans la recherche d'une distribution intelligente au service des vidéothèques de prêt, selon une vocation non commerciale. L'ADAV se charge de négocier les droits avec les producteurs-éditeurs-diffuseurs, mais à la différence des libraires, ne fait pas de remise. Car l'argent est réinvesti dans l'économie de la diffusion. C'est donc le réseau des vidéothèques qui suscite sa propre économie et met ainsi en place un poids économique non négligeable vis-à-vis des éditeurs et du secteur commercial.

    Ici plus qu'ailleurs se profile le conflit entre le champ économique prédominant et le champ culturel, qui peut être défini par ce que l'on veut pouvoir mettre à la disposition des usagers : les documentaires, les films d'auteurs, les versions originales, le cinéma pour enfants autre que Disney ou les dessins animés japonais, etc., sont largement absents ou réduits à une portion congrue dans le circuit commercial. Cette réalité économique (ce qui se passe avant, autour des produits) ne semble pas beaucoup intéresser les bibliothécaires, ce que l'on peut regretter. Le rôle de l'ADAV n'en a été que plus nécessaire, car on peut penser que l'avenir semble bien être dans une union entre le livre et l'audiovisuel.

    Au terme de ce riche débat, qui a eu le mérite de rappeler aux bibliothécaires leurs missions éducative et culturelle, leurs fonctions de gestionnaires de la mémoire plus que de l'éphémère, de nombreuses interrogations restent posées, et qui toutes tournent autour de l'interprofession :

    • Comment faire en sorte que les intérêts particuliers (ceux des auteurs, des éditeurs, des libraires, des bibliothécaires, etc.) aillent dans le sens de l'intérêt général ?
    • L'interprofession doit-elle relever indéfiniment du militantisme, du volontarisme ?
    • Quelles responsabilités a l'interprofession dans la survie du tissu de la librairie, dans le soutien actif aux petits éditeurs, garants de certains pans de la création ?
    • Comment mieux se connaître, faire passer l'information concernant les différents aspects de chacune de nos professions ?
    • Quels sont les enjeux des relations interprofessionnelles, notamment dans les politiques culturelles locales, régionales ou nationale ?
    • Comment s'ouvrir davantage aux échanges interprofessionnels, à des formations communes, aux réalités économiques et/ou culturelles des uns et des autres ?
    • Comment défendre un service public de lecture, faire prendre conscience de l'enjeu qu'il représente pour la démocratie dans un monde libéral ?