La place des adolescents dans les bibliothèques fait partie des questions récurrentes dans la profession. Très présente dans la littérature professionnelle à la fin des années 1970, elle connaît par la suite une éclipse au profit d'autres préoccupations : lutte contre l'illettrisme, qui l'envisage indirectement, travail en direction de la petite enfance, renaissance du patrimoine, nouvelles technologies... Elle est à nouveau d'actualité. En témoigne le nombre des stages, journées professionnelles et autres universités d'été qui y sont consacrés en 1994 : journées Comélia en Haute-Normandie, universités d'été de Vannes et d'Évian, stages de 1TFB (1) sur l'accueil des bandes de jeunes dans les bibliothèques... Pour comprendre mieux les raisons de cette redécouverte, il faut se plonger à nouveau dans ce qui a été écrit il y a une quinzaine d'années. On est surpris, ce faisant, de constater qu'on y trouve déjà présentes beaucoup des interrogations d'aujourd'hui. Feuilletons donc rapidement quelques articles parus à l'époque : la présentation par Odile Altmayer du Centre de recherche et de documentation sur la lecture des adolescents et de la section des jeunes de la bibliothèque de Maisons-Alfort (Bulletin des bibliothèques de France, tome 22, n° 3, mars 1977), la revue Lecture jeunesse, dont le premier numéro paraît en juin 1977, le colloque organisé en décembre 1979 par la Bibliothèque publique d'information et la Ligue de l'enseignement sur les adolescents et leurs lectures (Trousse-livres no 20, octobre 1980), le compte rendu de la journée d'étude d'Arles en octobre 1978 sur les adolescents dans les bibliothèques (Bulletin d'informations de l'ABF, n° 103, 2etrimestre 1979). Il s'agit d'un échantillonnage partiel que d'autres lectures enrichiraient encore.
L'approche du nouveau public y donne lieu à une analyse qui, si elle n'a pas été entièrement remise en cause, sera affinée par la suite. Les premières bibliothèques pour enfants ne différencient pas l'enfance de l'adolescence, ce qui explique entre autres raisons le choc qu'a représenté l'introduction de la mixité à l'Heure Joyeuse. A rapprocher de l'enfant, qui n'existe réellement pour Philippe Ariès qu'à partir du XVIesiècle, l'adolescent moderne apparaît dans les années 1970 comme une invention du xxesiècle : l'allongement de la scolarité obligatoire et la redéfinition de la cellule familiale ont abouti à l'apparition d'une nouvelle classe d'âge dont on remarque rituellement que ses frontières sont encore fluctuantes. Le développement du chômage des jeunes dans les années récentes a accentué le phénomène en retardant encore leur entrée dans la vie active. La difficulté de trouver un emploi, la plus grande tolérance des parents à un exercice (relativement) libre de la sexualité empêchent les adolescents de quitter le logement familial. Paradoxalement, cette situation leur permet de dégager des moyens financiers tournés vers un nouveau marché ; de nouveaux modes de consommation apparaissent, liés aux loisirs et aux biens culturels entendus au sens large (musique, vêtements, presse...). L'offre de lecture est donc susceptible d'en faire partie, encore qu'on peut se demander si le lien étroit qu'elle entretient avec l'école ne l'exclut pas d'une consommation placée sous le signe de l'hédonisme dirigé.
Historiquement, la nouvelle définition de l'adolescence est contemporaine du développement des bibliothèques publiques ; ses professionnels ont donc à réfléchir d'entrée sur la place qu'on peut leur y proposer. Si le modèle de l'Heure joyeuse est repris et généralisé aux nouvelles bibliothèques municipales à travers les normes de la direction du Livre (salle d'heure du conte, atelier d'expression), on ne sait pas très bien comment accueillir les lecteurs intermédiaires même si on sent qu'il faut leur réserver un traitement particulier : parce que leurs attentes et leurs attitudes sont perçues comme différentes de celles des plus jeunes, parce que se pose dès le début le problème de la transition vers les bibliothèques d'adultes, parce que les pays anglo-saxons, généralement pris comme modèles par les professionnels français, réservent une place à part aux young adults, parce que les implantations de nouvelles bibliothèques municipales dans des quartiers difficiles conduisent à des confrontations à un public considéré euphémiquement comme difficile ». A ces interrogations, on propose des réponses en termes de localisation de l'accueil des adolescents dans l'espace de la bibliothèque, de rapport au public, de fonds de livres.
Les réponses en termes d'espace sont prudentes : Odile Altmayer, dans ses diverses interventions, rappelle régulièrement que l'exemple de Maisons-Alfort, qui réserve un espace distinct aux adolescents, n'a rien de contraignant. Certaines bibliothèques, comme Caen, se lanceront dans l'expérience, mais la limitation des moyens et la crainte de parcelliser les publics empêcheront sa généralisation. En règle générale, on insiste sur l'importance de dissocier l'accueil des adolescents de celui des petits (atteints par un mouvement de rajeunissement par l'accueil des maternelles et plus tard des bébés), par exemple en prévoyant des aménagements spécifiques dans la section adulte. Cette orientation sera largement suivie par la suite dans les nouveaux équipements : à la bibliothèque municipale de Bordeaux, par exemple, où les adolescents se voient réserver un point d'accueil à la bibliothèque de prêt des adultes, ou à la bibliothèque Edmond-Rostand à Paris, où un espace de consultation leur est proposé sur le plateau de la discothèque. Dans les deux cas, on ne cherche pas à fournir un fonds spécialisé et fixe, mais des propositions de lectures tirées de l'édition pour adultes et de l'édition pour la jeunesse, renouvelées régulièrement.
Les auteurs s'attachent tout particulièrement aux relations entre les bibliothécaires et cette classe d'âge de transition, qui ne peuvent être ni égalitaires, ni de l'ordre du maternage. On voit alors se diversifier les discours, en fonction probablement des types de publics auxquels ceux qui les tiennent sont confrontés. Odile Altmayer (Lecturejeunesse n° 19, juin 1981) met en garde contre les tentations du copinage et de la démagogie: "Je pense [...] qu'avec des adolescents il faut manifester non pas une autorité contraignante, mais une réelle fermeté : les jeunes ont besoin de sentir en face d'eux dans certains cas une attitude ferme, parfois même une certaine résistance. Ils ont besoin aussi de sentir une bonne organisation dans les activités qui leur sont proposées. Ce n'est pas leur rendre service que de leur passer tout, de laisser tout faire, de n'avoir aucune exigence. Ils doivent savoir que l'utilisation des livres et des locaux dans une bibliothèque suppose : propreté, soin, tenue, ordre, exactitude... » Ce programme exigeant semble difficile à tenir pour les bibliothécaires de Grenoble (Bulletin d'informations de l'ABF, n°103, 2etri-mestre 1979), qui décrivent une situation à laquelle nombre de leurs collègues se verront confrontés : « Deux cents enfants peuvent passer entre 17 h et 19 h ; on s'agite beaucoup, on dépense beaucoup d'énergie et il faut résister aux différents coups de boutoir : déjà la fatigue physique, l'exaspération, les provocations. Les lecteurs qui nous reprochent de ne pas "faire quelque chose", les éducateurs qui nous trouvent trop castrateurs, le conservateur qui, de son bureau, nous trouve trop permissives. Seul le personnel du centre social respire : quand ils sont chez nous, ils ne sont pas chez eux. " Ce contexte extrêmement difficile n'empêche pas Cécil Guitard et Annie Astriend de souligner l'importance du travail entrepris dans ce milieu : il ne s'agit pas de déserter, mais de trouver les moyens d'y travailler de façon efficace et supportable, dans un partenariat équilibré avec animateurs, éducateurs et travailleurs sociaux.
Les publics en difficulté ne sont pas les seuls à poser problème. Dès 1971, André Mareuil, dans Littérature et jeunesse d'aujourd'hui, constate que l'école remplit de plus en plus mal son rôle, que la lecture et en particulier la lecture des jeunes est en crise. Son ouvrage est largement repris et commenté par des professionnels qui tentent de trouver des réponses en termes d'offre de lecture. C'est le sens du travail de Lecture jeunesse qui propose dès ses premiers numéros des analyses de livres, adressés par les éditeurs aux adultes ou aux adolescents. Les fonds spécialisés semblent dans un premier temps pouvoir être alimentés par un nouveau secteur de l'édition qui adresse de nouvelles formes de fiction à un nouveau lectorat : Plein Vent, chez Laffont, puis Grand angle, chez G. P., Travelling, chez Duculot et Les chemins de l'amitié aux Éditions de l'Amitié-G. T. Rageot, par exemple. Ce genre est placé sous le signe de l'ambiguïté du destinataire : adolescent ou médiateur adulte ? Abordant des sujets d'actualité, il met en scène une contestation prudente de l'ordre établi (on n'est pas loin de 1968), qui est analysée par certains commentateurs (Bernard Epin, Alain Bergougnioux) comme une récupération. L'écriture répond à un cahier des charges destiné à en faciliter la lecture : phrases courtes, chapitres courts, abondance des dialogues... Le tout est accompagné d'un appareil documentaire, placé selon les collections dans le corps du livre ou dans des guides destinés aux enseignants.
Au-delà des critiques qui leur sont adressées très vite sur leur absence de qualité littéraire ou sur leur simplisme idéologique, les commentateurs constatent que ces collections ont été un échec sur le plan commercial. Les enquêtes menées à la fin des années 1970 sur les livres lus par les adolescents démontrent leur absence des palmarès de titres préférés (où trônent les valeurs sûres de l'école laïque) ; elles n'ont donc été que très partiellement reprises en compte par les enseignants, généralement désignés dans les mêmes enquêtes comme les médiateurs privilégiés de l'offre de lecture. Leurs modes de diffusion, qui les réservent à la librairie traditionnelle, les écartent aussi des circuits spontanés d'achat direct par les jeunes. A part Travelling, qui persiste et signe encore aujourd'hui, elles ont disparu des librairies au début des années 1980. Les bibliothécaires, qui ont été les plus ardents à les défendre, les ont vues souffrir progressivement d'obsolescence, et les ont parfois recyclées en direction de lecteurs du troisième âge, qui y trouvent paradoxalement plus leur compte que leur cible de départ. Des tentatives d'analyses des goûts des adolescents apparaissent çà et là pour conclure que leurs attentes sont bien représentatives des contradictions caractéristiques de cet âge : appétence pour le drame ou pour l'humour, lecture documentaire ou lecture romanesque, prédilection masculine pour la bande dessinée, ces indications prudentes et partielles ne font pas beaucoup pour éclairer la lanterne de qui veut créer un fonds.
Si tout a été dit entre 1975 et 1981, pourquoi s'interroger à nouveau aujourd'hui ? On peut donner d'abord une réponse évidente : les débats de l'époque n'ont pas débouché sur des solutions faciles à mettre en oeuvre qui auraient permis de résoudre les problèmes posés. La crise des banlieues s'est poursuivie, et continue à générer des comportements délinquants dans les bibliothèques et ailleurs, malgré un immense effort d'adaptation des professionnels qui se trouvent certainement mieux insérés et plus aguerris, plus soutenus aussi par un tissu d'intervenants plus dense et mieux organisé, mais qui ne sauraient remédier seuls à une situation économique et sociale qui les dépasse. Le discours de déploration sur l'apocalypse de la lecture adolescente, concurrencée par les nouveaux médias, s'est ressourcé dans l'enquête sur les Pratiques culturelles des Français, parue à la Documentation française en 1990, qui réactualisait l'enquête de 1982 en tirant des conclusions pessimistes sur la baisse de la lecture dans la part la plus jeune de l'échantillon. Les travaux des sociologues de la lecture n'ont pas fourni de recette permettant de constituer aisément un fonds destiné aux adolescents. Les collections spécialisées, même si elles se sont modernisées, et si leur qualité littéraire est bien supérieure, ne touchent toujours qu'une frange minoritaire du lectorat. Quinze ans après, les vieux bibliothécaires ont un peu oublié ce qu'ils avaient lu dans les vieilles revues, et les nouveaux venus ignorent leur existence. Deux facteurs à mon sens ont cependant contribué à donner un nouvel éclairage, et permettent de ne pas sombrer dans le découragement : d'une part, l'approche de la lecture adolescente par les sociologues s'est diversifiée et affinée ; d'autre part, l'idée d'un partenariat entre secteur culturel et secteur scolaire a fait prudemment son chemin.
Les travaux de Nicole Robine, pionnière du sujet, ont été suivis, entre autres, de ceux de François de Singly, de Martine Burgos, de Jean-Marie Privat, de Claude Poissenot. Si pas plus que dans les années 1970, ils ne donnent des modèles de conduite simples, si même l'affinement des questionnements a complexifié la problématique, c'est peut-être à partir de l'acceptation et de la compréhension de cette complexité qu'on pourra réellement traiter le problème. En publiant en 1984 Les jeunes travailleurs et la lecture à la Documentation française, Nicole Robine a jeté une lumière nouvelle sur de vieilles questions. La pratique de l'interview, qui restitue la charge affective positive ou parfois violemment négative de la relation à la lecture, permet aussi de mettre en valeur des nuances qui échappent aux enquêtes quantitatives : le lecteur est amené à réfléchir sur ses présupposés en matière de lectures illégitimes à travers par exemple la façon dont une des interviewées situe sa lecture des livres de la collection Harlequin comme supérieure aux pratiques de sa mère, lectrice de romans-photos, et donc prisonnière des prestiges de l'image. Nicole Robine jette aussi un pavé dans la mare des bibliothécaires en soulignant le rejet violent de l'institution par les jeunes gens qu'elle interroge. Il est donc probable qu'un certain nombre de remises en cause (non d'ailleurs limitées au public adolescent) en sont issues indirectement, par exemple les tentatives de remplacer la classification Dewey par les centres d'intérêt dans certaines bibliothèques.
Le travail de François de Singly encadre les remous suscités par l'Enquête sur les pratiques culturelles des Français. Lire à douze ans paraît sous les auspices de l'Observatoire France-Loisirs de la lecture chez Nathan, en 1989. Les jeunes et la lecture, enquête menée à la demande du ministère de l'Éducation nationale et de la Culture, est publié en janvier 1993 dans la série des Dossiers éducation et formation de la DEP. Ce travail, entre autres mérites, a celui d'affiner les catégories qu'on peut repérer dans ce magma complexe qu'est l'adolescence et de déterminer en son sein des catégories de lecteurs et de non-lecteurs qui se définissent à partir de paramètres plus subtils que ceux qui se dégageaient des enquêtes précédentes. Le travail de François de Singly met fortement en valeur la variable sexuelle (les filles lisent plus de livres et plus de fiction que les garçons), ce qui rejoint les conclusions plus générales de Christian Beaudelot et Roger Establet dans Allez les filles ! (Le Seuil, 1992) : on voit ainsi se dégager une catégorie intéressante de lectrice convaincue issue de milieu modeste qui utilise sa pratique de la lecture pour étayer son ascension scolaire et sociale. Le travail de François de Singly, comme celui de Nicole Robine, interroge aussi sur les représentations de la lecture chez ceux qui en sont les prescripteurs ou les observateurs à travers leurs hiérarchisations conscientes ou inconscientes, et il n'a d'ailleurs pas manqué de les heurter. Comme Nicole Robine également, François de Singly insiste sur l'importance des médiations, ce qui l'amène d'ailleurs à un constat moins pessimiste sur le rôle des bibliothèques : les lecteurs issus de milieu modeste qui fréquentent les bibliothèques ont moins de chances que les autres d'abandonner précocement leurs habitudes de lecture. Reste qu'un champ intéressant serait d'analyser comment exactement agissent ces médiations. Un équilibre subtil et un peu insaisissable entre goût personnel et adéquation aux attentes du public doit être trouvé, comme en témoigne la triste histoire du professeur de français qui n'éveille aucun écho chez ses élèves quand elle tente de leur communiquer sa passion pour l'oeuvre d'Henri Michaux. C'est peut-être une raison des réactions parfois négatives qui ont accueilli Comme un roman de Daniel Pennac, où l'efficacité du partage est présentée comme allant de soi.
Martine Burgos, à travers la publication de ses travaux sur la réception du Grand cahier d'Agota Kristof par des élèves de lycées professionnels en France et en Allemagne, et sur le Gon-court des lycéens (Bulletin des bibliothèques de France, 1, 1992, Argos, n° 12, 1994), éclaire les chemins de la médiation en analysant de façon fine et sensible les différents niveaux, et rejoint les auteurs déjà cités en mettant en valeur l'importance du partage. Comme les jeunes travailleurs de Nicole Robine qui abandonnent la lecture quand leur groupe d'amis se dissout au fil de l'entrée dans la vie active, comme les adolescents de François de Singly pour qui la lecture n'est pas une activité valorisante en grand groupe, mais sous-tend des dialogues interpersonnels entre ami(e)s où on livre des choses importantes sur soi-même, ses lycéens peuvent mettre en oeuvre un discours sur le texte quand ils sont en situation d'échange dans un groupe de pairs. Ce type de constatation, et l'analyse de situations favorisantes, peut aider à orienter des actions concrètes dans les bibliothèques ou ailleurs.
Un exemple d'action innovante, qui se situe hors du champ des bibliothèques, est apporté par Jean-Marie Privat, Dominique Lelièvre-Portaller et Marie-Christine Vinson (Pratiques, n° 80, décembre 1993). Un important article de Jean-Marie Privat introduit à la présentation de l'expérience, en présentant de façon engagée une synthèse précieuse des travaux récents sur la mise en oeuvre des médiations en milieu scolaire. Cette introduction permet, que l'on soit ou non d'accord avec les conclusions de Jean-Marie Privat, d'aller au-delà de ses propres représentations inconscientes pour tenter d'échapper à l'enfer pavé de bonnes intentions de la simple reproduction des lecteurs cultivés. Dominique Lelièvre-Portaller et Marie-Christine Vinson présentent ensuite le travail mené dans un collège de la banlieue lyonnaise autour de la Bouquinerie: il s'agit d'orienter des élèves pour qui la pratique de la lecture n'est ni évidente ni facile vers des lieux du livre moins onéreux, mais surtout moins intimidants (soldeurs et libraires d'occasion), de mettre en oeuvre un travail de lecture de ces textes, de les faire circuler en transformant les élèves en libraires. L'intérêt majeur de l'expérience réside dans une préoccupation chère à Jean-Marie Privat, qui est le souci d'échapper au spectaculaire et au ponctuel, à la croyance naïve en ce qu'il appelle le contact charismatique avec le livre ". Cet aspect des choses est loin d'aller de soi. On le retrouve à travers ses conclusions sur la contradiction manifestée dans les résultats de l'enquête menée par la FFCB (2) en 1993 sur les relations entre les bibliothèques publiques et le monde scolaire, entre les objectifs à long terme attribués à cette coopération (construction d'un comportement autonome de lecteur, acquisition du goût de la lecture...) et l'absence générale de mise en place d'un travail à long terme. On pourrait dire la même chose des divers modes d'intervention culturelle mis en oeuvre à l'école et dans d'autres lieux, ces dernières années, et présentés trop souvent comme efficaces en eux-mêmes (ateliers d'écriture, rencontres avec des écrivains...).
Le travail en cours de Claude Poissenot (des premiers résultats ont été publiés dans le Bulletin des bibliothèques de France, 6, 1993) aborde une autre dimension qui est la fréquentation des bibliothèques par les enfants, puis par les adolescents. Menée sur une longue période à la bibliothèque de Rennes sur une cohorte d'enfants, cette enquête en cours a pour objet d'analyser les variables qui influent (en dehors des déménagements inévitables) sur les réinscriptions en bibliothèque : sexe, origine sociale, réussite scolaire, accompagnement ou non des parents dans cette démarche... On voit s'en dégager des directions qu'on a déjà rencontrées ailleurs, dans les études sur l'efficacité des actions de lutte contre l'illettrisme, ou sur l'influence des BCD sur les pratiques de lecture. Il semblerait que les actions de développement de la lecture touchent principalement les catégories intermédiaires, en laissant de côté les plus exclus, qui relèveraient d'actions plus denses, et les plus favorisés, qui trouvent leur bonheur ailleurs. Cette démarche est très novatrice et permettra probablement de cibler mieux les publics, leurs attentes et les remédiations éventuelles, en résumé de posséder les éléments nécessaires à la définition d'une politique active dans ce domaine.
L'école est étrangement absente des articles publiés à la fin des années 1970. Seuls les auteurs qui en participent directement (André Mareuil, Jean Hassenforder dans le colloque de la BPI et de la Ligue de l'enseignement) en parlent, pour critiquer ses modes de transmission. Il ne faut pas s'en étonner : l'époque est à la critique de l'école par les bibliothèques. Si on s'interroge au sein des bibliothèques, c'est pour proposer un autre modèle, d'ordre culturel ou hédonique, qui apporterait des remédiations aux dégâts causés par une institution conservatrice et autoritaire. Les alliances qui protégeront les bibliothécaires grenoblois du choc de l'agression délinquante se nouent avec les travailleurs sociaux, pas avec les instituteurs. Par ailleurs, les relations se nouent bon gré mal gré de façon précoce avec les écoles primaires, de façon plus enthousiaste avec les écoles maternelles, mais le monde de l'enseignement secondaire reste jusqu'à aujourd'hui encore beaucoup plus difficile à pénétrer.
Les travaux récents, en revanche, font une large place à la lecture en milieu scolaire. Des processus de rapprochement difficiles, lents mais inéluctables se sont opérés depuis. Souvent nés à la faveur d'alliances spontanées ou obligées entre des acteurs aux marges du système ou menacés par ses dysfonctionnements, ils connaissent depuis quelques années des formes de reconnaissance officielle. Le discours actuel sur le sujet est largement produit par l'Éducation nationale, ou concerne des actions qui se déroulent en son sein : les entretiens menés par Martine Burgos l'ont été dans un cadre scolaire, l'étude de François de Singly porte beaucoup sur les lectures « professionnelles des collégiens ou des lycéens, l'expérience de la Bouquinerie est interne à un collège. L'école des lettres vient de faire paraître un document de synthèse et de vulgarisation intitulé "Lire avec les adolescents qui est le produit du travail de l'université de Lille-III, de la Maison académique à la lecture-écriture du Nord-Pas-de-Calais, du CRDP de Lille et de la médiathèque départementale de prêt du Nord (L'école des lettres, n° 12-13, 1erjuin 1994), où la différence entre ce que peut écrire un enseignant et ce que peut écrire un bibliothécaire n'est pas perceptible de façon évidente. Les deux universités d'été citées au début sont inscrites dans le plan national de formation de l'Éducation nationale. L'école, semble-t-il, organise sa propre contestation. Et ses représentants sont parfois déconcertés quand des intervenants peu suspects de conservatisme (Francis Marcoin à l'université d'été de La Grande-Motte sur les relations entre les bibliothèques publiques et le monde scolaire, François de Singly à l'université d'été de Vannes) plaident au-jourd'hui paradoxalement pour des formes de rescolarisation de la lecture. Les facteurs de ce changement sont connus : l'attitude de l'Éducation nationale a profondément évolué au début des années 1990. Elle a abandonné au moins sur le plan du discours officiel l'ambition suivant laquelle l'école était en mesure à elle seule de compenser les inégalités sociales et de faire accéder les enfants égalitairement à la réussite scolaire. Une reconnaissance du caractère inéluctable des inégalités étant, bien sûr, impossible à assumer publiquement, l'école se tourne vers des partenaires pour manifester sa volonté d'oeuvrer de façon commune dans ce sens. Une des stratégies mises en oeuvre (il y en a bien d'autres) réside dans les alliances nouées avec les partenaires culturels du livre, ou dans l'intégration de la dimension culturelle à l'enseignement du français. En témoigne une série de textes pris au plus haut niveau : après le rapport Migeon insistant sur l'importance de la lecture dans la réussite scolaire et la loi d'orientation sur l'Éducation nationale du 10 juillet 1989, il faut citer un texte peut-être moins connu des bibliothécaires, mais néanmoins tout à fait intéressant, le discours prononcé le 15 février 1990 par Lionel Jospin, alors ministre de l'Éducation nationale, qui contient les lignes directrices qui seront reprises par la suite : définition du projet d'école, relance des structures de travail en partenariat (ZEP, PAE, CATE...), relance des plans d'équipement en BCD, participation à la Fureur de lire, appel à la coopération avec les collectivités territoriales. Le ministère par la suite lancera une série d'opérations dans ce sens : opération 100 livres pour les écoles -, mise en place des réseaux académiques Maîtrise de la langue, organisation des forums académiques et nationaux autour de la lecture et de l'écriture, plans départementaux d'équipement des écoles en BCD. Les actions sur le terrain se réalisent de plus en plus en partenariat, et un des signes en est l'apparition auprès des conseillers pour le livre dans les DRAC de conseillers issus de l'Éducation nationale qui s'occupent des dimensions scolaires de la question. Un autre signe peut être trouvé dans l'excellent accueil qui a été réservé à la FFCB au ministère quand elle a décidé de lancer une enquête sur les relations entre les bibliothèques publiques et le monde scolaire.
On peut constater à la lecture de ces textes que si l'Éducation nationale s'ouvre à d'autres partenaires, c'est encore essentiellement à l'école primaire. Or le public qui nous intéresse ici est scolarisé en collège, en lycée, en lycée professionnel. Si les résultats de l'enquête de la FFCB (qui seront publiés d'ici à la fin 1994 par le CRDP de Créteil) montrent que les coopérations y sont toujours nettement moins fréquentes et intenses que dans l'enseignement primaire, des facteurs favorables semblent pouvoir jouer. L'institution du CAPES de documentation fait accéder les documentalistes de CDI à une nouvelle légitimité. On peut espérer qu'ils représentent pour les bibliothèques de précieux interlocuteurs dans un milieu fragmenté où la multiplicité des intervenants rend le dialogue difficile. Reste que la définition des rôles réciproques ne s'est pas complètement clarifiée, et que de nouvelles questions se posent : les problèmes de formation, par exemple, restent entiers et pour les enseignants et pour les bibliothécaires. Et il n'est pas sûr que l'alignement de l'école sur les pratiques (ou ce qu'elle en perçoit) de ses partenaires culturels ne risque pas de la priver de ce qui fait sa spécificité. L'école française s'est bâtie sur une tradition républicaine, dans un projet d'égalité qu'on aurait tort de rejeter en bloc à cause d'effets pervers absurdes, mais secondaires. Le projet des bibliothèques publiques, fortement influencé par l'expérience anglo-saxonne, fait une place plus grande aux aspects démocratiques de l'éducation, à la construction des projets individuels de lecture. Il est souhaitable que les adolescents puissent participer des deux démarches. Ouvrir l'école sur l'extérieur, c'est permettre aux enfants ou aux adolescents de se confronter à des approches différentes et complémentaires de la lecture dans les bibliothèques, mais aussi de l'art dans les musées, des sciences dans d'autres lieux... Le mot d'ordre de la déscolarisation de la lecture, s'il doit être entendu quand il signifie mise en oeuvre de pédagogies plus à l'écoute de leurs destinataires, enrichissement par la confrontation des expériences et des idées, ne doit pas signifier que l'école abandonne ce qui fait son rôle irremplaçable : l'apport d'un savoir commun à tous les enfants, la transmission d'une mémoire dont ils pourront se faire les continuateurs ou les contestataires. Peut-être son projet pourrait-il être d'initier au plaisir d'apprendre.
Que peuvent tirer de tout cela les bibliothécaires ? Les travaux cités dans cet article ne représentent qu'une part de la production, qui se révèle riche, diverse et passionnante. On peut espérer qu'une meilleure connaissance de la diversité des publics remédiera à l'opacité de la notion d'adolescence. Se posera alors la question de la définition des stratégies, ce qui, comme Anne-Marie Bertrand l'a récemment montré dans son livre sur Les bibliothèques municipales : acteurs et enjeux (Cercle de la librairie, 1994) est loin d'être évident aujourd'hui. Faut-il nouer des alliances avec les documentalistes pour travailler ensemble sur une pédagogie cohérente de la documentation, comme l'a proposé l'agence de coopération ACCOLAD en Franche-Comté ? Faut-il entamer des actions de lutte contre l'illettrisme en coopérant avec les acteurs de l'insertion ? Faut-il privilégier la défense de la lecture ? Faut-il ouvrir la bibliothèque aux supports modernes, dans quelles conditions, dans quel but ? S'il n'y a pas plus qu'il y a quinze ans de réponse évidente, nous avons depuis appris à être présents sur le terrain, nous avons pu montrer que des choses étaient possibles, nous portons de nouvelles responsabilités. Pierre Bourdieu, dans La misère du monde (Le Seuil, 1993), a publié l'interview d'une jeune maghrébine recluse par sa famille ; elle raconte comment les livres que sa voisine lui rapportait de la bibliothèque l'ont aidée à échapper à un enfermement désespérant :