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Le fonds historique de littérature enfantine de l'Heure Joyeuse

1994
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    Le fonds historique de littérature enfantine de l'Heure Joyeuse

    Par Françoise Lévêque, Bibliothèque de l'Heure Joyeuse

    L'Heure Joyeuse créée en 1924fut la première bibliothèque municipale de la ville de Paris à être consacrée à la jeunesse. Elle abrite un fonds spécialisé en littérature jeunesse dont l'histoire et la gestion déterminent l'orientation actuelle de la collection et son utilisation.

    L'origine et le développement de la collection

    L'Heure Joyeuse abrite un fonds de conservation de 30 000 livres pour la jeunesse français et étrangers. La collection est constituée de romans, contes, albums, documentaires et périodiques, à laquelle vient s'ajouter un fonds de référence important sur l'histoire de la littérature enfantine, les auteurs, les illustrateurs, les genres littéraires, les éditeurs. Elle est topographiquement séparée entre le fonds ancien, du XVIIIesiècle à 1950, avec un local de consultation, et le fonds nostalgie, de 1950 à nos jours, en magasin et accessible sur fichiers.

    Depuis 1924 les bibliothécaires ont été guidées par un souci constant et vigilant de conservation d'un patrimoine de la littérature enfantine. Une « réserve » existait, destinée à abriter quelques livres anciens, les classiques du XIXesiècle, les beaux livres illustrés témoins d'un passé prestigieux et les livres du fonds mis de côté, au fur et à mesure qu'ils devenaient indisponibles. En 1974, lors de l'installation rue des Prêtres-Saint-Séverin, une salle accueille la « réserve », avec le mobilier d'origine dessiné spécialement pour les enfants et fabriqué aux États-Unis. En 1977 un poste de responsable du fonds est créé auquel est attribué un budget d'acquisitions et de restauration.

    La situation privilégiée de ce fonds spécialisé en littérature enfantine au sein d'une bibliothèque municipale en a défini, dès le début, la spécificité. Un fonds patrimonial rattaché à un fonds moderne destiné aux enfants a permis une exploitation originale d'une collection entièrement consacrée à la conservation et néanmoins ancrée dans le présent grâce à une confrontation à la production actuelle. La bibliothèque offre donc un large panorama de la littérature enfantine du XVIIIesiècle à nos jours.

    L'accès à ce fonds de conservation est ouvert à un public aussi bien de chercheurs que de nostalgiques et de curieux, qui n'ont que rarement accès aux collections de livres anciens. Des visites ponctuelles sont prévues pour les enfants qui fréquentent la bibliothèque.

    Une orientation de la collection qui détermine les acquisitions et le traitement des documents

    Ce fonds patrimonial a pour mission de conserver à la fois la mémoire des textes et la mémoire de l'objet livre. La mémoire des textes implique de conserver plusieurs états d'un texte, l'édition originale, les différentes versions adaptées, tronquées, mutilées, qui permettent d'étudier tous les états de la comtesse de Ségur, de Babar... ; les versions étrangères, comme une Alice en canaque... ; les déclinaisons d'un thème comme les robinsonnades, les struwelpeteriades... La mémoire du livre exige de conserver les traces de l'évolution des techniques de fabrication comme les différentes éditions avec leurs cartonnages successifs et les différentes versions illustrées d'un même texte montrant l'évolution de l'imprimerie et de la reproduction des illustrations.

    Le fonds est très représentatif des XIXe et xxe siècles et n'a que peu de livres anciens antérieurs à 1811. Les critères d'acquisition et de conservation sont les plus larges possible avec le moins possible de censure. Le problème se pose surtout pour l'époque la plus moderne pour laquelle il est trop tôt pour décider de ce qu'il faut garder ou éliminer. Le fonds initial de l'Heure Joyeuse faisait l'objet d'une sévère sélection selon des critères de qualité littéraire et artistique dans le souci de former le goût des enfants. Ce fonds a peu à peu évolué à travers les récupérations d'autres fonds moins sélectifs, et par des acquisitions qui prennent en compte les demandes du public, grâce à un fichier thématique des recherches. En évaluant les demandes des chercheurs et en comblant les lacunes inévitables, on peut sauvegarder une certaine jeunesse de la collection.

    Les acquisitions grâce à un important budget, des dons, des échanges contribuent à rendre cette collection vivante. Ce budget permet d'acquérir en moyenne 400 à 500 titres par an (avec ponctuellement un achat de bibliothèque et de lots de livres très avantageux), à travers un réseau de libraires spécialisés ou non en livres pour enfants, en France et à l'étranger, lors de visites en librairie et le dépouillement de catalogues.

    Les dons et les pilons après inventaire émanant du réseau des bibliothèques parisiennes nous sont transmis par l'ADEL (Antenne de diffusion et d'échange du livre des bibliothèques de la Ville de Paris). Nous entretenons également une politique d'échange avec les bibliothèques municipales de la France entière (Metz, Vincennes...), et de l'étranger.

    Plusieurs critères gouvernent cette politique d'acquisition qui, sans prétendre à l'exhaustivité, tend à constituer une collection représentative des époques, avec les auteurs et les genres littéraires qui leur sont propres. Il faut, si possible, avoir l'oeuvre complète et le plus de déclinaisons possibles des auteurs classiques du monde entier : Coemenius, Fénelon, Berquin, De Foe, Mme De Witt, MmeLeprince de Beaumont, Nicolas Bouilly, Cervantes, Perrault, Grimm, Andersen, Ésope, Florian, La Fontaine, Wyss, Swift, Lewis Carroll, Collodi, Tolstoï, Marchak, Kenneth Grahame, etc'. Il faut essayer d'avoir toujours en vue l'équilibre d'une collection qu'il est difficile de maintenir face à un marché du livre ancien qui reflète les tendances de conservation du public. On trouve facilement les ouvrages de la seconde moitié du XIXesiècle, alors que les ouvrages plus anciens sont devenus introuvables car peu considérés pendant longtemps, et que les plus récents, surtout depuis les années cinquante, ne sont pas encore apparus sur le marché. Tout en essayant de se garder des phénomènes de mode, comme par exemple la surenchère sur les cartonnages du XIXesiècle, y compris les éditions des Voyages extraordinaires de Jules Verne édités par Hetzel et sur les beaux livres illustrés proches de la bibliophilie.

    Il n'est certes pas nécessaire de développer une collection à des prix excessifs, il s'agit plutôt de construire un réseau, en s'orientant le plus possible vers une base commune du patrimoine européen. Une connaissance du contenu des autres collections permet de ne pas doubler les fonds de façon inutile. Nous sommes pour une grande part les héritières d'un fonds déjà constitué dans lequel les bandes dessinées n'apparaissaient pas, peu considérées à une époque où il fallait lutter contre l'invasion des " comtes » américains. Un travail en liaison avec le Centre national de la bande dessinée d'Angoulême, qui a un fonds de conservation, permet d'éviter de doubler leur collection et d'orienter les chercheurs, à la fois sur Angoulême et sur la Bibliothèque nationale. Le département des périodiques de la BN poursuit le microfilmage de ses collections, y compris ceux pour la jeunesse, les complétant en faisant appel aux différents centres de ressources français.

    Comment le traitement des documents peut orienter les recherches

    Le traitement matériel des documents consiste à leur assurer une conservation optimale en associant de bonnes conditions de stockage (lumière, température, etc.) à une restauration respectant dans la mesure du possible l'aspect initial du livre.

    En même temps l'accent est mis sur le traitement intellectuel des documents pour en faciliter l'accès. La notice scientifique de catalogage est établie selon les normes AFNOR des documents anciens, à laquelle on ajoute une analyse du livre, toujours sur le modèle des anciennes fiches. Le manque d'ouvrages de référence dans le cas des livres français donne à la recherche un aspect « enquête policière " quand on veut établir de courtes notices biographiques sur les auteurs, les traducteurs, les illustrateurs, les éditeurs. Un repérage qui nécessite de consulter nombre de catalogues d'expositions, de catalogues des grandes collections étrangères, des catalogues d'éditeurs (rares), les livres eux-mêmes qui parfois comportent des listes de titres, des catalogues de ventes de libraires (Gumuchian, James, Ober-lé...), de ventes aux enchères de bibliothèques de collectionneurs (Roger Cas-taing et Paul Gavault...), les catalogues de Sotheby... En ajoutant à la description physique du livre une courte analyse du texte, on établit une fiche qui comporte beaucoup de renseignements auxquels on peut ajouter les indices trouvés, d'une part dans tout le matériel publicitaire des éditeurs (livres d'étrennes, catalogues, prospectus...), et d'autre part sur le livre lui-même, résumé des quatrièmes de couverture, la jaquette (tout document d'ailleurs retiré lors du traitement physique du livre à l'heure actuelle). Ce matériel publicitaire fait partie des données que les éditeurs allemands essaient de conserver et de rendre accessibles grâce aux nouveaux supports d'information (CD-ROM...).

    Pour faciliter les entrées dans la collection, il s'est avéré nécessaire d'augmenter les fichiers face aux difficultés rencontrées par les lecteurs devant un aussi grand nombre de textes et d'images. Il est possible de s'orienter à travers un fichier auteurs, traducteurs, préfaciers..., un fichier titres, un fichier illustrateurs, photographes, graveurs, un fichier thématique, un fichier collections. Depuis 1989 des fichiers chronologiques et éditeurs, imprimeurs, typographes, ont été créés. L'accès au fonds d'études est lui aussi simplifié par des fichiers auteurs, titres et thématique.

    Les lecteurs et leurs recherches à travers les textes et leurs illustrations

    Les lecteurs se trouvent d'emblée face à une collection constituée de livres uniquement destinés à la jeunesse et, comme nous l'avons déjà souligné, avec la possibilité d'ouvrir leur champ d'études sur plusieurs périodes.

    Le local réservé au fonds ancien ne comporte que trois tables de lecture, d'où la nécessité de limiter les visites pour permettre aux lecteurs de consulter les ouvrages dans les meilleures conditions, et surtout de leur consacrer le temps nécessaire à une orientation topographique et signalétique la plus précise possible.

    Les nostalgiques

    Les souvenirs des lecteurs à la recherche d'un livre de leur enfance sont souvent assez flous. Et la plupart du temps ils ne peuvent en préciser que le titre, sans auteur et sans date, ou le contraire ! Ce qui rend le repérage un peu difficile. Mais la recherche est toujours récompensée par la joie qu'éprouve le lecteur à la vue du livre qu'il cherchait depuis si longtemps et dont les moindres détails lui reviennent tout à coup, ou le plaisir qu'éprouve une grand-mère à lire à sa petite-fille le livre qu'elle lisait quand elle était enfant.

    Les recherches sur les textes

    Dans le cadre d'un travail universitaire, thèse ou mémoire de maîtrise, les chercheurs ont besoin d'avoir accès à plusieurs collections, et il peut même arriver qu'une recherche n'aboutisse pas par manque de sources. Dans les deux cas il s'agit de déterminer, en collaboration avec les différents acteurs de la littérature enfantine (chercheurs, auteurs, critiques, éditeurs, institutions, collectionneurs...) quelles sont les sources accessibles, pour pouvoir l'orienter vers d'autres centres de documentation et d'autres collections.

    A notre niveau, des études comparatives sont menées sur les différentes versions de Robinson Crusoë et surtout sur ses déclinaisons : Le Robinson suisse, Le Robinson du bois de Boulogne, Le Robinson de douze ans... Beaucoup de recherches sont faites sur La semaine de Suzette : ses auteurs et leur idéologie ; Bécassine, ses auteurs et ses illustrateurs ; les influences de la Grande Guerre sur un périodique pour enfants, 1905-1918... Des recherches sont en cours sur les livres pour enfants publiés sous l'Occupation dont on ne sait à peu près rien, et d'autres, tout aussi difficiles sur les livres mettant en scène la Première et la Seconde Guerre mondiale, en montrant que la propagande a aussi existé dans les livres destinés aux enfants et en étudiant la façon dont la guerre est présentée aux enfants après 1945.

    Dans tous les cas nous essayons d'obtenir des étudiants qu'ils nous permettent de faire une copie de leurs travaux afin d'enrichir notre fonds d'études.

    Les recherches sur l'illustration

    Dans le cadre de recherches sur l'illustration, très fréquentes dans un fonds d'une richesse iconographique évidente, il faut consacrer beaucoup de temps au repérage des images. Repérage qui repose pour l'instant sur les bibliothécaires et leur connaissance des livres, le fichier thématique pour les albums et les bibliographies déjà établies (les chapeaux, l'oeuf, les abécédaires...) Il faut attendre un catalogage des images qui seront alors décrites avec des critères précis quant aux techniques et aux thèmes. Une saisie ultérieure des images au scanner permettrait un accès et une reproduction souples et faciles.

    Les illustrateurs viennent souvent « regarder des images : une recherche du « croquemitaine à travers les âges et sa représentation dans d'autres pays. Des études comparatives sont faites sur les illustrations du Roman de Renart, des fables de La Fontaine, des contes de Perrault des origines à nos jours ou sur les éditions illustrées des Voyages de Gulliver anglaises et françaises ou encore sur les illustrateurs et leurs techniques, Froelich et Froment pour Hetzel, Boutet de Monvel, les illustrateurs de la comtesse de Ségur, les chansons enfantines en images... Le musée d'Orsay, dans le cadre de ses animations musicales pour les petits, « Musique en jeu », fait des recherches thématiques sur des images d'instruments de musique et des musiciens ; le nouveau Musée de la poupée à Lyon recherche les images de la poupée dans les livres pour enfants.

    Les expositions

    Les documents sont exploités au niveau même de la bibliothèque pour des petites expositions : les différents « états » de la comtesse de Ségur, d'Alice, chronologie de la littérature enfantine illustrée par les livres sur les voyages, historique de la bibliothèque à l'occasion de ses 70 ans avec une exposition de photos et de documents provenant des archives.

    Les livres sont prêtés pour des expositions avec des conditions bien précises de présentation et seulement dans le cas d'expositions importantes, ce durant au minimum un mois, toujours dans un souci de conservation, les livres étant assurés.

    En 1989, Montreuil a réalisé une exposition sur les livres pour enfants publiés sous la Révolution française et leurs auteurs, Mme de Genlis, MmeLeprince de Beaumont, pour laquelle nous avions prêté beaucoup d'ouvrages.

    Nous collaborons régulièrement avec le musée d'Orsay dans le cadre de ses expositions dossiers, toujours complétées par un catalogue. Pour La science pour tous, une des parties de l'exposition portait sur les ouvrages de vulgarisation scientifique pour les enfants. A cette occasion nous avons pu explorer la richesse de notre fonds en documentaires que l'on doit aux scientifiques de tous les temps : Le portefeuille des enfants, journal réunissant des planches à découper pour illustrer les leçons, publié de 1784 à 1800 et rédigé par A. Du-chesne et A. Le Blond ; L'arithmétique de grand-papa (1865), L'histoire d'une bouchée de pain (vers 1863) de Jean Macé publiés chez Hetzel ; Les animaux sauvages (1869) de Mme Pape-Carpentier ; Les voyages extraordinaires de Jules Verne, etc.

    Notre participation à toutes ces expositions part du principe qu'il est primordial de faire vivre les livres et de la volonté qu'ils soient présentés à un public le plus large possible, les reliant aux contextes historiques, culturels et sociologiques, comme témoignage de l'évolution des mentalités. Cette politique a débouché en 1991 sur l'exposition Livre, mon ami: lectures enfantines, 1914-1954, réalisée par l'Heure Joyeuse avec la collaboration d'une historienne de l'histoire du livre et de l'illustration, Annie Renonciat. Nous avons essayé de démontrer que la littérature enfantine n'était pas morte à la fin du XIXesiècle ! Et ce ne fut possible qu'en partant de nos collections dont la richesse sur cette période invalidait à elle seule cette assertion.

    1994, l'année des 70 ans de l'Heure Joyeuse, est une année de bilan pour l'ensemble de la bibliothèque. Des journées interprofessionnelles sont prévues qui donneront l'occasion de resserrer les liens entre les différentes institutions et tous ceux qui travaillent dans le domaine du livre pour la jeunesse. Une enquête est en cours pour localiser les fonds de conservation en France et à l'étranger, dont les résultats seront publiés ultérieurement. Cette démarche nous semble rejoindre une prise de conscience au niveau national de la valeur patrimoniale du livre pour la jeunesse.