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    Portraits de lecteurs dans les oeuvres de fiction

    Par Anne-Marie Chaintreau, Conservateur Direction de l'information scientifique et technique et des bibliothèques
    Par Renée Lemaître, Conservateur honoraire
    A partir de notre travail sur l'image des bibliothèques dans la fiction (1) , nous avons eu l'occasion de présenter ce texte sur les lecteurs, d'une part à la table ronde de l'IFLA « Recherche sur la lecture au cours de la 59 e conférence générale de l'IFLA à Barcelone en août 1993, d'autre part au colloque de Cérisy-la-Salle sur le Génie du lecteur en août 1994.

    Parmi leshéros que nous avons rencontrés dans les romans ou dans les films, lors de notre étude, nous avons choisi plus particulièrement le personnage du lecteur. Il sera présenté sous tous ses aspects : son portrait physique, ses habitudes à la bibliothèque, ses lectures, ses recherches, ses impressions, ses relations avec les bibliothécaires et les autres lecteurs, et enfin ses fantasmes les plus incongrus.

    Comment sont décrits les lecteurs ?

    En fait, il existe une variété infinie de portraits : celui du jeune enfant découvrant la lecture, celui de l'autodidacte qui trouve à la bibliothèque publique les moyens de s'élever dans la hiérarchie sociale, celui de l'étudiant ou de l'érudit qui mène toute sa vie des recherches dans des textes anciens. Mais attardons-nous quelques instants sur la caricature du lecteur, sur le stéréotype présent dans l'inconscient collectif et restitué souvent de façon abrupte.

    Dans un décor, que l'on connaît bien, c'est-à-dire dans des salles de lecture où les échelles montent à l'assaut de hauts rayonnages poussiéreux couverts de lourds in-folio, le lecteur est forcément vieux, il porte toujours des lunettes, il est chauve si c'est un homme, porte un chignon si c'est une femme. Il profère généralement, un doigt sur la bouche, des chuuut !intempestifs et vigoureux. Il tousse souvent, ronfle parfois. Son voisinage n'est pas toujours agréable, particulièrement à cause de certaines odeurs et pour couronner le tout, il est affligé d'un certain nombre de petites manies, allant même jusqu'à lire toujours le même livre depuis plusieurs années.

    Ainsi les écrivains parlent de lecteurs très âgés ou sans âge : Daniel Boulanger dit d'une visiteuse « qu'elle avait presque un siècle et lisait avec une loupe Louis Guilloux, dans Le Sang noir, en 1935, évoquait des rombières à la Goya » et des messieurs invalides qui se contentent de baver sur le journal local Anthony Burgess, dans L'Orange mécanique, décrit dans un langage argotique une bande de vieux tousseux. Enfin la bibliothécaire d'un roman policier français (Ferrière) a trouvé une excellente parade aux ronflements : elle réveille ses lecteurs en refermant d'un coup sec les tiroirs du fichier !

    Pour les chut ! intempestifs, les exemples sont si fréquents que nous ne signalerons que ceux entendus dans le film Le Joyeux phénomène; ils s'adressent à une femme qui se permet de parler fort sous le prétexte qu'elle paie des impôts, ce qui n'apaise pas les vieux grincheux.

    Si ces lecteurs sont généralement occupés à lire des quotidiens, il existe une autre espèce d'usager : celui qui s'entoure d'un nombre considérable de livres, disposés en une sorte de forteresse. La bibliothèque et les murs de livres constituent pour lui un refuge et un rempart.

    Nombre d'écrivains montrent, comme Jacques Roubaud dans La Belle Hortense, un lecteur qui émerge tout juste de derrière des piles de livres et qui, « dans quelques interstices, semblables à des mâchicoulis, déverse, sur ses voisins [...] le plomb fondu et l'huile bouillante de ses regards... ! »

    Mais au-delà de la caricature, les trésors d'imagination des écrivains nous offrent une extrême diversité de portraits de lecteurs, loin d'être tous, vieux, incultes et maniaques.

    Que lisent-ils ?

    Nous pouvons dégager sans aucune prétention sociologique une typologie des lecteurs de fiction, en fonction de leurs lectures ou des raisons de leur présence en bibliothèque.

    On peut distinguer :

    les non-lecteurs, ceux par exemple qui fréquentent les salles de lecture pour se chauffer, comme les clochards malodorants décrits en 1924 par Louis Hémon dans son roman Colin-Maillard. On peut inclure dans les non-lecteurs les amoureux qui s'inventent des besoins de lecture pour fréquenter la bibliothèque, lieu de rencontre idéal, comme chacun sait. Ils s'organisent pour apercevoir ou rencontrer à heure fixe la belle jeune femme ou le beau jeune homme dont ils sont amoureux ; entr'apercevoir l'objet de son désir parmi les rayonnages relève d'un charme tout particulier. S'asseoir côte à côte permet d'espérer une entrée en matière toute naturelle. Les lectures de ces amoureux sont rarement décrites, revêtant un intérêt tout à fait secondaire dans l'intrigue. Pourtant l'un d'eux (le héros de Michel Chaillou dans Jonathamour) rêve à des aventures de pirates qu'il affronte avec la jolie lectrice qui lit à la table voisine et... à qui il tient parfois la main.

    Moins avancé sur les sentiers du bonheur est l'amoureux éperdu qui ne se rend pas compte qu'il tient à l'envers le livre qu'il fait semblant de lire (Isabelle Mazeaud).

    Vignette de l'image.Illustration
    Eric, 14 ans

    Mais laissons là les faux lecteurs pour parler:

    des autodidactes :

    Jack London par exemple a plus d'une fois, dans ses romans, représenté un lecteur lui ressemblant comme un frère. Ainsi dans Martin Eden, un jeune matelot sans instruction décide de tout apprendre et fréquente assidûment la bibliothèque publique, pour plaire à une jeune fille cultivée. Il parvient en trois ans d'un labeur acharné à explorer tous les champs de la connaissance. Pour emprunter davantage de livres, il a fait établir des cartes de lecteurs pour tous les membres de sa famille.

    Le jeune Noir de Richard Wright découvre lui aussi à la bibliothèque publique (pourtant réservée aux Blancs et qu'il ne fréquente que par le biais d'un stratagème) les grands auteurs américains, Mencken, Lewis, Dreiser. Il se rend compte de la force des mots dans le combat social et décide de devenir écrivain pour défendre sa race (Black Boy).

    Mais les plus naïfs des autodidactes lisent dans l'ordre alphabétique ; ainsi en décide la petite fille décrite par Betty Smith : elle croyait que tous les livres de la terre se trouvaient réunis dans la salle de lecture et avait formé le projet de les lire tous, elle lisait à la cadence d'un volume par jour. Son premier auteur avait été Abbott, elle avait été émerveillée par Alcott, mais « elle avait été forcée de convenir que certains B lui avaient paru bien arides... » (Le Lys de Brooklyn).

    Un autre autodidacte, celui de Jean-Paul Sartre dans La Nausée, depuis sept ans réalise lentement et obstinément son plan. Ayant commencé au premier livre du premier rayon d'extrême droite, il en est à la lettre L. Il passe brutalement de l'étude des coléoptères à celle de la théorie des quanta, d'un ouvrage sur Tamerlan à un pamphlet catholique contre le darwinisme.

    Une troisième catégorie de lecteur de fiction est celle que l'on pourrait nommer :

    les détectives : Professionnels ou non, ils fréquentent la bibliothèque parce qu'elle permet des recherches historiques de nature à éclairer les faits présents. Les vieux journaux, les livres épuisés sont très précieux, ils donnent souvent la clef de l'énigme dans un roman policier.

    Il arrive fréquemment dans ce cas que le malfaiteur soit déjà passé pour effacer les traces de l'histoire, ait mutilé le document ou fait disparaître les éléments d'informations. Ainsi la Marque jaune au British Museum a devancé le professeur Mortimer (Edgar P. Jacobs). Cependant les non-lecteurs, les autodidactes, les détectives ne peuvent nous faire oublier la catégorie des :

    chercheurs qui se sont fixé un sujet sérieux d'étude. Par exemple, le lecteur dépeint par Nicolas Chmelev dans l'Hôtel pachkov, qui prépare une thèse sur le système de formation de l'administration provinciale chinoise du XIVeau XVIIesiècles sous la dynastie Ming » ou encore le Turc (dans le roman du Grec Aris Faki-nos) qui mène discrètement des recherches dans les monastères grecs sur la vie et les moeurs de ses ennemis pour découvrir les moyens psychologiques de les exterminer (La Citadelle de la mémoire).

    Les sujets d'étude que les écrivains prêtent à leurs héros de fiction sont souvent des sujets pointus qu'ils ont sans doute voulu traiter dans des oeuvres non romanesques mais auxquels ils ont généralement renoncé en partie. Ne pouvant les mener à bien, ils effleurent le sujet au second degré et l'esquissent par le biais de leurs personnages. Par exemple l'auteur wallon Thierry Haumont dans Le Conservateur des ombres raconte l'histoire de la bibliothèque d'une petite ville allemande sous le nazisme et celle d'un lecteur qui écrit un traité sur l'ombre. En fait l'auteur entremêle parfaitement ses propres réflexions sur l'ombre et son récit.

    Dernière catégorie de lecteurs, le grand public (dont les enfants), qui vient consulter en bibliothèque ou en bibliobus des livres de cuisine, des livres de bricolage, des documentaires de toutes sortes et bien entendu des... livres d'éducation sexuelle.

    Les usages que font les lecteurs de ces livres pratiques ne sont pas sans laisser perplexe : dans une bande dessinée, la mère de famille emprunte une grammaire mais c'est dans le but de caler sa table bancale (Fred Lasswell) ! Dans un roman noir, on constate que l'emprunt d'un traité de taxidermie est curieusement suivi par d'horribles faits divers : des femmes sont dépecées puis empaillées (Darnaudet-Daurel) ! Dans un roman policier de Keating, la bibliothécaire semble avoir pris des risques en laissant en libre accès un ouvrage sur les poisons !

    Mentionnons de façon particulière la lecture, dangereuse, des livres de magie, de sorcellerie ou de démonologie. L'héroïne du film italien Lnferno qui vient de voler un ouvrage de ce genre est agressée dans les sous-sols de la bibliothèque par un moine alchimiste qui a des mains de vampire gantées de caoutchouc.

    Comment lisent-ils ?

    Il y a des gens, relativement nombreux, très organisés ou légèrement fous, qui recopient soigneusement et à longueur de journées des livres entiers à la main, par exemple dans le téléfilm Y'a rien eu ou dans Le Rêve de Saxe de Michel Chaillou. Cet écrivain donne une convaincante explication du phénomène : adorant recopier les livres, il avoue que ce faisant, il a « le sentiment de réanimer un vieux coeur,,... En revanche, le jeune homme de Bernard Comment qui recopie lui aussi des milliers de pages à la Bibliothèque nationale, en tapant sur son ordinateur portatif les textes dont il veut meubler son esprit, a plutôt la désagréable sensation de ne pas maîtriser sa mémoire défaillante.

    Cet amour de la recopie a bien sûr tendance à devenir, avec les techniques nouvelles mises à disposition des lecteurs, un amour de la reproduction de textes. Le nouvelliste Paul Savatier souligne le risque d'une crise mondiale du papier qui va de pair avec une crise mondiale de la lecture : « Avec l'apparition et la banalisation des imprimantes à lecture accélérée, ce ne furent plus des pages isolées mais des ouvrages entiers que les clients des bibliothèques se mirent à copier sans les lire. »

    Dans un monde moins technologique, la façon classique pour le lecteur de suivre attentivement le texte lu est, malgré la gêne que cela peut occasionner, de chuchoter les mots et les phrases ; Michel Chaillou, loin d'en être gêné, se réjouit d'être entouré par des gens dont les lèvres remuent ».

    On a vu que les autodidactes avaient tendance à lire par ordre alphabétique, curieuse manière de lire, moins folle cependant que celle de certains boulimiques menacés de bibliophagie. Pour s'approprier plus rapidement et plus efficacement le savoir imprimé, certains lecteurs en viennent à manger le support papier. Suivant en cela le conseil donné dans l'Apocalypse de Saint-Jean : « Prenez ce livre et dévorez-le, il vous causera de l'amertume dans le ventre mais dans votre bouche, il sera doux comme du miel... », ces individus dévorent les livres, les chauffant même dans leur folie au bain-marie pour qu'ils soient meilleurs (Daniel Apruz). La bibliophagie est aussi le moyen utilisé par le moine d'Umberto Eco dans Le Nom de la rose pour se suicider (le livre étant empoisonné) et pour soustraire définitivement le texte d'Aristote à ses frères. Un roman de François Forestier, La Manducation, se termine par l'absorption d'un livre par le héros.

    Que ressentent-ils ? (dans la bibliothèque)

    Celui qui pénètre dans une bibliothèque est d'abord frappé par le silence, même si ce silence est troublé par les chuchotements, les éternuements discrets ou les accès subits d'une toux dévastatrice et sans pudeur » (Virginia Woolf, La Chambre de Jacob).

    Le silence provoque des réactions d'ordre métaphysique, surtout chez le visiteur occasionnel, qui se demande immédiatement ce qu'il vient chercher en ces lieux, s'il est vraiment utile qu'il aille plus avant et même s'il est digne d'entrer. Il va se trouver là comme au seuil d'un sanctuaire ou d'un cimetière. Beaucoup de lecteurs confrontés au silence et à la masse des livres se mettent à frissonner, ressentent comme une impression de froid. Ils sont soudain saisis d'un respect profond pour le patrimoine livresque, pour le savoir universel. Beaucoup de lecteurs constatent aussi que le temps n'existe plus : «... il a été remplacé par une durée insaisissable, qui diffère peu d'un éternel présent, le temps se meurt au seuil de la Bibliothèque » (Puységur). N'est-ce pas d'ailleurs le repaire idéal des anges qui surveillent de manière attendrie les humains comme nous le montre le film de Wim Wenders, Les Ailes du désir?

    Saisi par le silence, l'intemporalité des lieux et le caractère sacré de l'institution, le lecteur se croit parfois dans un tombeau. Il voit en effet l'alignement d'innombrables volumes dont les auteurs sont morts, puis il prend conscience que ces textes ne renaissent que par un acte de lecture, qu'ils ne reprennent vie que si quelqu'un les feuillette, enfin il réalise qu'il ne dispose que d'un temps très limité et qu'il lui faudrait l'éternité pour lire les milliers d'ouvrages entreposés sur les rayonnages.

    Le général Stumm, personnage de Robert Musil dans le roman L'Homme sans qualités, calcule qu'il lui faudrait dix mille ans pour lire, à raison d'un livre par jour, les trois millions et demi de volumes de la bibliothèque.

    Aussi la panique reste-t-elle la réaction courante du lecteur occasionnel qui s'aventure dans une bibliothèque.

    En revanche, pour l'habitué, le fait d'entrer dans une salle de lecture est ressenti souvent comme un retour aux sources, un retour dans le ventre maternel, hors d'atteinte des agressions extérieures. La bibliothèque est pour lui un refuge douillet, il ne se sent nulle part aussi bien qu'ici, les bruits du dehors lui arrivent filtrés. Il est envahi par une tiède chaleur.

    David Lodge compare l'entrée du British Museum à un passage vaginal, la salle de lecture à un utérus, les rayonnages à des ovaires, et les chercheurs à des foetus, petits bourgeons de la vie de l'esprit, recroquevillés sur les livres (La Chute du British Museum).

    Ce n'est plus le silence qui frappe l'habitué mais le calme, calme souligné par Stephen King (dans Ça) dont le héros adore la bibliothèque : Il aimait « le calme que rompaient à peine d'occasionnels murmures, [...] les coups de tampon assourdis d'un bibliothécaire [...] et le bruit des pages tournées ». Ce sont presque les mêmes sentiments qu'éprouve (à l'autre bout du monde) Nicolas Chmelev à l'Hôtel Pachkov : « Il lui suffisait de rapprocher sa chaise de la table et d'allumer la lampe pour se retrouver comme enfermé sous une chape transparente mais impénétrable, où il était seul avec ses livres. »

    Le ravissement du lecteur est parfois avivé par le sentiment de partager les mêmes joies que les êtres silencieux qui l'entourent. Le pauvre héros de Rainer Maria Rilke (Les Cahiers de Malte Laurids Brigge) se sent réconforté à la Bibliothèque nationale : "Je suis assis et je lis un poète. Il y a beaucoup de gens dans la salle, mais on ne les sent pas. Ils sont dans les livres. Quelquefois ils bougent entre les feuillets, comme des hommes qui dorment et se retournent entre deux rêves. Ah ! qu'il fait bon être parmi des hommes qui lisent ! Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi ? »

    Certains lecteurs se sentent parfois si bien dans leur bibliothèque, qu'elle en devient bien plus bruyante que de coutume. Dans une sympathique bibliothèque jeunesse, « les lecteurs se sentent chez eux, ils parlent, ils rient beaucoup et vont même jusqu'à se prêter leurs rêves (Cassabois) !

    Une fois bien installés à leur table de travail, les lecteurs ne se plongent pas immédiatement dans la lecture, ils goûtent l'atmosphère feutrée, observent tous les petits riens qui font le charme des lieux et dévisagent leurs voisins de table dont l'observation va se poursuivre pendant la séance, ne pouvant s'empêcher de lever les yeux des livres qu'ils consultent.

    Le bien-être éprouvé est traduit par des références aux bonnes vieilles odeurs qui viennent frapper leur odorat, celles du cuir, du papier jauni, de l'encre et du bois ciré - un lecteur va même jus-qu'à déclarer son amour à une bibliothécaire parce qu'elle sent bon, parce qu'elle sent les livres, « les livres concentrant les odeurs de la vie, comme les flacons de parfum recueillent l'essence des fleurs » (Laclavetine).

    Quels sont les rapports bibliothécaires-lecteurs et lecteurs-bibliothécaires ?

    Un journaliste malicieux, Charles Mon-selet, avait édicté dans un texte de 1859 l'axiome suivant : tout bibliothécaire est ennemi du lecteur. Et bien entendu, la fiction nous offre de multiples récits de rapports conflictuels : que font dans un premier temps les lecteurs ? Ils attendent. Le libre accès n'a pas et ne pourra réparer les dégâts causés par les incalculables heures d'attente. Les lecteurs insatisfaits sont nombreux et la haine tenace.

    Les livres sont des trésors jugés inaccessibles et cela dans pratiquement tous les pays surtout dans les bibliothèques nationales qui auraient mis au point des stratégies puissantes pour décourager les lecteurs. Primo Levi, en 1975, pense que seul celui » qui est poussé par un besoin absolu ou par une irrésistible passion peut se soumettre de bon gré aux épreuves d'abnégation exigées pour avoir le droit de consulter les volumes : horaire court et irrationnel, éclairage chiche, catalogues en désordre, aucun chauffage l'hiver, pas de chaises mais des escabeaux inconfortables et bruyants, bibliothécaire rustre et incompétent, insolent, d'une laideur éhontée, placé sur le seuil pour effrayer par son aspect et son aboiement les candidats à l'entrée » (Le Système périodique) ! Le héros de Jacques Roubaud, dans la série des aventures de La Belle Hortense, s'impatiente devant les quarante-quatre cas d'incommunicabilité du volume signalés par le bulletin que vient de déposer devant lui un magasinier de la Bibliothèque nationale : entre autres manque en place, cote à revoir, à la reliure, et mention plus particulièrement cruelle : communiqué à vous-même le..).

    Le lecteur d'Italo Calvino, dans Si par une nuit d'hiver un voyageur, remplit des bulletins : mais, à un premier bulletin, on lui répond qu'il doit y avoir une erreur de numérotation dans le catalogue... ; au deuxième, on lui répond que le livre est en lecture, et qu'on ne peut retrouver celui qui l'a demandé ; au troisième, que le livre est à la reliure ; au quatrième que l'ouvrage est conservé dans une aile de la bibliothèque présentement fermée pour travaux...

    Le bibliothécaire est soupçonné de vouloir garder les livres et de déployer des trésors d'imagination pour ne pas les prêter. Les tracasseries administratives commencent au moment de l'inscription des lecteurs et de l'établissement d'une carte de lecteur, l'étudiant psychologiquement fragile de David Lodge pris dans un maelstrôm à la Kafka va même jusqu'à s'évanouir en réaction à l'incompréhension des employés.

    Les tentatives de dissuasion continuent avec l'élaboration de catalogues et la mise au point de classifications ou de classements particulièrement complexes. Les classifications, les plus récentes étant d'inspiration oulipiennes, déconcertent les plus courageux des lecteurs qui doivent avoir recours à la bienveillance de quelques obscurs magasiniers dont le bon sens est particulièrement apprécié.

    A l'inverse, les bibliothécaires ont aussi à se plaindre de certains comportements des lecteurs : en vrac, nous citerons les faits suivants que nous avons relevés, outre ceux déjà mentionnés (dormir, ronfler...) :

    • les lecteurs ne rendent pas les livres empruntés (Stephen King, James Holding...) ;
    • ils ne veulent pas payer leurs amendes (Walt Disney...) ;
    • ils découpent les livres ! (Earl Derr Biggers, ou dans le film Prick up your ears) ;
    • ils y mettent des messages (William Irish, Nancy Hayashi...) ;
    • ils cachent des microfilms dans les reliures (Anthony Morton...) ;
    • ils volent des exemplaires précieux ou cambriolent la bibliothèque (Gôran Tunstrôm, Harley Roy Lewis...) ;
    • ils cachent de vieilles boîtes vides derrière les livres (Barbara Pym...) ;
    • ils mangent ! (David Shahar, ou dans le film canadien La Mort d'un bûcheron..!) ;
    • ils font du tapage dans les salles de lecture (Lelong, Anthony Burgess...) ;
    • ils se photocopient les seins (Isabelle Mazeaud...) ;
    • ils s'embrassent derrière les rayonnages (dans le film Je t'aime à te tuer...) ;
    • ils restent dans la bibliothèque après la fermeture (Isabelle Mazeaud...) ;
    • ils s'évanouissent... ce qui est toujours un souci pour les bibliothécaires ! (David Lodge...) ;
    • encore pire, ils meurent parfois à la bibliothèque... Pour avoir sous-estimé la tâche qu'il s'était fixée, un vieux lecteur meurt d'effroi derrière la pile de livres que l'employé venait de lui apporter (Günther de Bruyn) ; d'autres habitués sont assassinés (On tue à la Nationale de Certigny et Wargny, Meurtres au Conseil d'État de Jean Lebon).

    Voilà tout ce qui peut se passer dans une bibliothèque, selon la riche imagination des auteurs.

    Mais cela n'empêche pas l'amitié de pouvoir s'établir et on trouve aussi des bibliothécaires qui aiment partager, dans la simplicité, avec leur lecteur, de petits moments de bonheur, autour d'un thé par exemple pris chaque après-midi, ou à l'occasion de Noël, chacun ayant apporté un modeste cadeau (David Shahar, Anita Brookner...).

    L'amitié profonde et durable qui s'établit entre eux n'est pas rare. Les conseils de lecture demandés ou donnés sont souvent l'occasion de confidences. C'est surtout les lecteurs adolescents qui bénéficient de l'aide de bibliothécaires attentifs, humains et généreux (comme dans le film Salmonberries...).

    D'amis, bibliothécaires et lecteurs deviennent fréquemment complices. Lequel des deux aura une influence sur l'autre ? La balance penche soit du côté du Bien, soit du côté du Mal : on peut avoir affaire à la bibliothécaire assumant parfaitement son rôle d'ange civilisateur comme dans le film américain Un mauvais garçon avec Clark Gable - elle en fait » un bon garçon » - ou à la bibliothécaire qui se jette dans le crime pour aider son amant à récupérer le butin caché sous la bibliothèque, comme dans le film L'Homme aux yeux d'argent de Granier-Deferre.

    Complices veut dire bien souvent amants. Mais soulignons alors un phénomène très curieux, ces rapports s'établissent toujours (à de très rares exceptions près) dans le même sens : femmes-bibliothécaires avec lecteurs. Citons pourtant l'exception la plus remarquable dans le film On n'y joue qu'à deux où Peter Sel-lers interprète avec maestria un bibliothécaire séduisant et coquin.

    A quoi rêvent-ils ? Quels sont leurs fantasmes ?

    Il est intéressant d'étudier les fantasmes des lecteurs. Après tout on pourrait peut-être s'en inspirer pour créer des "bibliothèques de rêves ». Mais comment s'y prendre pour faire de chaque lecteur un » privilégié » ?

    Le principal privilège revendiqué dans les rêves est celui d'être enfin seul avec les milliers de livres entreposés dans les bibliothèques - quitte à éprouver une certaine panique - et pouvoir comme le bibliothécaire, le soir après la fermeture, déambuler parmi les rayonnages, écouter les livres qui (c'est prouvé) parlent entre eux tout bas, caresser leurs tranches, frotter leurs dos, les feuilleter, respirer le cuir ancien, et se faire oublier là, insignifiant et gris comme les fantômes qu'on place entre les livres ou les insectes qui s'en nourrissent (Isabelle Mazeaud, Odile Massé...).

    En vérité, c'est le rêve d'osmose avec les livres, qui est ici exprimé, rêve où est enfin réglé le problème du temps imposé par la lecture de chacun des mots, de chacune des pages. A l'origine désir intellectuel d'appropriation du savoir ou de pénétration immédiate dans un univers imaginaire, ce désir devient celui d'un contact direct avec le livre, sensuel et délirant.

    Rêve aussi d'abolir les limites entre le réel et l'imaginaire. Le lecteur peut être happé par l'imaginaire et passer sans transition du réel à la dimension romanesque. C'est ce qui menace le héros du roman de Steven Millhauser (Le Royaume de Morphée), mais les bibliothécaires eux-mêmes ne sont pas à l'abri d'une telle aventure : une jeune employée de bibliothèque, dans Emma Bovary est dans votre jardin, s'échappe dans la fiction et disparaît à tout jamais.

    Aussi est-il plus facile de satisfaire le lecteur qui réclame du confort, des lits par exemple. Il faut bien admettre avec Jean Giono que « lire au lit dans le silence, la paix, la chaleur la mieux adaptée est un des plus grands plaisirs de la terre Et ils sont nombreux à rêver d'oreillers ou de hamacs ! Plus délicat est de satisfaire le lecteur qui a envie, tout en lisant, d'avoir du mouvement et de mettre en oeuvre le système imaginé par David Lodge : que le sol circulaire de la salle de lecture soit comme le plateau tournant d'un théâtre et que toutes les heures, à heure tapante, le président de salle bascule un levier pour mettre tout l'ensemble en mouvement, " entraînant les rangées de tables dans de vivifiantes révolutions (La Chute du British Museum).

    Enfin, peut-on répondre aux fantasmes érotiques de certains lecteurs, qui rêvent de se voir apporter les livres, avec cérémonie, par des vestales soumises à tous leurs désirs pour le temps de la lecture (Puységur) ?

    En guise de conclusion, nous évoquerons les lecteurs de science-fiction, quoique ce ne soit guère encourageant. Beaucoup se heurtent à des régimes totalitaires où ils sont étroitement surveillés et où leurs lectures, sur écrans cathodiques, sont sévèrement censurées (Asimov). Dans Fahrenheit 451 (Ray Bradbury), ils se voient même obligés d'apprendre chacun un livre par coeur pour le conserver.

    Nous pouvons également explorer des mondes où plus personne ne sait lire et ils sont nombreux : les vieux livres délaissés contiennent des secrets perdus, des savants sont contraints de travailler nuit et jour dans de vastes bibliothèques désertes pour tenter de déchiffrer l'indéchiffrable, reconstituer l'histoire et retrouver la mémoire des siècles (Asimov).

    Indéchiffrable aussi est devenue la Bibliothèque de Babel, bibliothèque si universelle qu'elle est l'Univers même. Les lecteurs et bibliothécaires y sont comme des inquisiteurs ou des pèlerins à la recherche de leur Justification. Depuis quatre siècles, ils fatiguent les hexagones mais, harassés, plus aucun d'eux n'espère éclaircir les mystères fondamentaux de l'humanité : l'origine de la Bibliothèque et celle du Temps (Borges, La Bibliothèque de Babel).

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    Bibliographie / Filmographie

    1. Drôles de bibliothèques. - Éditions du Cercle de la Librairie, 2eéd. 1993. retour au texte