Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓

    Lectures de bibliothécaires

    Introduction à une histoire subjective des bibliothèques départementales de prêt

    Par Simone Lévy, Conservateur général

    Puisque lacommande qui m'aété passée par mes chers collègues et collaborateurs en juillet dernier doit s'intituler Histoire subjective des BDP, je vais, une fois n'est pas coutume, parler de moi en guise d'avant-propos. Aussi bien, comme je vais vous le démontrer, l'ordonnance du 2 novembre 1945 portant création des BCP, n'a-t-elle été prise que pour moi, pour guérir mon état de manque chronique et apaiser ma soif inextinguible de lecture.

    A partir du moment où j'ai su lire

    Du plus loin que je me souvienne, à partir du moment où j'ai su lire et jus-qu'à ce jour béni de 1952, où j'entrai en BCP comme on entre en religion, j'ai dû scier, quémander, pleurer, supplier, menacer, très souvent sans succès, pour avoir quelque chose à lire. Quoi d'étonnant alors à ce que le paradis dans mon imaginaire sous-alimenté ait ressemblé si fort à une bibliothèque ?

    En fait, je ne saurais dire pourquoi j'ai immédiatement tant aimé lire, et si violemment. S'il est vrai que j'appartiens à une ethnie qui a quelque rapport avec le livre, que mes parents et ma soeur aînée lisaient beaucoup, il est vrai aussi qu'on me tenait la dragée haute quand j'étais petite et que, dans le louable souci de ne pas lâcher la bride à des penchants aussi marqués et à ce vice réputé impuni, mes parents m'envoyaient faire ce qu'ils appelaient du sport - jouer au ballon, faire de la gymnastique sur la barre à tapis qui ornait toutes les cours de maisons bourgeoises à l'époque - chaque fois que j'étais délicieusement plongée dans Le Général Dourakine, Les Quatre filles du Dr March, Papa Faucheux ou MmeThérèse. Le comble du « kief comme disent mes enfants, c'était d'ailleurs un livre accompagné d'une tartine de bibelekès (1) garnie de queues d'oignon. Las, ce nirvana ne durait jamais longtemps et je crois bien que jusqu'à l'âge de 40 ans environ, j'ai ressenti un sentiment d'insécurité dès que j'étais absorbée par un livre passionnant.

    Dans ces années d'avant guerre, à Mulhouse, ma mère et ma soeur aînée étaient inscrites à la bibliothèque municipale. Quelle n'était pas ma frustration de ne pouvoir pénétrer dans ce lieu que je n'arrivais même pas à imaginer et qui, je crois, ne contenait pas de livres pour enfants. On me laissait dehors dans la Grand'Rue et j'avais le droit d'aller m'acheter un bretzel dans la boulangerie d'à côté. Mais que n'aurais-je donné, malgré ma gourmandise précoce, pour échanger ce bretzel dont j'avais déjà compris qu'il ne me donnerait qu'un plaisir de courte durée, contre un livre dont je pouvais attendre de bien plus longues félicités. Quelques années plus tard, pendant la guerre, l'un et l'autre, vivres et livres, m'ont manqué avec la même virulence. Mais si j'ai oublié très vite, l'abondance revenue, les affres de la faim physique, ma peur de manquer de lecture est restée intacte.

    Il y a quand même eu quelques mois à Dijon, fin 41 début 42, où l'un des appartements qui nous abritèrent tout au long de nos fuites en avant contenait une merveilleuse et inépuisable collection de gros livres reliés en rouge et dorés sur tranche, ces livres qu'on ne peut lire que couchés par terre. Il y avait là entre autres tout Jules Verne, Jack London, James-Oliver Curwood, Fenimore Cooper, Robert-Louis Steven-son, la baronne Orczy et son Mouron Rouge, Paul d'Ivoi, etc. De quoi oublier le froid, la faim et presque la Gestapo.

    Nous avons dû partir alors que je venais de commencer Alexandre Dumas. Du coup, je n'ai jamais su comment finit la Dame de Monsoreau...

    Le temps du lycée

    En Dordogne où nous échouâmes ensuite, et au lycée de Périgueux où j'étais interne, ce fut de nouveau une intense pénurie, contradictoire avec les cours de mes professeurs de français et d'histoire qui nous parlaient de tas de livres : Georges Duhamel, Romain Rolland, Jules Romains, Jean Giraudoux... Mais où les trouver ? A la bibliothèque paroissiale du village où habitaient mes parents, je n'eus droit, vu mon âge, qu'à du Marlitt, du Delly, du Du Veuzit. Mais qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse, et j'avais l'ivresse. Ce n'était pourtant que le début de mon périple à travers le désert culturel qu'était la France profonde avant l'invention du bibliobus.

    Au printemps 1944, nouvelle escale, cette fois dans la ville la plus laide de France, Jean Giraudoux dixit. J'ai cité, mais tout le monde l'aura reconnue, Châteauroux, capitale du Berry et chef-lieu de l'Indre. Là, pour échapper à la minuscule chambre meublée où nous logions à quatre, nous arpentions du matin au soir les rues et les avenues de la ville, avec, quand le temps le permettait, une halte sur les bancs des jardins publics. Entre parenthèses, alors que nous ne devions pas nous faire remarquer, que nous étions même censés nous cacher, le spectacle de ces deux adultes harassés et hagards, traînant derrière eux deux gamines de douze et quinze ans, maigrichonnes et s'ennuyant visiblement à mort, devait en effet passer tout à fait inaperçu !

    Toujours est-il que mes pauvres parents ont dû distraire quelques francs de leur maigre pécule de réfugiés pour m'acheter deux livres de la Bibliothèque de ma fille chez Tallandier, livres que j'ai dévorés, relus et re-relus. Mon inanition mentale grave avait nécessité cette alimentation d'urgence, ou plus exactement ce Buch à Buch (2) C'était peu en qualité et en quantité, mais c'était mieux que rien, et donc c'était tout.

    Ensuite et jusqu'à la Libération, séjour dans un petit village du pays de Cocagne qu'était la Touraine, même à cette époque. Grâce à beaucoup de piston, de relations et de recommandations, j'eus le droit d'aller chez un instituteur en retraite, M. Jacques, qui me prêtait parcimonieusement des petits romans de la collection Petit écho de la mode, le genre de ce que plus tard à la BCP on cotait RD, c'est-à-dire « romans demoiselles ». J'ai adoré. Je faisais chaque semaine d'un pas allègre les six kilomètres qui nous séparaient du village proprement dit. J'ai même dû un jour passer l'Indre à gué, la Résistance en ayant fait sauter le pont.

    Septembre 1945, retour enfin dans notre Alsace bien-aimée. Classe de philo au lycée Camille-Sée de Colmar et fréquentation assidue de la bibliothèque de la ville où une charmante demoiselle, qui me semblait très âgée, me refusait énergiquement tous les bons auteurs que les profs nous recommandaient mais qui, selon elle, ne convenaient pas à mes 16 ans : Mauriac, Gide, Proust, voire Flaubert ou Balzac. Il en était de même pour les livres qui entraient à la maison par voie d'achat. C'est tout juste si on me consentait du Pearl Buck. Je me souviens notamment du prix Goncourt de 1946, Histoire d'un fait divers de Jean-Jacques Gautier, dont un passage p. 147 faisait l'objet de chuchotements horrifiés entre mères. J'ai dû attendre quelques années pour le lire et n'en ai à vrai dire gardé aucun souvenir. Heureusement par la suite, des pages 147 il y en a eu en quantité et bien améliorées. On n'a pas arrêté le progrès dans ce domaine.

    Le paradoxe du bibliothécaire

    Et j'en arrive à ce que j'appellerai le « paradoxe du bibliothécaire ». Force m'est en effet de constater que mon désir de lire a crû en raison inverse de sa satisfaction, que la rareté des livres en a fait le prix à mes yeux, que si j'ai lu n'importe quoi, ça ne m'a pas empêchée de lire aussi le reste et avec le même plaisir, et pire encore, que j'ai acquis à l'âge de sept ans et pour toujours une foi républicaine et égalitariste inébranlable en dévorant les livres de la Comtesse de Ségur.

    C'est tout le contraire de ce que j'ai pratiqué en tant que bibliothécaire, de ce que nous pratiquons et théorisons tous dans ce dernier quart de siècle. Mais trêve de mauvais esprit et pas de révision déchirante. Il ne doit s'agir de rien d'autre que du bon vieux syndrome de Hans-em-Schnokeloch (3) , qui m'ayant affectée dans ma prime jeunesse, ne doit pas entacher la nécessaire objectivité avec laquelle je compte traiter mon histoire même subjective des BDP.

    1. Bibelekès : fromage blanc en langue régionale. retour au texte

    2. Buch veut dire livre en allemand. retour au texte

    3. Hans-em-Schnokeloch : Jean dans le trou de moustiques, personnage symbolique de - l'esprit de contradiction alsacien. retour au texte