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    Lire, ah !...

    Par Christiane Baroche, Écrivain

    A vant de m'exalter sur la Lecture et le Livre, je voudrais « démarrer par deux anecdotes, personnelles, mais je les crois significatives.

    Quand j'avais quatre ans, j'm'ai (pas) tué je me suis tout bonnement retrouvée dans un lit, sur un mode si élevé qu'on pouvait se poser la question à mon endroit, cette enfant aura-t-elle jamais une santé ! Ma mère essayait de faire face à quelque chose qui paraissait la préoccuper bien davantage : comment distraire quelqu'un de cet âge tendre, malade comme d'autres respirent - c'était d'ailleurs là le fond du problème ! Elle résolut le sien en m'apprenant à lire, et à cinq ans, je lisais couramment, je dévorais tout ce qui me tombait sous la main, un tout hétéroclite. La littérature dite enfantine n'était pas encore devenue le pactole des éditions en difficulté et la bonne conscience des géniteurs. Au vrai, la plupart satisfont là un vieux besoin que leur propre enfance n'a pu combler, et n'importe quel éditeur le sait ; il faut séduire les parents avant de plaire aux rejetons !

    Pour en revenir à ma frénésie de lecture, j'ignore son origine, enfin presque. Pascal dirait que j'étais une « reine » pleine de misère, jusqu'au moment où s'ouvrit à moi un divertissement majeur. Et de ce jour, il faut le dire, je suis allée de mieux en mieux ! La guerre, dans le même temps, offrait aux adultes de quoi « amuser leurs états d'âme. Il n'y a guère de dépressifs, de schizo ou de psychotiques légers quand il devient plus urgent de remplir son estomac que d'épiloguer sur son mal de vivre, c'est ainsi et je n'invente pas. Tout ce monde « dévarié » comme on dit chez moi, a soudain de quoi se divertir autrement. Ah ! ma brave dame, à quoi tient la folie, je vous le demande ! Ce problème-là ne m'effleurait pas, et de toute façon, je détenais le moyen d'y échapper ! D'ailleurs, quand les bombardements se firent quotidiens, j'ai laissé mes parents descendre à la cave seuls. Ils cachaient leurs craintes dans le noir des sous-sols tandis que je fuyais les miennes dans les livres. Ils m'ont permis de le faire et je les en remercie.

    J'avais huit ans, Marcel Aymé venait d'entrer dans mon panthéon ! En ce qui concerne les troubles identitaires, je recommande Les Sabines, dont la démultiplication insensée (65 000 Sabines de part le monde...) désosse sur le mode ironique la vanité ou l'envie d'être quel-qu'un d'autre que soi ! Passons. J'ai soixante ans aujourd'hui, et je peux l'avouer sans forfanterie, pas un jour sans lecture >. Bien sûr, c'est une habitude qui a des répercussions. Chez moi, peu de meubles. En revanche six mille livres, dans le salon, la salle à manger, le bureau et les toilettes. A la campagne, itou. Seules la salle de bains et la cuisine sont épargnées, l'humidité domine et n'épargne, elle, ni les pages ni les couvertures. Je viens de déménager, l'appartement est déjà trop petit ! Ne pas lire m'apparaît parfois aussi traumatisant que manquer de souffle ! Si je précise que je suis restée asthmatique, on comprendra ce que j'entends par là.

    Se place ici la seconde petite histoire. Je crois qu'on n'ignore plus guère ma réalité première, à savoir que je suis une scientifique. Je travaille neuf heures par jour dans un laboratoire, cinq jours par semaine, et ce, depuis trente-sept ans ! Parmi mes collègues, des gens qui lisent et que désole la désaffection de leurs enfants pour la lecture. L'une de ces collègues, avec qui je devais déjeuner, m'annonce la présence de son fils avec des précautions oratoires : il ne lit pas. Allons-y pour le fils, 16 ans, n'aimant que les maths. " Tu verras, dit-elle, il ne supporte même pas qu'on s'intéresse au roman. » Comme tous les ados en mal d'affirmation, il me rembarre, me rabroue, n'ai-je rien de mieux à faire que lire et écrire alors que les sciences, etc. Je réussis à lui extorquer ses passions en dehors des maths, et je place mon couplet Pourquoi se disputer ? A ses yeux rien ne vaut le ski et le rock pour agrémenter ses loisirs ? Aux miens, un bon livre remplace avec avantage se trémousser sur du bruit, et se casser la figure toutes les cinq minutes. Mais bon ! C'est son droit le plus strict de s'y complaire, comme c'est le mien de préférer un livre. Dans le silence, en plus. A partir de là, il se calme. Sa revendication de la liberté pour tous s'atténuera, l'âge venu, quand il aura des enfants indociles, mais il ne le sait pas encore. Pour le moment, le rock l'aide à fulminer, ce qui revient à détruire. J'aime au contraire la lente édification de l'écriture qui me permet de construire un univers intérieur, au moment même où il veut chambouler le monde extérieur. Nous ne nous dressons plus l'un en face de l'autre comme des roquets, nous concédons à nos humaines différences. "Je te donne le séné, passe-moi la rhubarbe vieille histoire. Il rit.

    En fait, c'est presque toujours ainsi que j'attrape l'attention des gens, par le travers de l'humour, de la causticité joyeuse. Le livre accompagne ce que le rire a déclenché : la curiosité de l'autre. Le soir, il demande à sa mère de lui passer un de mes bouquins, pour voir « ce qu'elle a dans le ventre, celle-là ! » Elle lui consent le plus mince, pas d'indigestion le premier jour, et lui donne sans le savoir ce qui abonde dans le sens de la discussion du matin. Un soir, j'inventerai le soir réécrit la Genèse autrement, actualise le Minotaure, montre tous les avantages des don Juan pour qui n'aime pas s'encombrer. Et c'est le déclic. Le garçon a étudié la mythologie en classe, la Genèse au catéchisme, le don-juanisme dans ses tout jeunes appétits. Un seul reflet dans le miroir... avec mes textes, soudain - mais d'autres feraient aussi bien l'affaire, naturellement. Je pense à cet ami pour qui Le Loup des steppes d'Hermann Hesse opère la même ouverture, à cet autre que Le Désert des Tartares de Buzzati obligea presque de quitter l'armée -, avec mes textes donc, il aborde la réversibilité des choses. Une histoire universelle n'est souvent qu'une transparence à travers laquelle un auteur peut montrer les métamorphoses dont elle peut être le lieu. Un livre peut fournir à la fois la clé du « même » et la clé de « l'autre >.

    La transition de l'enfance à l'adolescence, puis de l'adolescence à l'âge adulte, ne se fait pas toujours avec facilité, ni même simplement. Le livre peut devenir un médiateur, un intercesseur, et peut aider à vivre celui qui parvient mal à franchir les étapes de l'existence. La preuve en est que tout grand lecteur - des ogres de mon espèce - possède plusieurs maîtres livres, qui enseignent par la différence ou la similitude, par l'adoration ou la haine. Ce jeune garçon venait d' éprouver tout à coup dans son être l'adage poétique qui proclame « ni tout fait la même ni tout à fait une autre », lequel, en dehors de la quête de la Femme, commande aussi nos deux besoins essentiels, s'identifier-se distinguer. Bien sûr, cette prise de conscience n'est pas immédiate, et vous lance derrière mille livres ! Mais lorsqu'elle aboutit, du moins se rapproche du but, elle ne vous détourne d'aucun texte parce que vous êtes devenu dépendant. Le livre est une drogue qui fait vivre, au contraire des autres !

    Je fus avant de recevoir plus de livres que je ne puis en lire, une consommatrice sans frein des bibliothèques municipales, et ce depuis l'enfance. Nous étions cinq à la maison. Mère, père, grands-parents et moi. Aucun des quatre autres ne lisait beaucoup. Les deux premiers n'avaient pas le temps, les suivants avaient lu... Cela faisait cinq carnets pour la BM, cinq carnets pour moi toute seule, dix livres par semaine. Les bibliothécaires fermaient les yeux sur mes choix, mes parents itou. Il n'y avait que la grand-mère Baroche pour s'indigner que je lusse La jument verte à douze ans ! Mais elle n'avait pas assez de force pour me faire descendre du sommet de l'escabeau où je me réfugiais, et pour confisquer le corps du délit. Quant à son fils, auprès de qui elle allait se plaindre de mes lectures, il s'en moquait éperdument du moment que je le laissais rêver en paix. Voulez-vous connaître le contenu du sac d'une sexagénaire accro ? Il n'a pas changé depuis que j'ai des sacs : un carnet, un stylo, un mouchoir, une carte bleue, un trousseau de clés, et des livres. Voilà. C'est une besace évidemment, les livres tiennent de la place.

    Je vais aller jusqu'au bout de mes confidences. Je suis un écrivain né vers la quarantaine. Oh, j'écrivais avant, mais pour moi, comme on met ses idées au propre, je faisais des fiches de lecture, qu'il m'amusait de relire de cinq en cinq ans, pour voir : les grands textes ne connaissent pas de lecture définitive, ils bougent avec vous, ils évoluent ou régressent avec vous. C'est sur eux que se déchiffrent les rides de votre âme. Jusqu'à quinze ans, Fortune carrée de Joseph Kessel me redonne tous les galops dont j'avais besoin et que je ne pouvais plus m'offrir à cause d'une cinquième lombaire abîmée ; à vingt-cinq, il s'est éloigné. Il en est ainsi de quelques autres. Au contraire, l'insistante présence du Roi sans divertissement de Giono ne s'atténue pas, embellit mes jours, conforte mes passions pour la vie. Chaque nouveau roman de l'auteur était une occasion de découverte et confirmation. Mais un jour, Giono est mort - on fête son centenaire cette année, on n'a pas à le sortir du purgatoire des auteurs, il n'y a jamais mis le pied ! - oui, Giono est mort, avec sa disparition, l'espoir est mort aussi d'un autre roman après L'Iris de Suse. A ce moment précis, je me suis vue devant le gouffre de l'isolement, du vide existentiel qui s'emparait de Langlois ; un sentiment égoïste m'a parcourue, personne ne penserait plus comme moi, ne dirait plus ce que je pensais, n'écrirait plus ce que je ne disais pas... l'orgueil imbécile aussi : personne ne le lisait mieux que moi, j'étais SA lectrice. Oui, cette vanité m'a traversée, et je n'en ai aucun remords. Qui aime les livres me comprendra, il en existe certains que d'autres ont écrits à votre place, c'est tout simple. Non? La conclusion s'est alors imposée comme une évidence : je n'avais plus qu'à m'y mettre pour lire encore ce que je ne trouvais que chez lui, je n'avais plus qu'à m'atteler... J'ai retroussé mes manches il y a vingt ans, j'écris, je suis publiée, j'ai dix-sept livres derrière moi et quelques-uns devant... mais je lis toujours, voyez-vous ! Je m'étais trompée, bien sûr, car la même jubilation que jadis m'attrape et me rattrape. Tenez, prenez Paule Constant, voilà une romancière qui m'atteint, une écriture qui me retient, un univers qui fracasse les faux-semblants et satisfait mes désirs iconoclastes de voir se fendre les miroirs. Et Richard Millet, et Charles Juliet, et Tournier, et Saumont... Que voulez-vous, je lirai jusqu'à ce que les yeux m'en tombent !