Index des revues

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    Je n'ai jamais appris à lire

    Par Jacqueline Gascuel, Conservateur en chef honoraire

    Remplir le tonneau des Danaïdes

    Un jour que je discutais avec mon père, agrégé des lettres, il me dit, amusé : « Toi, tu es vraiment incroyable : tous mes collègues, tous les professeurs du Collège de France ou de la Sorbonne, tu ne les as jamais rencontrés, ni même entrevus, tu n'es jamais allée les écouter, tu ne les as jamais lus, mais tu connais tous les titres de leurs oeuvres ! Ce à quoi je pus répondre : « Tous les titres? c'est sûrement trop dire, mais jamais lus ! ce n'est pas tout à fait exact : j'ai au moins lu la table des matières de leurs ouvrages, parfois la préface et très souvent la bibliographie ! » J'avais en effet picoré un peu partout ce qui m'était utile : Comment indexer un ouvrage sans en connaître la table des matières ? Comment en évaluer l'usage et les usagers potentiels sans en lire la préface - et quelques lignes ici ou là ? Mais surtout comment établir une politique d'enrichissement des collections sans saisir ce fil d'Ariane que constitue une bonne bibliographie - surtout si elle est commentée ou peut être confrontée à d'autres ?

    Jeune bibliothécaire qui faisait ses premiers pas dans les années cinquante, je me trouvais dans une situation que je n'ai plus jamais connue par la suite : des crédits que j'avais grand-peine à épuiser, surtout lorsque vers la fin de l'exercice budgétaire était accordé à mon budget d'acquisition un substantiel crédit complémentaire ! Face à une édition qui subissait encore le contrecoup de l'Occupation et de la pénurie de matières premières et d'écrits, mon inquiétude était souvent de savoir si j'arriverais à tout dépenser - et judicieusement. Fort heureusement la bibliothèque de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses avait un lourd handicap à rattraper, ayant connu de longues périodes de vaches maigres pendant la guerre - mais aussi pendant toute la période de l'entre-deux guerres. Et mon rôle se révéla vite celui d'une nouvelle Danaïde, condamnée à remplir un tonneau qui m'apparaissait toujours désespérément vide, tant les lacunes du fonds étaient considérables. Parfois aussi déroutantes. C'est ainsi que je découvris que Diderot n'était présent qu'à travers quelques recueils de morceaux choisis - pour une raison fort simple qui me fut expliquée par la suite : mes prédécesseurs estimaient que la lecture de cet auteur n'est pas pour les jeunes filles ». Ceci m'incita à lire quelques textes dont on ne m'avait parlé au lycée qu'à mots couverts (1) ... Et à vérifier soigneusement comment avaient été traités Maupassant, Zola, Lautréamont, l'illustre marquis et quelques autres...

    Mais ce n'était pas pour la même raison que Simone de Beauvoir était absente du fichier - encore que la publication des Mémoires d'une jeune fille rangée n'ait pas été sans soulever quelques remous. Il me fallut un certain temps en effet pour découvrir, au hasard des intercalations ultérieures, que la célèbre philosophe avait été classée à Simone (et pour faire bonne mesure parfois aussi à De) : il était de bon ton dans un certain milieu étudiant de parler familièrement de Simone et de Jean-Paul, signe de connivence... Jean-Paul Sartre ne dut probablement qu'à la notoriété de son homonyme d'échapper à ce traitement familier ; le romancier romantique allemand (Johann Paul Friedrich Ri-chter dit Jean-Paul) était alors fort apprécié dans les milieux littéraires (2) .

    Que peut-on dire de l'aide apportée dans de telles circonstances par le personnel enseignant ou les étudiants ? Elle est précieuse, indispensable... et pourtant elle demeure très désordonnée et très irréfléchie : on étonne beaucoup un professeur en lui disant qu'il demande le deuxième tome d'un ouvrage dont le premier n'a jamais été acquis et qu'il faudra songer à acquérir les suivants ; on décourage énormément une jeune latiniste qui vous apporte, toute fière, la bibliographie que vient de lui dicter pendant deux heures son professeur de la Sorbonne, en lui révélant - premièrement que ce n'est guère que la reprise de quelques pages de La Bibliographie de la littérature latine d'Herescu - deuxièmement qu'il s'agit d'ouvrages qui ont presque tous paru avant guerre, voire à la fin du XIXesiècle ; qu'il sera long et difficile de les trouver, même dans le marché de l'occasion, où ils risquent de ne figurer qu'à la suite du décès d'un éminent universitaire ! Et à condition que les universités américaines n'aient pas tout acheté en bloc (3) .

    Curieusement, les groupes militants de l'École de Fontenay m'apportaient un concours plus nécessaire ; je leur dois d'avoir découvert que le fonds était sinon partisan, tout au moins orienté - ou peutêtre, pour être plus exact, qu'un souci de neutralité rigoureuse avait généré bien des exclusives. Fort heureusement à cette époque maints courants politiques, philosophiques ou religieux agitaient les élèves de Fontenay (comme leurs camarades des autres ENS).

    Labeur d'adolescente

    Lecture de bibliothécaire bien avant l'heure était aussi le travail que j'entrepris adolescente. Par suite de quelques faits de guerre dont j'ai oublié la nature, le lycée avait fermé ses portes dès la fin mai, nous renvoyant à nos foyers et, probablement, à nos abris. Ayant ainsi des loisirs forcés avant les grandes vacances, je décidai de découvrir les littératures des pays dont nous n'apprenions pas la langue - est-il supportable en effet d'ignorer Dante ou Goethe sous prétexte qu'on ne fait ni d'italien ni d'allemand ?

    Je me mis donc à l'étude, voyageant d'Allemagne en Italie, de Russie en Es-pagne. Je n'ai pas eu le temps de faire un crochet par la Suède avant la date des vacances légitimes. Mais je les avais bien méritées ces vacances, m'étant enivrée, douze ou quatorze heures par jour, de lectures que ne venaient troubler ni le bavardage des camarades ni le rituel des professeurs. Découvertes de terres inconnues aux couleurs et aux parfums si variés que j'en demeurais éblouie. Faut-il rappeler à tous ceux qui pourraient s'étonner de loisirs si studieux, qu'il n'y avait pas beaucoup de distractions à l'époque ? Le couvre-feu tombait bien avant la nuit et dans les parterres du Luxembourg ne poussaient plus que des pommes de terre et quelques haricots, la guerre pesait. Le seul plaisir un peu aventureux était d'organiser des courses et des gymkhanas cyclistes sur une place de la Concorde presque déserte (je sais, je sens encore les rues de Paris que l'on peut descendre en roue libre - et celles où il faut freiner dur).

    Lecture de bibliothécaire que cette transhumance à travers les domaines étrangers - même si je ne le savais pas encore, n'ayant guère de projets professionnels. Lecture qui m'a bien servi par la suite, non pas tellement pour le savoir acquis que pour la maîtrise d'une méthode d'investigation. A Fontenay, je lui dus une certaine compétence lorsque le professeur de russe me dit que, grâce aux éditions de Moscou, il était facile d'acquérir à peu de frais les grandes oeuvres des poètes russes. Et lorsque les germanistes m'avouèrent qu'elles ne savaient plus lire les caractères gothiques et déclarèrent qu'il fallait remplacer nos éditions vieillies, je pus, sans faire trop mauvaise figure, aller passer de longs moments en compagnie de Martin Flincker dans son antre du quai des Orfèvres (4) . Sous ses dehors un peu rugueux, transparaissaient une érudition et une efficacité prodigieuses. Je retrouvais des plaisirs analogues, quand je flânais dans la librairie philosophique Vrin, place de la Sorbonne - j'ai même eu la chance d'y suivre toute une discussion entre le père Vrin et Gaston Bachelard. Mes jeunes collègues ont-ils encore le loisir d'aller traîner dans les librairies ? La bourse bien garnie, ce qui ne gâte rien dans les rapports avec le propriétaire des lieux !

    Je ne m'étendrai pas ici sur la méthode d'investigation, acquise lors de ces journées studieuses de mon adolescence : le propre du bibliothécaire n'est-il pas justement de s'intéresser à ce qui ne le concerne pas, un peu gobe-mouches, un peu touche-à-tout? S'attardant sur les instruments de la connaissance et jamais sur la connaissance elle-même...

    Lorsque je passai (enfin !) en lecture publique il fallut compléter les apprentissages antérieurs. C'est Gérard Herzaft, je crois, qui dépeignait les affres du bibliothécaire à qui l'on vient demander « Angélique (5) et qui se demande angoissé laquelle de ses collaboratrices porte ce prénom. Dans de telles circonstances, le bibliothécaire le mieux formé (et Fontenay était un merveilleux lieu de formation) s'aperçoit tout d'un coup qu'il ne connaît rien à la lecture populaire, à la lecture de la majorité de ses contemporains. Le cercle restreint des curiosités universitaires et des avant-gardes littéraires ne lui est plus d'aucune utilité (6) .

    Le souvenir des lectures enfantines...

    Reste le souvenir des lectures enfantines. Comme beaucoup d'enfants et d'adolescents, j'ai dévoré tout ce qui me tombait sous la main, pêle-mêle. Je n'ai jamais manqué de livres : il y avait la bibliothèque de mes parents dont les romans étaient rangés dans le couloir près de ma chambre, il y avait celle de ma grand-mère, dans la maison de campagne, il y avait les malles de bibliothèques vertes ou roses que me donnait une tante dont la fille ne lisait plus ce genre d'ouvrages. Plus tard vinrent les livres que nous achetions dans une petite librairie du boulevard de Port-Royal, tenue par une jeune femme qui fut notre véritable professeur de lecture ». Nous y allions en bande au sortir du lycée et nous passions de longs moments à discuter avec elle. Elle s'amusait beaucoup, je crois, en notre compagnie et nous dénichait de bons ouvrages qui étaient alors une marchandise rare et menacée...

    Parmi les livres qui circulèrent dans la classe, il y eut aussi les éditions de Minuit clandestines. Elles nous servaient à collecter de petites sommes pour acheter des livres pour le Maquis D'où venaient ces petits volumes ? Comment transitaient les fonds recueillis ? Nous ne le savions pas, nous ne devions pas le savoir. Mais je possède encore un des bordereaux de souscriptions, placé à l'intérieur du volume et daté de janvier 1944 : chaque donateur s'inventait un pseudonyme...

    Je ne lisais pas, je dévorais. Une partie de mes nuits y passait, et parfois c'est la naissance de l'aube qui me faisait éteindre la lumière, pour un sommeil de quelques heures. Toutes les ruses étaient bonnes pour que mes parents ne voient pas filtrer la lumière de ma chambre : j'ai calfeutré les fentes de ma porte, lu avec une lampe de poche sous mes couvertures, attendu dans le noir le moment propice. Mais les meilleurs souvenirs sont liés à la campagne et aux vacances : j'occupais, au fond du jardin, une petite chambre sans électricité, romantique à souhait, et j'y lisais à la lueur d'une bougie, en guettant les bruits de la nuit, un peu troublants parfois. Je lisais ? pas vraiment : il me semblait qu'un livre de taille normale devait être lu d'une seule traite, aussi je sautais souvent de longs passages ou j'abandonnais l'histoire pour aller directement à son dénouement. Ensuite, il ne me semblait plus très nécessaire de lire le reste. « L'avidité même de la connaissance nous entraîne à survoler ou à enjamber certains passages (pressentis ennuyeux) pour retrouver au plus vite les lieux de l'anecdote (qui sont toujours ses articulations : ce qui fait avancer le dévoilement de l'énigme ou du destin), nous sautons impunément (personne ne nous voit) les descriptions, les explications, les considérations, les conversations [...] c'est le rythme même de ce qu'on lit et de ce qu'on ne lit pas qui fait le plaisir des grands récits : a-t-on jamais lu Proust, Balzac, Guerre et Paix mot à mot ? » Je ne savais pas encore que Roland Barthes justifierait un jour toutes mes lectures escamotées, tous mes survols du texte (7) .

    Cette technique de survol du texte, je l'ai retrouvée et appliquée à grande échelle en lecture publique. Comment peut-on autrement suivre un fonds et un public ? Il s'agit non pas de lire pour soi, mais de parcourir pour les autres, de choisir, d'explorer, d'engranger à leur intention.

    Gardeuse d'oies

    Quand j'avais cinq ans, je [ne] m'ai [pas] tuée, mais j'ai décidé que je n'apprendrais jamais à lire.

    Je n'avais pas du tout envie d'abandonner mes jouets et mes promenades au Jardin des Plantes pour entrer dans l'austère bâtisse du collège Sainte-Barbe. Je fis part de mes soucis à mon grand-père qui pour me convaincre m'annonça que si je ne savais pas lire je deviendrais gardeuse d'oie ! Comment pouvait-il imaginer le rêve qu'il faisait alors naître chez sa citadine de petite-fille ? Lui, le fils ou petit-fils de paysans périgourdins pour qui l'École normale supérieure, l'agrégation de philosophie et un doctorat en médecine représentaient toute l'ascension sociale enviée, et enviable ! Et dans mon silence il ne lut pas les images que la promesse de ce destin avait éveillées en moi et que je revois encore, aussi intensément qu'au premier jour : les grands prés où je cours pieds nus, l'ample pèlerine qui m'enveloppe, la petite baguette qui me sert à diriger un troupeau de superbes oiseaux blancs plus grands que moi, la mare où j'allais bientôt patauger en leur compagnie (8) ...

    La décision me parut alors s'imposer, irrévocable : je n'apprendrais pas à lire. J'ai appris à déchiffrer, à exploiter l'écrit, à mémoriser des auteurs et des titres, des styles et des écoles. Comme mes oies, je me suis gavée (de livres). Mais ai-je vraiment appris à lire ?

    1. Encore que l'éducation des lycéennes ait été plus libérale que celle des couches populaires qui fréquentaient l'école primaire supérieure et l'école normale - filières auxquelles a longtemps préparé l'ENS de Fontenay. retour au texte

    2. Prôné par les surréalistes, voir Maurice Nadeau dans Grâces leur soient rendues, p. 226. retour au texte

    3. Comme ce fut le cas de la bibliothèque du philologue Mario Roques. J'ai dû probablement au fait qu'il habitait Fontenay de pouvoir racheter une partie de celle de l'historien Ferdinand Lot - pas la partie la plus intéressante, d'autres étaient passés avant moi. Quant à celle d'un professeur de l'Institut catholique dont nous avions hérité à Mas-sy, elle est partie au pilon quand les administrations de tutelle ont bradé cette bibliothèque. retour au texte

    4. A l'époque c'était la seule librairie spécialisée pour la langue et la littérature allemandes. retour au texte

    5. Angélique, marquise des anges et toute la série romanesque de A. et S. Golon. retour au texte

    6. Je me souviens d'une savante commission sur l'enseignement du français qui se demandait très sérieusement, dans les années quatre-vingt, s'il ne faudrait pas, pour suivre les goûts des adolescents, remplacer l'étude de La Princesse de Clèves par celle de Boris Vian. L'ennui c'est que Boris Vian aurait eu à l'époque plus de soixante ans, que les doctes universitaires se remémoraient leurs lectures adolescentes plus qu'ils n'appréhendaient celles de leurs élèves - et que, de surcroît, les adolescents se passent fort bien des professeurs pour aimer les auteurs de leur génération, mais que sans eux ils ignoreront toujours La Princesse de Clèves ! retour au texte

    7. Plaisir du texte, Seuil : 1973. p. 21 - mais suis-je tout à fait honnête: cet ouvrage dit bien autre chose de la lecture retour au texte

    8. Mes oies ressemblaient étrangement à des cygnes : laquelle de mes collègues des sections enfantines pourra me dire où, dans les années trente, je puisais cette image ? Boutet de Monvel, ou Bécassine peut-être. Dans un livre sûrement. retour au texte