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Les utilisateurs de la Bibliothèque nationale de France

1996

    Les utilisateurs de la Bibliothèque nationale de France

    Par Daniel Renoult, Directeur de la mission centrale de coordination et de planification Bibliothèque nationale de France

    Les utilisateurs de la BNF aujourd'hui

    Parlons tout d'abord du présent. Haut lieu de l'érudition, la Bibliothèque nationale de France n'admet qu'un public limité au terme d'un entretien d'accréditation. Le service d'accueil de la rue de Richelieu reçoit annuellement plus de 51000 demandes d'admission dans les salles de lecture. Mais près du quart (24 % en 1994) de ces demandes ne peuvent être acceptées, et les lecteurs potentiels sont réorientés soit vers les bibliothèques publiques ou universitaires de la région parisienne, soit vers les Archives nationales ou départementales. Cette situation n'est pas nouvelle, la Bibliothèque nationale limitant depuis longtemps la consultation des collections patrimoniales aux seuls chercheurs. Selon les cas ceux-ci obtiennent soit un simple laissez-passer, soit une carte de lecteur. Beaucoup d'usagers s'en tiennent à une carte correspondant à quelques entrées. À peine 20 % utilisent une carte annuelle.

    La composition de ce public a été étudiée dans l'enquête conduite en 1992 par Christian Baudelot avec l'Institut Louis Harris et dont les résultats ont été en partie publiés dans le Bulletin des bibliothèques de France.

    On voit ainsi qu'à la BNF, 83 % des utilisateurs sont des universitaires ou des chercheurs au sens institutionnel. Les autres utilisateurs (17 %) sont pour moitié des professionnels du livre au sens large : professionnels de l'édition, documentalistes, bibliothécaires. Le public est assidu, venant plusieurs jours de suite, et reste souvent de longues heures (près de 25 % restent près de 7 heures ; 21 % de 5 à 7 heures). L'âge moyen des lecteurs se situe autour de la quarantaine. À noter que plus du tiers d'entre eux préparent une thèse. Les plus jeunes de nos lecteurs ont en moyenne entre 25 et 29 ans. Pour une large part il s'agit d'un public fidèle et régulier. La plupart des lecteurs font renouveler leur carte sinon chaque année, au moins tous les deux ou trois ans suivant les rythmes de leurs recherches. Ainsi, le service d'accueil et d'orientation estime à 15 000 le nombre de lecteurs qui renouvellent régulièrement leurs cartes.

    Autre élément notable, c'est la part relativement modérée des franciliens par rapport à l'ensemble du lectorat : 42 % seulement des lecteurs de la BNF habitent en Ile-de-France (contre 54 % par exemple à la BPI). La BNF reste "la moins parisienne des bibliothèques de Paris ", et de ce fait la fréquentation des salles de lecture se ressent différemment des rythmes universitaires. Les périodes de vacances sont mises à profit par les chercheurs étrangers (un tiers des lecteurs) pour utiliser les salles de lecture.

    L'essentiel des demandes d'accès concerne le département des imprimés et celui des périodiques. Ces dernières années, cette proportion tend même à augmenter, passant de 60 % en 1992 à 71 % en 1994, reflétant sans doute l'évolution des travaux universitaires. Ceux-ci portent en majorité sur l'histoire (37 %), la littérature (22 %) et l'histoire de l'art (20 %).

    Si l'utilisation des collections d'imprimés et de périodiques reste quantitativement la plus forte, on ne doit pas pour autant oublier que plus de 10 000 lecteurs fréquentent les autres départements, en premier lieu les Estampes, les Manuscrits et la Musique.

    Quoique composé également d'universitaires, et notamment de lecteurs qui utilisent plusieurs départements (manuscrits et imprimés par exemple), le public des collections spécialisées est néanmoins plus diversifié. Professions artistiques et de l'audiovisuel, documentalistes travaillant pour les maisons d'édition, iconographes constituent autant de publics dont les recherches ont des buts très variés, souvent autres que purement académiques. Chaque département peut ainsi dresser la liste des professions spécifiques utilisant ses services souvent à des fins très concrètes. Nombre de metteurs en scène ont eu recours à la documentation réunie par le département des arts du spectacle. Autre exemple, la mode de la musique baroque est à l'origine d'une utilisation intensive des collections données en 1726 par l'abbé Sébastien de Brossard, et beaucoup d'enregistrements ou de concerts n'auraient pu avoir lieu sans les recherches effectuées sur ces partitions à la Bibliothèque nationale de France. Dans ce domaine comme dans bien d'autres, la recherche quasi frénétique de l'inédit a augmenté considérablement la consultation des collections. De la même façon, il suffit de consulter la page consacrée aux crédits photographiques dans les livres illustrés pour avoir la confirmation de l'utilisation régulière des collections de la Bibliothèque nationale de France par les éditeurs.

    Malgré des efforts pour élargir les horaires d'ouverture, le problème le plus aigu reste celui des places disponibles dont le nombre (environ 680 au département des imprimés et des périodiques en incluant l'annexe de Versailles) n'a pratiquement pas varié depuis 1945. Depuis 60 ans pourtant, la quantité des lecteurs susceptibles d'avoir accès aux collections, chercheurs ou futurs chercheurs, a augmenté dans des proportions considérables. En région parisienne, le seul événement notable permettant de faire face à ce flux de lecteurs a été la création en 1977 de la Bibliothèque publique d'information. À l'exception de cette création remarquable, le Paris des bibliothèques aujourd'hui ne diffère guère de celui que connaissaient Gaston Bache-lard ou Jean-Paul Sartre lorsqu'ils étaient lecteurs à la Bibliothèque nationale.

    Quelques statistiques permettent d'apprécier par exemple l'ampleur de la croissance du public universitaire. En 1945, la France ne comptait que 100 000 étudiants, et il était relativement facile pour un étudiant de second cycle d'obtenir la possibilité de consulter au moins temporairement des documents conservés par la Bibliothèque nationale.

    Aujourd'hui, la possibilité pour ce type de lecteur d'obtenir une accréditation, même temporaire, est devenue de plus en plus aléatoire, et reste tout à fait exceptionnelle.

    La France compte en effet désormais près de deux millions d'étudiants. Selon les dernières statistiques de la DEP, 1,4 millions sont inscrits dans les universités. Plus du quart des étudiants sont inscrits dans des établissements d'Ile-de-France, soit environ 370 000. Ajoutons à cela que la proportion d'étudiants en troisième cycle (20 %, soit près de 74 000 étudiants) est dans cette région largement supérieure à la moyenne nationale.

    Cette formidable croissance, à laquelle il faut ajouter aussi celle des enseignants du supérieur (plus de 56 000 personnes), a évidemment multiplié le nombre de lecteurs potentiels de la Bibliothèque nationale de France sans que celle-ci puisse réellement y faire face. Les règles d'accréditation sont devenues de fait de sévères règles de sélection. Ce phénomène est connu et suscite à son tour une sorte de dissuasion qui participe à sa manière à la régulation de la demande.

    Quelques remarques encore avant de passer au futur proche. Lorsque nous parIons des utilisateurs aujourd'hui, nous privilégions évidemment les utilisateurs des salles de lecture ceux que nous appelons les lecteurs. Il ne faut cependant pas oublier d'autres utilisateurs qui ne sont pas, tant s'en faut, tous des lecteurs au sens strict.

    Les utilisateurs du service photographique ne sont pas comptabilisés comme lecteurs. Ils peuvent s'adresser directement à l'accueil pour commander des reproductions sur microfilm ou sur tout autre support photographique. Ces utilisateurs invisibles des enquêtes sociologiques représentent environ 22 000 demandes par an, et pour une part d'entre eux, une forme déjà courante d'accès à distance aux collections. Ce public se compose de particuliers (35 %), des chercheurs pour la plupart, mais aussi de maisons d'édition françaises et étrangères (25 %) et enfin d'institutions comme les musées, les bibliothèques, les centres de recherche.

    Le public qui fréquente les expositions ne peut pas non plus être confondu avec les lecteurs. Seulement 13,7 % des lecteurs de la BN fréquentent les expositions, selon l'enquête Baudelot/Harris. Le public des expositions se compose donc en majorité d'utilisateurs occasionnels appartenant au - grand public », qui vient jeter un regard sur les collections. Ces utilisateurs de la BNF pourront demain entrer aussi dans les salles de lecture de Tolbiac situées en haut-de-jardin, et satisfaire librement leur curiosité.

    Ces publics, lecteurs assidus ou occasionnels, utilisateurs du service photographique, visiteurs des expositions forment déjà un ensemble composite d'utilisateurs et de types d'usages.

    Les utilisateurs de demain

    Qui seront les utilisateurs de la Bibliothèque nationale de France demain ? Je vous indiquais en commençant que nous avions à cet égard quelques prévisions, des attentes et des incertitudes. Commençons par les prévisions et les attentes.

    Il paraît tout d'abord assez évident que l'ouverture de Tolbiac mettra un terme au dysfonctionnement qui vient d'être décrit. Avec 2 000 places au niveau recherche (en rez-de-jardin), les règles d'accréditation devraient pouvoir être appliquées avec souplesse. Soulignons d'ailleurs que la réservation des places (y compris dans des délais très brefs) sera systématique, et que la réservation des documents à distance sera très largement encouragée.

    Le public académique constitué de chercheurs, d'enseignants-chercheurs et d'étudiants devrait toujours constituer le noyau dur du lectorat de la Bibliothèque nationale de France. Cette hypothèse est confirmée par une étude SOFRES réalisée en 1994-1995, et dont la synthèse est en cours.

    Effectuée en trois phases sur deux échantillons, l'un de 1 519 personnes représentatif du « grand public » et l'autre de 816 personnes composé uniquement de « professionnels », cette enquête a confirmé l'attrait exercé par le projet pour nombre de personnes interrogées. D'une manière générale, 28 % du grand public, 53 % des professionnels souhaiteraient venir au moins occasionnellement et utiliser les services de la BNF.

    Les professionnels, la plupart issus du secteur tertiaire (métiers de l'information, de l'audiovisuel, des services, de l'éducation) acceptent le principe du paiement de l'accès et des services et s'intéressent aux nouveaux départements (sciences et techniques, droit-économie). Les réticences aux services payants sont évidemment plus fortes chez les étudiants et les enseignants du secondaire, et les hypothèses quantitatives de fréquentation sont directement corrélées au niveau de tarification.

    Ainsi dans l'hypothèse d'une carte annuelle à 300 F, 32 % des étudiants seraient susceptibles de fréquenter la BNF, mais dans l'hypothèse d'une carte à 100 F ils seraient 58 %.

    Le principe de la différenciation des niveaux (grand public et recherche) et de l'entretien d'accréditation parfois mal ressenti, est finalement bien admis par une majorité de personnes interrogées. Parmi les services documentaires à distance c'est la consultation et le déchargement de documents numérisés qui suscite le plus d'intérêt, moins chez les étudiants que chez les professionnels.

    Mais Tolbiac n'est pas seulement perçu comme un lieu de recherche et de travail. Les personnes interrogées par la SOFRES plébiscitent également les services culturels (expositions, conférences-débats) et les services de proximité, dans l'ordre décroissant : téléphone, photocopie, parking, librairie, kiosque de presse, point bancaire, restaurant. Ces services qui seront présents à Tolbiac et de plus en plus fréquemment installés dans les grandes institutions culturelles, paraissent aller de soi pour un public disposé à aller y passer une partie de ses loisirs.

    Tout semble indiquer que les évolutions en cours pourraient aboutir à élargir le public de la BNF dans trois grandes directions :

    • en ce qui concerne le public « étude et recherche il faut s'attendre à un ajustement entre l'offre et la demande ;
    • la fréquentation au moins occasionnelle par le grand public pour des activités concernant aussi bien les recherches personnelles, la formation permanente et les loisirs ;
    • enfin, les professionnels devraient nettement augmenter, trouvant notamment des informations et des services directement liés à leur activité.

    Ceci reste pour une part spéculatif. Il faut en effet reconnaître que dans de nombreux domaines nous sommes encore dans l'incertitude. Seul le public nous apportera les réponses qui nous manquent et nous permettra de faire évoluer les services de la bibliothèque. Quelques exemples pour illustrer ce propos.

    À côté des départements thématiques de philosophie, sciences de l'Homme et de la société, d'histoire, de littérature et d'art, la création d'un département consacré aux sciences et aux techniques de même que le développement du département consacré aux sciences juridiques, économiques et politiques constituent un retour aux sources les plus anciennes, mais aussi une innovation par rapport aux utilisateurs actuels de la BNF. Rappelons que les mathématiciens, physiciens, chimistes, biologistes, médecins ne représentent aujourd'hui tous ensemble que 3,5 % du public. Les juristes et les économistes ne sont guère plus nombreux : 5,3 %. Mais l'augmentation importante des acquisitions étrangères est un élément décisif. La réponse du public, les taux de consultations ne peuvent guère être anticipés.

    Il faut aussi souligner l'évolution que représentera la part consacrée à l'audiovisuel. Dans ce domaine également les innovations vont être nombreuses. Sans doute l'une des plus importantes sera de rendre pour la première fois réellement accessibles des archives sonores d'une grande richesse (un million d'enregistrements), de même que les collections du dépôt légal audiovisuel. La possibilité de consulter sur des postes spécialisés images et sons numérisés, de procéder à des écoutes comparatives dans des conditions techniques nouvelles ouvre indiscutablement la voie à de nouveaux usages. On peut penser que se côtoieront des spécialistes de toutes disciplines : historiens du disque, sémiologues, illustrateurs, professionnels de l'audiovisuel par exemple, mais qu'un public plus large pourrait être passionné par ces collections qui pour une large part sont quasiment terra incognita.

    La Bibliothèque nationale de France constitue en ce moment une collection de documents numérisés unique au monde par son ampleur : 100 000 livres, 300 000 images, environ 1 000 heures d'enregistrements sonores. Outre la consultation simple offerte au grand public, les chercheurs auront la faculté à partir d'un ensemble de progiciels, d'annoter, de traiter de manière informatisée les documents qui leur seront proposés. Il faut bien avouer que nous n'avons pas encore l'expérience de la communication de collections numérisées à une aussi grande échelle, et que pour une large part seule l'ouverture au public nous apportera en temps réel et en vraie grandeur l'expérimentation qui nous manque.

    D'autres paramètres restent difficiles à évaluer et notamment tous les éléments de contexte. Ainsi l'attitude des étudiants constituera un test au moment de l'ouverture. Certes la BNF n'est pas une bibliothèque universitaire : pas de manuels, pas de titres en de nombreux exemplaires. Il est probable cependant qu'elle ouvrira avant la nouvelle bibliothèque de Jussieu, avant la nouvelle bibliothèque des Langues orientales, et qu'elle continuera à s'inscrire dans un contexte parisien marqué par l'insuffisance de places dans les bibliothèques universitaires.

    Une autre inconnue est bien évidemment la coïncidence avec les travaux de rénovation entrepris au centre Georges Pompidou. Enfin, rappelons encore que le quartier de Tolbiac est totalement nouveau. Il faudra sans doute entre 15 et 20 ans pour qu'il trouve sa véritable physionomie. Pour toutes ces raisons nous avons accueilli favorablement l'initiative conjointe de la ville de Paris et du ministère de la Culture qui souhaitent mettre en place avec également d'autres partenaires un observatoire de la lecture dans les mois qui viennent.

    Conclusion

    D'une manière générale, il paraît difficile en matière culturelle d'anticiper complètement les réactions des publics. L'élévation permanente du taux de scolarisation, le développement d'une consommation privée de produits électroniques, l'évolution très rapide des logiciels et des produits audiovisuels ne peuvent que nous inciter à inscrire l'incertitude et l'observation permanente parmi nos règles de méthode. Il est particulièrement significatif que la plupart des personnes interrogées par la SOFRES déclarent vouloir faire un usage occasionnel de la BNF comme s'il s'agissait d'abord de tester la valeur d'usage de cette grande bibliothèque qui exerce sur le public une fascination mêlée d'incertitude.

    Je voudrais conclure ce bref tour d'horizon par deux remarques... La première pour constater que même si nous déployons des moyens nombreux pour rendre les espaces immédiatement intelligibles, réduire les formalités, accueillir et conseiller les usagers, mettre à disposition un catalogue unique, etc., l'utilisation de la Bibliothèque nationale de France supposera néanmoins de la part des utilisateurs un certain apprentissage. Pas plus qu'une autre, la BNF ne sera une bibliothèque presse-bouton, une sorte de prêt-à-lire informatisé : nous devrons sans doute nous efforcer de le faire comprendre au public et mettre à sa disposition une pédagogie et une didactique appropriées lui permettant de maîtriser rapidement les outils mis à sa disposition.

    Ma seconde remarque concerne l'accès à distance. Du point de vue de l'usager, et notamment de l'usager éloigné, l'un des plus importants défis auquel nous sommes confrontés reste l'ouverture de la Bibliothèque nationale de France à l'extérieur. Cette large ouverture est inscrite dans nos orientations et dans notre programme. Nous développons en ce sens un partenariat scientifique avec de nombreuses bibliothèques, notamment avec les pôles associés. Il reste cependant du chemin à parcourir avant que nous parvenions à rendre quotidien et à grande échelle ce que la technique rend possible au moins sur des ensembles plus modestes. Dès aujourd'hui le catalogue de la BNF est accessible sur Internet. L'interrogation d'un catalogue unifié de sept millions de références devrait être réalisée en 1997, et un an plus tard la première phase du Catalogue collectif de France. L'accès aux collections numérisées via un serveur WEB est tout à fait envisageable. Les questions purement informatiques ne posent pas de problèmes majeurs. Vous pouvez en juger en accédant à l'exposition via Internet de 1 000 enluminures extraites de manuscrits des XIVeet XVesiècles. Mais de vraies difficultés juridiques restent par contre devant nous : elles devront d'ici là être résolues par voie de négociation. Sous cette réserve, la BNF de demain pourrait compter ses utilisateurs non plus par milliers mais par centaines de milliers répartis sur tout notre territoire et même au-delà des frontières.