Index des revues

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Faut-il détruire les petites revues et les journaux ?

1978
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    Faut-il détruire les petites revues et les journaux ?

    Par Jean Prinet

    Faut-il détruire les petites revues et les journaux ? La question n'est pas nouvelle.

    En première page de L'Eclair du 24 novembre 1898, on peut lire un article, sur deux longues colonnes, intitulé « Durée des journaux. Conservation ou destruction des journaux après cinquante ans », dans lequel il est rappelé que M. Paul Deschanel avait rédigé, en avril 1892, un « remarquable rapport » (publié en 1893) sur « l'achèvement de la Bibliothèque Nationale » et sur son encombrement : « on a proposé d'envoyer les journaux de province avec les paroissiens et les vieilles grammaires... », mais c'était en fait une « combinaison mal étudiée » alors qu'il serait « bien plus simple d'établir des dépôts sur le terrain de la rue Vivienne, en attendant la destruction graduelle de ces collections qui, au bout d'une cinquantaine d'années, ne peuvent plus présenter aucun intérêt ». Protestations de toutes parts. « A la Bibliothèque elle-même on faisait ressortir les innombrables consultations quotidiennes des périodiques. Au point de vue des journaux, disait-on, plus ils vieillissent, plus l'intérêt en est grand, plus les travailleurs nous les demandent... ». Les historiens interviennent. M. Paul Deschanel se croit obligé de rétablir exactement les faits :

    « Je n'ai jamais demandé la destruction des périodiques... la destruction graduelle porterait, en même temps que sur les multiples éditions de paroissiens, de grammaires et autres publications semblables, sur les journaux secondaires et insignifiants que la province nous envoie et qui ne font que reproduire ce qui a été publié partout, ce qu'on retrouve dans toutes les feuilles originales... On pourrait, par région, désigner trois ou quatre journaux qu'on conserverait et qui, à eux seuls, donneraient tout ce que contiennent les feuilles secondaires... Quant à la date de destruction, je dis une cinquantaine d'années, mais ce peut être cinquante, soixante, cent ans même... Notez que ce rapport, rédigé par moi, représente l'opinion moyenne d'une commission qui comprend environ trente membres... et l'administrateur général de la Bibliothèque. »

    En 1891, l'administrateur écartait cette idée de reléguer «plus ou moins loin de la Bibliothèque et même de Paris... les journaux des départements... Il n'y a qu'une solution... c'est de mettre à profit les terrains repris en 1880 et d'y commencer des constructions définitives... » De son côté, le vice-président de la Presse départementale, M. Gustave Simon fait remarquer « qu'il n'y a pas de journaux insignifiants, au bout de cinquante ans, qu'en province..., que la chronique locale offre un intérêt considérable, qu'il faut au moins faire une sélection parmi les 1.700 journaux de ce temps». Suivant quelques considérations sur la « destruction spontanée des journaux ». La conclusion de l'article de L'Eclair est fataliste : « Ainsi, de toutes façons, les collections de journaux seraient vouées à une inévitable destruction, que ce soit l'oeuvre de l'homme ou l'oeuvre du temps ».

    Après quatre-vingt-cinq ans qu'est-il advenu de ces déclarations ?

    C'est précisément dans les environs de 1893 que la Bibliothèque Nationale a pris des mesures nouvelles : dans la masse envahissante des périodiques qui lui arrivaient chaque jour par la voie du dépôt légal, elle a décidé de faire un choix.

    On a commencé par les journaux : d'un côté la grande presse parisienne et régionale représentée par les grands volumes reliés et conservés dans les magasins auprès des livres imprimés ; d'un autre côté la « broutille », et les petites feuilles de plus en plus nombreuses parvenant de Paris et des départements. Cette broutille a constitué une nouvelle catégorie d'imprimés): celle des journaux conservés tout simplement dans des enveloppes ou des paquets sur lesquels on collait une étiquette portant la mention « journaux » suivie d'un numéro d'entrée.

    L'opération réussit et on l'étendit très vite aux petites revues, bulletins ou cahiers de toutes sortes, qui, eux aussi, se multipliaient. Les enveloppes qui contenaient ces nouvelles broutilles étaient mêlées à celles des journaux. Ainsi deux catégories de nouvelles publications périodiques secondaires (petits journaux, petites revues) furent conservées en une seule série, que l'on n'appela plus journaux mais « Jo ».

    On a cependant conservé à Paris un certain nombre de petites revues reliées, dont l'intérêt est parfois comparable à celui des revues de l'Annexe de Versailles.

    En principe, les critères de sélection n'ont pas changé depuis quatre-vingt-cinq ans : on décide d'après « l'importance ». En fait, on considère comme moins « important » ce qui ne concerne pas les sciences humaines : la plupart des revues techniques et scientifiques sont conservées à Versailles avec les « petites revues » commerciales, industrielles, financières, syndicales, paroissiales, revues d'H.L.M. et toutes sortes de revues concernant la vie quotidienne.

    Les revues changent de valeur avec le temps : qui peut prétendre sélectionner celles qui contiennent les premiers écrits ou les premiers dessins de tel poète, ou de tel artiste qui deviendra célèbre ? Chaque année des lecteurs et des bibliothécaires exhument quelques-unes de ces publications modestes qui passent parfois directement de la série Jo à la Réserve. Inversement, il arrive que des revues reliées, et conservées pendant longtemps dans les magasins de Paris, soient envoyées à l'Annexe de Versailles.

    Les thèmes de recherche eux aussi évoluent : depuis quelques années les petites revues apportent une contribution importante à l'étude des mentalités, des courants d'opinion, des mouvements sociaux, des conditions de travail, des loisirs des sports, des voyages, de la publicitié, de l'information...

    Dans bien des cas, la Bibliothèque Nationale est seule à conserver ces petites revues si utiles à la recherche.

    On dit souvent que nous entassons pour l'avenir. Les petites revues ont pourtant un intérêt immédiat : elles reflètent l'actualité sous toutes ses formes ; elles sont l'expression des groupes, des communautés des sociétés, des associations, des collectivités actuellement vivantes. L'ensemble des petites revues donne une idée assez juste des activités et des comportements des Français aujourd'hui.

    Ce qui est certain, c'est que ce genre de ressources ne concerne pas la plupart des lecteurs actuels de la Bibliotèque Nationale. Elles pourraient avoir un rôle plus général et une plus grande efficacité si la Bibliothèque Nationale avait le moyen et le désir d'accueillir à Paris et à Versailles un public plus élargi, en particulier les chercheurs qui étudient les divers aspects, les tendances du monde contemporain. Il serait même souhaitable que nous soyons en mesure d'attribuer les doubles disponibles de certaines catégories de ces revues à des centres ou à des instituts de recherche sur les activités de notre temps. Mais s'il s'avérait que certaines petites revues sont vraiment utiles à ces centres spécialisés, elles seraient le plus souvent dispersées entre les chercheurs, ou même découpées ou détruites. Les exemplaires de la Bibliothèque Nationale demeureront.

    Les moyens actuels de conservation, de catalogage automatisé et de reproduction permettront de dominer cette masse de documents et de résoudre les problèmes de consultation.

    En tout cas il reste à prouver que, certaines publications reçues par la voie du dépôt légal perdant tout intérêt après cinquante ans, l'oeuvre entreprise par François I" doit être profondément modifiée par des destructions délibérée. Quant aux petites revues, leur sélection ne dépendra plus seulement, comme en 1893, de la seule qualité du papier.