Index des revues

  • Index des revues

    Fonds mal connus et publications «mineures»

    Par Jean-Claude Garreta, Conservateur en chef de la bibliothèque universitaire de Dijon

    A coté des livres, des brochures, des périodiques, les bibliothèques ont recueilli d'abord incidemment, puis délibérément, des documents de plus en plus variés dont la conservation, le catalogage, la communication posent des problèmes particuliers.

    Rappelons d'abord notre vocation à recueillir tout texte, toute image obtenus par un mode d'impression quelconque (on ajouterait même aujourd'hui tout son) les partitions de musique, les estampes ont de longue date acquis droit de cité à la Bibliothèque nationale. Dans les estampes, la place donnée aux portraits a entraîné l'accès des monnaies, conçues à l'origine comme une collection de portraits en médailles. On a, de là, débordé du support papier puisque aujourd'hui le dépôt légal s'étend aux films comme aux disques. C'est la petite image tant célébrée par Grand-Carteret et Henri d'Allemagne qui a connu le plus grand développement, sans doute par l'identité de son support avec celui des collections classiques. Une image sur papier peut être montée sur carton, reliée en registre, ou classée dans une boîte. Mais nous n'entrerons pas ici dans ce domaine aujourd'hui particulièrement prisé, des ex-libris aux étiquettes de fromage. Nous nous en tiendrons seulement au domaine de l'écrit, du texte reproduit.

    Ne quittons pas l'image sans évoquer deux cas, l'affiche et les thèses.

    Aujourd'hui les affiches relèvent des estampes, car notre siècle de l'image a généralisé l'emploi des affiches illustrées. Même les affiches électorales sont maintenant des images, et pas forcément avec une photographie d'identité du candidat. Mais le XIX e siècle n'a guère connu que l'affiche texte, depuis les ventes aux enchères jusqu'aux dépêches télégraphiques. Par commodité nous les laissons dans les cabinets d'estampes, mais n'oublions pas le message écrit qu'elles développent. Dans certains cas les textes ne sont pas des inédits, la teneur peut se retrouver dans les journaux voire dans les livres. Qui ne voit pourtant l'intérêt des caractères externes de ces textes ? La typographie, la mise en page, apportent leur contribution à l'étude d'une mentalité ; l'historien sait bien aujourd'hui que par delà l'étude des faits et des discours, il y a la manière dont les messages ont été présentés et perçus ; l'affiche texte, depuis l'affaire des placards, en est le véhicule même de la grande diffusion, différent du journal en ce qu'elle offre une information gratuite et suscite la lecture collective, propice à la réaction émotive.

    Les thèses placards présentent un autre cas intéressant ; curieusement il ne semble pas que l'on ait étudié jusqu'à présent ces thèses, au point que la bibliographie de ces thèses reste à faire, au moins en France. Il s'agit de l'affiche des propositions - «thèses» - soutenues par les candidats au doctorat, dont la partie supérieure était ornée d'une gravure originale formant un vaste frontispice. Comme les grandes dimensions, et la technique différente, (impression typo-graphique pour le texte, taille douce pour l'image) imposaient un tirage sur feuilles séparées, assemblées ensuite par collage, les collectionneurs ont ordinairement détaché la gravure en détruisant la partie du texte. On comprend que ces actes universitaires, souvent en latin, n'aient pas paru bien dignes d'intérêt, et que pour gagner de la place, il ait fallu les sacrifier. Mais quel est le résultat ? Tous les cabinets d'estampes ont des séries de ces gravures anonymes dont les armoiries n'ont pu être identifiées pour déceler l'impétrant ou le dédicataire ; alors que si l'on pouvait retrouver les textes correspondants, on aurait non seulement les noms qui manquent, mais aussi la date, précision normalement absente d'une estampe.

    Dans ces deux cas on voit bien que les bibliothécaires ne peuvent se désintéresser du texte.

    Dans le domaine de l'imprimé nous apercevons d'abord les travaux de ville appelés par les typographes : bilboquets ; ce sont les « cartes, factures, têtes de lettres, prospectus, circulaires, lettres de part, affiches à la main, bulletins de vote », tous papiers, commerciaux ou non, surtout appréciés lorsque la lithographie les a décorés d'une image d'intérêt topographique ou simple-ment décoratif.

    Les lettres de part ont été d'abord recherchées pour leur allure monumentale, à l'origine c'étaient des affichettes dont quelques uns d'entre nous ont encore pu voir l'apposition à la porte des domiciles mortuaires. Mais les généalogistes amateurs les ont depuis longtemps soigneu-sement conservées, en donnant toujours la préférence aux faire-part de décès qui rassemblent une famille sur deux pages parfois, plus complètement qu'un testament. Le classement alphabé-tique de ces « collectivités » fait hésiter : si l'on arrivait à rassembler (idée absurde) les lettres de part de tout un pays, le classement au nom du de cujus s'imposerait, réunissant les trois étages de l'existence, d'autant que les beaux mariages font l'objet d'un double faire-part (pour les faire-part uniques, la photocopie permettrait maintenant d'obtenir un second exemplaire à classer au nom du conjoint).

    Mais les collections sont toujours fragmentaires, et le faire-part de décès d'une femme mariée peut être plus utilement classé au nom du mari qu'au sien ; tout dépend de la notoriété de la famille. Aussi l'on rencontre souvent des collections chronologiques, parfois reliées, ce qui suppose un index. Le fonds Clément-Janin à Dijon, ainsi classé, est pourvu d'un fichier complet relevant tous les noms cités dans le faire-part : la tâche est énorme.

    Au-delà de ces impressions classiques s'ouvre l'immense domaine des cartes d'invitation, billets de théâtre, tickets de chemin de fer, de tram ou de métro, cartes et tickets de rationnement, vers de mirliton pour envelopper des bonbons, les morceaux de sucre... Le relevé des objets collectionnés par les membres du Vieux-papier - il est impossible de ne pas saluer au passage cette vénérable publication - ne réussirait même pas à tout énumérer.

    Ici nous nous sentons pris de vertige : devons-nous, par crainte de manquer le dernier train, nous astreindre à rassembler ces menus éléments de notre vie quotidienne sous prétexte que leur fragilité les fait disparaître plus sûrement que les plus rares incunables? Une attitude pragmatique semble plus raisonnable: accueillons les recueils constitués par des collectionneurs, et pratiquons l'usage du spécimen, déjà mis au point par les archivistes.

    L'archéologie préhistorique nous montre le chemin : par la force des choses, obligée de se satisfaire du moindre tesson, de débris calcinés, d'éclats de silex - songeons à Pincevent - elle expose des habitats, donc des milieux, avec tous les éléments qui permettent de reconstituer le genre de vie. L'élargissement de la conception de l'histoire nous incite donc à conserver époque après époque des exemples des papiers imprimés de la vie quotidienne, laissant aux musées ethnographiques, au sens large, la tâche de recueillir les autres supports, en général tous les objets à trois dimensions et cela va, nous le savons, des ustensiles de cuisines jusqu'au matériel de chemin de fer et aux aéronefs. Les bibliothèques doivent à notre avis, tenir leur place dans ce concert, ce qui est possible si elles s'en tiennent à la notion de spécimen : nous ne tenterons pas ici d'en préciser les limites.

    Et cela nous amène enfin à battre notre coulpe pour les codex imprimés desquels nous avons trop longtemps détourné le regard par un jugement de valeur par trop élitiste. Les romans populaires, la littérature de gare - que l'on achète chez des libraires ou des marchands de journaux et non pas, comme on continue de l'écrire dans des « bibliothèques» de gare ! - toute cette sous-littérature entre par la brèche ouverte par la grande étude sur la bibliothèque bleue de Troyes. Il ne s'agit pas de lui accorder la même considération que celle acquise par la « grande » littérature, mais le reconnaître que son succès mérite d'être étudié pour apprécier le goût du public : dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es. Il n'est pas nécessaire, redisons-le, que toutes les bibliothèques en surchargent leurs rayons, mais que la conservation suivie en soit assurée en quelques endroits. Les manuels de classe, pour des raisons voisines font ainsi l'objet de la sollicitude de l'Education (ex-nationale), comme le Musée pédagogique en avait pris l'initiative depuis longtemps; il est prévu à Rouen et dans chaque académie de recueillir les livres et en général tout le matériel d'enseignement à l'abandon.

    Les catalogues de vente de livres, de monnaies et d'objets d'art, ont de tout temps été soigneusement recueillis ; mais la Sous-section des bibliothèques d'art de l'A.B.F. a dû, il y a cinq ans, éveiller la vigilance pour recueillir les éphémères catalogues ronéotypés que peuvent seulement s'offrir les commissaires priseurs en province ; car la conservation de leurs archives n'est que trentenaire et ne jouit donc pas encore de la protection accordée aux minutes notaria-les.

    Citons pour mémoire les catalogues d'éditeurs, ceux-ci faisant, en effet, le plus souvent double emploi avec la partie commerciale de la bibliographie nationale courante ; mais qui a conservé les catalogues prix courants des fabriques ? Toute bibliothèque à vocation régionale devrait avoir la série des incomparables catalogues de la Manufacture d'armes et cycles de Saint-Etienne, et garder aussi, à côté de ceux des établissements locaux, des catalogues des grands magasins parisiens et à présent des sociétés de vente par correspondance. Dans un tout autre genre, les anciens indicateurs de chemin de fer devraient partout être accessibles, non pas en collection complète, mais un tous les dix ans, par exemple, étant bien entendu que les horaires des transports locaux doivent être au complet.

    Il fut impossible il y a dix ans à un étudiant de Dijon de retrouver pour son mémoire de maîtrise, même aux archives de la SNCF, une série continue des horaires des chemins de fer départementaux, les archives des compagnies privées ayant disparu.

    Nous n'en finirions pas d'évoquer encore pêle-mêle les guide Michelin, et autres, les statuts d'associations, les calendriers des postes, chacun en son genre apportant sa contribution pour reconstituer le mode de vie d'une époque.

    Aussi n'est-il pas possible de tirer une conclusion de cet aperçu décousu des publications « mineures», où l'image a tenu et tiendra une place variable ; seule la Bibliothèque nationale peut être embarrassée pour en faire la répartition entre deux départements. Nos bibliothèques de province, ignorent ce problème, le seul souci étant de conserver et de rendre accessible ce qu'on a jugé digne de conserver. Du moins est-ce bien aux bibliothèques, et non à d'autres établissements voués au patrimoine, que revient ce soin, en raison du support considéré.

    La conservation doit chercher à économiser la place tout en assurant la protection du document, mais d'une manière réversible, si l'on peut employer ce terme archéologique, c'est-à- dire en laissant la possibilité d'extraire le document pour une exposition. Les problèmes de classement n'ont guère été abordés ; le plus simple est de s'en tenir à celui du collectionneur dont nous recueillons l'héritage. Quant à l'exploitation de ces ressources, il suffit pour l'instant de se laisser porter par une demande qui n'a pas finie de croître. Trop heureux serons-nous si nous avons eu des prédécesseurs bien inspirés, et demain si nous gardons le souci familier aux archivistes : quels genres de documents ont la chance d'intéresser non seulement les historiens du XXe siècle, mais déjà nos lecteurs de l'année prochaine ?

    Alors que l'effort si longtemps retardé pour le développement de la lecture publique occupe, oriente, actuellement la politique des bibliothèques municipales, n'oublions pas leur vocation parallèle à la recherche pour éviter les méfaits d'une élimination dont le congrès national de 1978 a heureusement fixé les limites. Et pour l'établissement de recherches qu'est par excellence la Bibliothèque nationale, par delà le dépôt légal qui lui ôte toute idée de sélection, puisse le Service de l'Histoire de France, comme les grands départements, garder le souci d'une curiosité toujours en éveil, et d'un accueil largement ouvert, rendant apocryphe la légende des manuscrits de Molière répartis dans le tombereau du paysan qui les apportait.