Index des revues

  • Index des revues

Les livres de la jungle ou trente-sept années passées au Service des Acquisitions

1980
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓

    Les livres de la jungle ou trente-sept années passées au Service des Acquisitions

    Par Gérard Willemetz

    Si vous le voulez bien, je commencerai mon propos par quelques anecdotes. On m'a permis d'entrer en 1943 dans cette si vénérable maison avec le titre ô combien ronflant de chômeur intellectuel. A croire que notre intellect était seul susceptible de chômer.

    Je connaissais bien, déjà, la salle de travail des Imprimés pour y avoir longtemps étudié la graphologie, en 1937, à seule fin de me rassurer sur la valeur de mes caractères.

    J'y fus accueilli par la charmante et fougueuse Mademoiselle Frémont qui dirigeait le Service des Acquisition, bien modeste à l'époque. Ce fut elle qui fut chargée plus tard de rédiger l'article Valéry-poète et penseur qui l'enthousiasmait et de préparer en partie l'article Voltaire pour le catalogue général.

    Monsieur Pierre Josserand, alors conservateur-adjoint au Département des Imprimés, me communiqua sur son domaine les plus utiles renseignements. Il possédait un sens de l'humour proprement inestimable. Il faut reconnaître que cet humour l'emportait souvent sur son autorité mais c'était un régal de l'entendre compter mille et une anecdotes sur ses services en particulier et tous les autres en général. Il excellait également dans la rédaction de notes comminatoires passablement émoussées par leur drôlerie. Ce fut grâce à lui que je connus l'une des plus savoureuses histoires de livres. Nous parlions de l'importance de nos collections qui comportaient plus de six millions d'ouvrages à l'époque rangés sur plus de cent cinquante kilomètres de rayons.

    Alors Monsieur Josserand me sourit, savourant avec gourmandise ma prochaine hilarité :

    « Il y avait deux vieilles dames très simples et d'un grand âge. Elles discutaient à perte de vue, depuis deux heures, sur le choix d'un cadeau que devait faire l'une d'elles à l'occasion des quatre-vingt-dix ans de son époux.

    - Offre-lui donc un livre, dit la première à bout d'imagination. Mais l'autre eut un geste de regret :

    - Il en a déjà un ! »

    Monsieur Josserand me fit connaître encore l'incroyable aventure arrivée à un Bibliothécaire que l'on avait envoyé surveiller de précieux documents transportés dans un château (virgule) fort lointain afin de les soustraire aux dangers d'un bombardement.

    Un jour le Ministre de l'Education nationale accompagné de l'Administrateur général viennent visiter impromptu le dit château.

    La précipitation avec laquelle le bibliothécaire descendit le grand escalier pour accueillir ses illustres hôtes lui fit manquer les trois dernières marches et il s'étala aux pieds de ses visiteurs.

    Le ministre, aimablement, lui demanda s'il s'était fait mal.

    - Oh non ! Monsieur le ministre, répondit le préposé, encore à terre, j'ai l'habitude.

    Un jour, alors que je me trouvais au bureau de la Salle de travail, je vins trouver Monsieur Josserand pour lui transmettre les vives doléances d'un lecteur qui n'arrivait pas à se faire communiquer un très vieux livre grec que l'on jugeait en trop mauvais état.

    Monsieur Josserand haussa les épaules :

    - Conseillez-lui plutôt de prendre un roman d'Agatha Christie. Il sera plus neuf, plus lisible, plus compréhensible et certainement plus intéressant.

    Durant l'occupation, les bibliothécaires des Imprimés et des Entrées étaient chargés de surveiller les toits pendant les alertes au cas où des balles risqueraient de percer le zinc et d'enflammer les combles. Ces alertes, quand le ciel était clair nous permettaient de bronzer sans grand danger au sommet des magasins.

    Il y avait également, dans la galerie Mazarine, un dortoir où, la nuit, à tour de rôle, nous devions veiller sur la sécurité de la grande maison. Je doute que la galerie Mazarine, malgré ses apparats, ait entendu plus de chansons et d'éclats de rire qu'à cette époque

    J'entrerai maintenant dans le vif du sujet, en passant aux choses sérieuses.

    Lorsqu'après la guerre, je fus chargé du Service des Acquisitions du livre ancien (et surtout moderne) je fus bien obligé de constater que mes prédécesseurs, tant aux Entrées qu'au Dépôt légal, avaient totalement négligé le mouvement surréaliste (livres, tracts, ou revues).

    Je tairai par pudeur les autres lacunes assez considérables qui donnent sa raison d'être au Service des Acquisitions.

    Je me souviens encore du premier coup de téléphone que je reçus il y a plus de trente ans. C'était une dame qui me sembla du meilleur monde - du nôtre pour tout dire ! - et qui me proposait de nous vendre un authentique incunable du début du XVIIIe siècle. Les bras m'en seraient tombés, si l'un d'eux ne m'avait obligé de tenir l'écouteur. Je dois avouer que je dus affirmer à mes correspondants - au moins une centaine de fois - qu'un ouvrage du XVIIe ou du XVIIIe siècle n'avait qu'un très lointain rapport avec un livre du XVe.

    Le monde des libraires qu'il me fut donné de connaître, par la force des choses, m'inspira des sentiments fort mélangés en raison même de la présentation de leurs catalogues. Ces catalogues de librairies ou de ventes publiques nous permettent, après pointage, d'effectuer des recherches qui aboutissent à une commande où à une préemption.

    Les uns sont ronéotypés sur un papier grossier, rugueux, qui n'encourage guère leur lecture. Les autres sont écrits en tout petits caractères pour économiser le papier et leur lecture en devient malaisée.

    Restent les catalogues sans illustrations mais dont les notices attirent l'attention, tant par leur élégance que par leur précision bibliographique.

    En dernier lieu, on reçoit quelquefois de somptueux Catalogues, remplis de fac-similés et d'illustrations en couleurs mettant en valeur les planches ou les reliures des ouvrages cités.

    On peut imaginer sans peine l'ordre de nos préférences. Il faut avouer que la perspective d'une importante vente publique incite les experts à donner le plus de lustre possible à leurs catalogues.

    Cependant, feuilletant des catalogues qui ne payaient pas de mine, il nous est fort souvent arrivé de découvrir des oiseaux très rares dans ces tristes cages.

    Je n'oublierai jamais le petit catalogue blanc sur papier glacé d'un libraire qui opérait alors rue Bonaparte. Il contenait seulement les cent cinquante premiers ouvrages d'écrivains du XIXe et du XXe (pour la plupart tirés à compte d'auteur et à ce titre inconnus parfois du Dépôt légal). On imagine l'incroyable patience qu'il fallut à ce libraire pour réunir un ensemble aussi exceptionnel.

    Pour ne blesser personne, je n'énumérerai pas la soixantaine de pièges dus aux insuffisances, aux lacunes, aux erreurs et à la complexité de nos fichiers ou de nos Catalogues. Il va sans dire que ces pièges ont parfois entraîné l'acquisition d'un double à la grande confusion du responsable.

    Notre plus grand souci, je dirai même notre plus impérieux devoir est de parcourir le plus rapidement possible les catalogues que l'on nous adresse de nombreux pays (un millier par an, environ) car ils sont distribués en même temps aux principaux collectionneurs et libraires français et étrangers. Ces derniers nous coupent trop souvent les pages sous le pied vu la quasi inexistence de leurs recherches. Il faut en effet compter parfois un ou deux jours de travail et de coups de téléphone pour être assuré qu'un ouvrage nous fait défaut et ne se trouve pas dansnjne autre bibliothèque parisienne. Ce délai fort long, mais nécessaire, ajouté aux fantaisies du service postal, ne nous permet pas de lutter avec efficacité contre nos concurrents. Nous avons heureusement le droit de préempter au cours d'une vente publique les ouvrages dont l'originalité, les illustrations, la reliure, enrichiront encore les trésors de la Réserve.

    Le droit de préemption s'exerce de la manière suivante : (je l'ai utilisé près de mille fois en trente-sept ans).

    Sitôt que le coup du marteau d'ivoire du commissaire-priseur attribue l'ouvrage au dernier enchérisseur, il suffit que le représentant de l'Etat déclare à haute et intelligible voix : « Sous réserve du droit de préemption de la Bibliothèque Nationale (ou de l'Etat si la préemption a lieu au profit d'une bibliothèque municipale de province) ».

    Un délai de quinze jours est accordé à Monsieur l'Adminsitrateur général pour confirmer ou infirmer cette préemption.

    Certains libraires, il faut bien l'avouer, sont souvent les premières victimes de l'usage de ce droit. Ils s'entendent en effet pour donner à leur représentant le soin d'enchérir. De la sorte il leur est loisible d'acquérir à très bas prix un ouvrage qu'ils remettent aux enchères entre eux. (Ce système s'appelle la Révision). Ils se partagent alors la différence entre le prix d'adjudication et le prix le plus élevé offert par l'un d'eux sur un bulletin secret. Ce mécanisme est trop complexe pour que j'en donne le détail. J'ai préempté en mai 1960 l'un des quatre exemplaires connus de l'édition originale des « Chants de Maldoror » pour la somme de 5 200 F. Or la librairie Gallimard du boulevard Raspail proposait le même ouvrage pour la somme de 15 000F.

    La Bibliothèque Nationale gagna donc près de 10 000 F dans cette opération. Inutile de vous dire que ce jour-là un petit nombre de libraires parisiens furent cruellement déçus...

    Je dois aborder maintenant une question délicate. La Bibliothèque Nationale est une trop grande dame pour se livrer à certains marchandages, mais elle est cependant comptable des deniers de l'Etat. A ce titre, elle se voit obligée de réduire les prétentions de certains libraires ou collectionneurs malgré la très grande rareté des éditions proposées. Cette démarche, en soi, n'est pas toujours plaisante mais elle permet de prouver que la Bibliothèque Nationale, en dépit du notable accroissement des crédits du Service des Acquisitions, n'achète jamais rien les yeux fermés.

    Je voudrais parler, également, de la très grande utilité des innombrables catalogues que j'ai dépouillés jusqu'ici. Mis à part les exemplaires exceptionnels tant par leur provenance, les notes manuscrites de l'auteur, les dessins originaux ou le raffinement de la reliure, on y découvre parfois l'existence d'un éditeur-imprimeur qui semblait ignorer l'existence du dépôt légal.

    C'est ainsi que Guy Levis Mano, Pierre Bettencourt et Pierre-André Benoît (entre autres), célèbres pour l'élégance et l'intelligence de leurs compositons typographiques, ont bien voulu finalement faire l'hommage de presque toutes leurs impressions à la Bibliothèque Nationale. De bonne foi, ils ne la croyaient pas susceptible de s'intéresser à ces jeux de lettres. Pierre-André Benoît trouvait fort étrange qu'on lui réclamât une édition tirée à deux ou trois exemplaires !...

    Ainsi grâce à un modeste catalogue, on est en mesure de découvrir l'identité, l'adresse d'un éditeur particulièrement doué pour la composition d'un ouvrage littéraire et faire naître en lui le désir et le souci d'enrichir tous les ans notre grande maison. Plus de cinq cents éditions originales sont venues de la sorte accroître notre patrimoine depuis vingt-cinq ans. Si nous n'avions fait aucun effort, accompli aucune démarche pour nous concilier ces artistes, nous aurions dû par la suite, une fois passé le délai de la prescription décennale, acheter un bon prix leurs oeuvres si tant est qu'on pût les trouver chez des libraires.

    Cela dit, il arrive souvent au Service des Acquisitions de rechercher inlassablement des éditions très rares, presqu'impossibles à trouver dans le commerce.

    Je ne citerai que deux cas : « Eloges » de Saint-John Perse que la N.R.F. publia en 1911 et « Le Petit Prince » de Saint-Exupéry qui fut imprimé en français à New-York en 1943, cette édition constituant la véritable édition originale. J'ai attendu près de vingt ans avant de faire entrer dans nos cages ces chefs-d'oeuvre d'un éclat sans pareil.

    Il nous est arrivé souvent d'acquérir une édition totalement inconnue des bibliographes (mention qui fait tressaillir de joie tous les libraires et leur permet de hausser son prix). Mais cette mention si souvent répétée n'a plus beaucoup de signification car la plus digne des bibliographies ne sera jamais exhaustive.

    Il nous est arrivé, d'ailleurs, quelques mois après avoir acquis un volume présenté sous cette forme d'apprendre l'existence d'un second exemplaire rigoureusement semblable à celui que nous venions d'acquérir. Notre exemplaire du même coup perdait la moitié de sa valeur !

    Sans vouloir préciser noms et dates, je voudrais conter la plus forte déception de mon existence bibliographique : un libraire parisien annonçait dans son catalogue l'édition originale de « La Princesse de Clèves » avec un envoi autographe de Madame de La Fayette à un anglais. Cette dédicace, authentifiée par un expert réputé, attribuait donc sans conteste la « maternité » de l'ouvrage à cette fameuse comtesse. Malheureusement la somme demandée pour cet exemplaire fut jugée excessive (20 000 F) et l'on me pria, en guise de consolation, de faire faire la photocopie de l'envoi.

    Pour terminer ce rapide survol avec une note plus gaie et qui touche de très près aux enchères, je citerai ce propos de Sacha Guitry montrant à un vieil ami l'extraordinaire « Colombe » de Picasso qu'il venait d'acquérir : « Je l'aurais achetée à n'importe quel prix, et c'est exactement le prix que je l'ai payée !...»

    La Bibliothèque Nationale ne peut hélas procéder de la même manière : le contrôleur financier a ses raisons que notre raison doit connaître mais, grâce à des crédits exceptionnels, savamment attribués, nous pouvons l'emporter parfois sur de richissimes collectionneurs ou de munificentes bibliothèques étrangères.