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    La bibliothèque nationale et les régions

    Par André Miquel, professeur, administrateur général Collège de France, Bibliothèque nationale

    Mais que vient donc faire la Bibliothèque nationale dans une rencontre où il n'est question que de régions, de décentralisation? J'ai posé la question que beaucoup se posent, et peux donner, je crois, la réponse à leur place: jalouse comme à son ordinaire, la Bibliothèque nationale vient surveiller, faute de mieux, un terrain qui lui échappe, en attendant, sait-on jamais, de pouvoir le contrôler. Cette supposée boulimie serait d'autant plus indécente, ajoutera-t-on, que la Bibliothèque nationale est l'une des assises du centralisme : régalien, puis républicain, et de toute façon toujours parisien. Si bien qu'à supposer que, de bonne foi, la Bibliothèque nationale veuille dire, en amie, son mot dans les affaires des provinces, il lui restera toujours à se laver du soupçon, au mieux d'interventionnisme, au pire d'impérialisme.

    Et pourtant... Avec sa soif d'exhaustivité, son goût de la conservation en tous genres et sa propension à dire, en paraphrasant les rois dont elle est l'héritière: « a bibliothèque, c'est moi», la Bibliothèque nationale peut être partenaire loyale et efficace dans la grande aventure qui nous est proposée. Mais je prie d'abord qu'on ne se méprenne pas: à supposer - ce que je crois - qu'une politique provinciale de la Bibliothèque nationale soit possible, il est vital que personne - ni elle ni qui que ce soit d'autre - n'imagine cette action comme la mise en place d'un réseau d'intelligences et de pouvoirs qui, finalement, au lieu d'aider les provinces à vivre, accroîtrait sur elles l'emprise de Paris. La Bibliothèque nationale n'a pas l'intention de se créer une clientèle : elle ne se propose que de servir.

    D'abord, en disant franchement et simplement que, pour être la première bibliothèque de France - et l'une des premières du monde - elle n'en ignore pas pour autant les autres. Ses problèmes à elle sont ceux de toutes les bibliothèques, presque sans exception ; elle doit être la première servie, certes, mais pas la seule. Tout effort consenti en sa faveur doit prendre place dans un contexte plus large, débouchant sur la remise à niveau de l'ensemble du système bibliothécaire français. Je l'ai dit partout et le répète ici : une Bibliothèque nationale investie de moyens puissants, mais que sa richesse isolerait ensuite sur un océan de pauvreté, sombrerait vite sous l'afflux d'usagers en perdition comme autant de boat-people venus de bibliothèques exsangues.

    Après la concertation, la déconcentration. La Bibliothèque nationale a déjà délégué à ses filiales de province une partie de ses tâches : Sablé restaure et reproduit le livre imprimé, Provins la presse non parisienne, Avignon est appelée - sans parler de la maison Jean Vilar - à abriter une partie des collections du spectacle ; à Saint-Lizier, on s'apprête à commencer les travaux pour l'installation de la phonothèque et de la photothèque de sécurité, tandis que d'autres projets vont être lancés, je l'espère, à Redon et à Troyes. Il ne s'agit pas seulement ici de créations d'emplois, pour des ouvriers, des personnels de service, des bibliothécaires, conservateurs ou autres spécialistes. Le spectacle à Avignon, l'audio-visuel à Saint-Lizier, le livre à Sablé et la presse à Provins disent et prolongent, sur le terrain, ce phénomène majeur et trop souvent occulté: la Bibliothèque nationale n'est pas qu'une bibliothèque, elle est le conservatoire de la mémoire nationale, et la variété de ses richesses peut aussi, pour peu qu'on y tienne la main, reproduire ou nourrir cette autre variété qui est celle des provinces. Troisième domaine: la coordination. Je la vois surtout, celle-ci, dans le domaine de l'information. Il se passe en France mille choses qui glissent à la surface du monstre parisien, et à Paris autant qui ne franchissent pas, dirais-je, la petite ceinture. Pourquoi la Bibliothèque nationale n'aurait-elle pas, ici et là, des relais, des relais agréés par les autorités responsables, et grâce auxquels circuleraient les nouvelles, les projets, les informations utiles aux personnels et aux usagers? Il ne s'agirait pas, j'y insiste, de tisser la fameuse toile d'araignée d'un des lointains maîtres de la Bibliothèque alors royale, mais de faire participer, conjointement, les provinces et la capitale à une entreprise commune et profitable à tous. Et pour que ladite entreprise soit, comme il est sain et juste, à double sens, la Bibliothèque nationale se devrait d'y affecter, chez elle, le personnel nécessaire, pour transmettre à son tour l'information qu'on lui demande, et pour prouver enfin que, si quelque chose arrive à Paris, quelque chose aussi doit en venir.

    Quatrième domaine : l'exposition. J'emploie le mot au singulier, d'abord, pour traduire une demande à laquelle la Bibliothèque nationale se doit d'être confrontée. La communauté nationale, disons le mot : le contribuable, peut se demander s'il verra jamais, les trésors, les documents dont il contribue à financer l'acquisition. Sans doute est-ce impossible toujours, totalement et partout. Mais au moins faut-il assurer ce qui peut être : l'exposition, l'exposition temporaire, peut alors prendre valeur symbolique pour peu que Paris ne s'en arroge pas l'exclusivité. D'où les projets de prêts ou d'échanges d'expositions, d'expositions itinérantes, et surtout d'expositions régulières, continues, dirais-je, où serait présentée, à Paris puis dans la métropole de région ou toute autre ville, telle ou telle province vue à travers les collections de la Bibliothèque nationale. Peu à peu émergerait ainsi, enregistré exposition après exposition, dans une histoire réelle, dépeinte mais aussi repeinte, imaginaire, rêvée même, le fameux tissu français.

    Dernier domaine enfin : la communication. Que le lecteur de la Bibliothèque nationale y vienne pour chercher un document original qui ne se trouve que là, ou qu'il y cherche un ensemble documentaire que la Bibliothèque nationale est seule à pouvoir lui fournir comme tel, ce lecteur-là est d'abord, justement, un chercheur. Et un chercheur qui, parfois, vient de loin. Les projets auxquels la Bibliothèque nationale s'associe avec la Direction du livre et la Direction des bibliothèques, des musées et de l'information scientifique et technique, je veux dire la constitution et d'un système national de prestation de l'information bibliographique et d'un autre système national pour le prêt, les efforts qu'elle déploie ou devra déployer elle-même pour l'informatisation de ses collections et la modernisation de ses moyens de reproduction, tout doit concourir à accélérer, faciliter et transmettre l'information à une clientèle aussi large, aussi nationale que possible. Rêvons : un chercheur, à des centaines de kilomètres de Paris, interroge un ordinateur. Miracle: le livre rare dont il a besoin, maintenant, à cet instant précis de sa lecture, est là, au chef-lieu de région. Il ne s'en doutait pas. Ou alors, ce même livre est à la Bibliothèque nationale, mais notre homme pourra, très vite, en obtenir soit un exemplaire par un service de prêt informatisé, moderne, soit les quelques pages nécessaires, immédiatement photocopiées. Dans tous les cas, le résultat sera le même : notre chercheur n'ira pas à Paris. Pas pour cela, du moins. Pour son plaisir, une autre fois, peut-être, et peut-être alors ira-t-il rendre visite, pour le plaisir, à la Nationale. Alors, tout le monde, le chercheur, la province et Paris, oui, tout le monde aura gagné.