Plus de trois cents catalogues de bibliothèques sont aujourd'hui accessibles en 1 ligne sur n'importe quel terminal personnel. La messagerie électronique est d'usage courant pour ceux qui pratiquent le prêt entre bibliothèques. Les demandes des lecteurs peuvent se faire de leur domicile par minitel. On estime à 5 000 le nombre de bases de données en ligne, à 3 000 celles vendues sur CD-ROM et à 400 les banques d'images disponibles sur vidéodisques. Quel usage chercheurs et bibliothécaires font-ils de ces possibilités considérables ? Avant de disserter à nouveau sur les promesses, il est bon aujourd'hui d'évaluer et de conforter des pratiques qui ne sont plus du domaine de l'espérance. Mais à peine les bibliothécaires et leurs lecteurs parviennent-ils à maîtriser les outils, devenus communs, de catalogage ou de consultation automatiques, que la recherche scientifique s'envole loin devant et prépare des lendemains hasardeux pour les bibliothèques.
Les chercheurs de certaines disciplines, les physiciens par exemple, sont depuis longtemps accoutumés à travailler "en ligne". Pour leurs recherches quotidiennes, la pratique des "pré-publications" (articles qui parviennent par dizaines sur l'écran ou le télécopieur avant leur parution) ont relégué la consultation des périodiques au niveau de la recherche rétrospective, le périodique ne constituant plus qu'une sélection et si l'on peut dire le "patrimoine" des recherches en cours.
Les techniques documentaires s'accélèrent encore et l'on travaille aujourd'hui dans les laboratoires en réseaux de publications électroniques. Le papier n'est plus un support convenable que pour la prise éphémère de copies. Cependant ces publications immatérielles n'ont pas abandonné tout caractère éditorial : un "comité de rédaction" généralement surveille la qualité des articles ainsi diffusés. Ces revues d'un nouveau genre ne sont ni cataloguées ni conservées par les bibliothèques et la question se pose de savoir s'il faut leur attribuer un ISSN. En revanche elles sont composées, souvent par les chercheurs eux-mêmes, avec des logiciels de traitement de texte capables d'encoder le texte et en permettre une exploitation multiforme (1) .
Ces pratiques documentaires semblent ignorer les bibliothèques autant que les bibliothèques les ignorent. Paradoxalement c'est cette hyper-spécialisation de l'information scientifique qui donne toute leur place aux bibliothèques, dans le sens traditionnel du terme, autant qu'elles se distinguent de la documentation des laboratoires de recherche. Plus la documentation spécialisée devient fugitive et pointue, plus le savant éprouve le besoin de trouver ailleurs un registre plus vaste de connaissances, une approche des autres disciplines, une ouverture vers ces carrefours où se constituent les nouveaux savoirs, où se feront les découvertes. Alors, il lira les périodiques, les ouvrages de synthèse et les manuels de vulgarisation, car le chercheur connaît deux exigences pour réussir : la première est de se spécialiser, la seconde est de savoir échapper à sa spécialisation. La documentation répond à la première, la bibliothèque à la seconde.
C'est au savoir ordonné de la bibliothèque qu'il demandera la validation de nouveaux concepts, c'est de la bibliothèque qu'il en surveillera l'émergence. Prenons des domaines aussi fréquentés aujourd'hui que la psycho-linguistique ou la bioéthique, les sciences dites "cognitives" ou celles de l'environnement : elles ne reposent sur aucun corpus de connaissance prédéfini et leur essor doit tout au mélange des autres. Le travail de classement et d'indexation du bibliothécaire revêt alors une importance fondamentale, voire créatrice : en créant des liens, il fait apparaître les idées nouvelles et il en mesure le champ.
La bibliothéconomie, c'est d'abord un ensemble de langages. Elle ne peut sortir indemne du mouvement qui agite la sémantique et la linguistique confrontées aujourd'hui à l'informatique. L'indexation automatique, fonctionne dans des secteurs spécialisés, et l'on sait analyser la langue qu'on disait naïvement, voilà peu, "naturelle". Devant ces nouvelles approches, la bibliothéconomie est à réinventer. Les techniques nouvelles doivent nous aider à répondre pertinemment et distinctement à des demandes diversifiées. Pour échapper à la rigidité des listes d'autorité certains préconisent de constituer des macro-thésaurus (2) sortes d'interprètes entre les langages sophistiqués et les langages spontanés. Les progrès de la traduction automatique trouvent évidemment dans les langages normalisés des bibliothèques un terrain d'application idéal (3) .
Ne croyons pas que cette évolution ne touche que les bibliothèques universitaires et spécialisées. Les lecteurs des bibliothèques publiques, et même des petites bibliothèques publiques, ont les mêmes attentes : il serait puéril de rapporter la qualité du lecteur à la taille de la commune qu'il habite. Déjà les systèmes de signalétique par exemple, parfois très sophistiqués comme celui de la BPI qui prévoit des renvois de rayon à rayon, se superposent aux langages déjà existant des indices de la classification et des descripteurs de l'indexation, et ne doivent pas moins retenir notre attention. Le langage élémentaire qu'utilisera la borne d'orientation interactive n'est que l'un des trois langages utilisés par la BPI et n'est pas le plus "trivial". De tels progrès permettent de faire fonctionner depuis plus de six ans ans au Japon l'Electronic library, qui livre par télécopie, chaque nuit, les articles sélectionnés automatiquement dans une centaine de magazines stockés sur disques optiques, à partir des profils thématiques remis par ses abonnés. Il y a là matière à réflexion pour les bibliothèques, y compris pour les services de lecture publique.
Le second aspect de la bibliothéconomie, l'ensemble des dispositifs matériels de rangement et de conservation, n'est pas épargné par les nouvelles techniques. La BPI, voilà seulement quinze ans, avait ouvert ses portes avec quatre types d'écrans : pour les diapositives, les vidéos, les microfilms et les microfiches. Elle en compte aujourd'hui une quinzaine : pour le catalogue en ligne, les CD-ROM, les bases de données, les vidéodisques, la logithèque, la télévision par satellite, les agrandisseurs pour malvoyants, les minitels, et le tout dernier, la borne d'orientation interactive. Les nouvelles techniques permettent de diversifier l'offre pour l'adapter aux demandes. On se disputait naguère pour savoir si les livres devaient être en libre accès ou en magasin : la Bibliothèque de France prévoit deux niveaux de lecture (tous publics et public contrôlé) et quatre niveaux de stockage différents : le magasin éloigné, le magasin local, le libre accès contrôlé et le libre accès total. A Bordeaux, l'éventail des possibilités s'est enrichi de l'apport d'un cinquième niveau : le magasin robotisé dont les vidéothèques, à une petite échelle, connaissent depuis longtemps les services. Les micro-documents ou les documents numérisés offrent une sixième strate de conservation dont il faut établir les règles encore incertaines si l'on ne veut pas que la part des documents ainsi stockés, dont les originaux peuvent être gelés, ne devienne pas "la part maudite" des collections.
La diversification de la conservation et de la communication vont de pair avec celle des nouveaux besoins des lecteurs. Une réflexion sur la bibliothéconomie devient inévitable dès lors que les techniques nouvelles nous apportent les moyens de gérer les collections au plus près de leurs divers usages. Le suivi des communications, que le robot sait faire automatiquement, peut devenir l'auxiliaire majeur du bibliothécaire, comme l'a compris la Bibliothèque nationale en développant "Sycomore", base de données du récolement, distincte du catalogue mais enrichie par les demandes des lecteurs, de même que le système anglais Okapi, testé à la médiathèque de la Cité des Sciences de La Villette, livre au bibliothécaire une information de base précieuse pour faire évoluer l'indexation : la demande brute du lecteur. Les leçons que l'on tire de ces données sont beaucoup plus précises que les statistiques globales utilisées généralement et permettent une gestion dynamique des fonds qui les adapte à l'usage de chaque lecteur ou aux exigences de la conservation.
L'automatisation du catalogage demeure une priorité dans les nouvelles techniques : malgré ses progrès considérables, nous n'en sommes pas encore à la disparition totale du catalogage local, au point que la fourniture automatique des notices ne nous fait pas oublier les vertus du pré-catalogage "in print", pratique qui ne s'est pas acclimatée en France. Il ne faudrait pas manquer la seconde chance de se débarrasser définitivement du catalogage que va offrir au bibliothécaire la généralisation déjà très avancée de l'édition électronique. L'INIST se soucie de rapprocher le format MARC des systèmes de codage qui balisent la version électronique des documents avant leur publication. L'OCLC établit des "biblio-graphic data files" qui permettraient d'extraire automatiquement du document encodé pour l'édition les zones à caractère bibliographique (4) . Les obstacles sont nombreux, le codage "physique" du texte ne recouvrant pas les exigences "logiques" du catalogage, aucun cependant qui ne puisse, en théorie du moins, être levé pour obtenir directement à partir de la version électronique d'un ouvrage ou d'un article, une notice "MARC" voire une notice enrichie d'éléments tels que la table des matières ou les titres des chapitres, sur lesquels l'indexation pourra quasiment exploser, rien n'empêchant d'aller jusqu'à la récupération intégrale des index et des bibliographies (5) . Entre le catalogage et le texte intégral, qui sont deux utopies, il n'y aura bientôt plus de solution de continuité et le bibliothécaire pourra choisir, selon l'usage qu'il veut en faire, le niveau de récupération des éléments du document.
L'interrogation par les lecteurs n'en est aussi qu'à ses débuts, comme en témoignent les nombreuses études qui portent aujourd'hui sur le perfectionnement des OPACS (6) . Transformés en micro-ordinateurs, les terminaux d'interrogation sont doués de mémoire et capables d'assister le lecteur dans ses opérations. Les techniques de l'hypertexte affranchissent le lecteur des zones contraignantes dans lesquelles le bibliothécaire l'a jusqu'alors enfermé (7) . Les enquêtes qui ont montré qu'à l'université de Syracuse (Etats-Unis) 65% des questions étaient infructueuses, ou pire encore, celle qui a montré que les notices de la Bibliothèque du Congrès comportaient en moyenne 4,5 erreurs par rapport aux normes qu'elles prétendent suivre (8) , celles qui montrent la diversité des indexations selon les indexateurs (taux de cohérence inférieur à 50%), ou que "en moyenne, la probabilité d'utilisation d'un même terme par deux personnes s'échelonne entre 7 et 18%" (9) , nous incitent à miser sur les nouvelles techniques pour corriger ces taux d'erreur ou d'insatisfaction qui montrent bien le caractère encore primitif de nos méthodes.
Les nouvelles techniques, en opérant des tâches logiques répétitives que, dans la mesure où elles sont normalisées, l'ordinateur fait mieux que nous, remettent à l'honneur les missions traditionnelles les plus nobles, et souvent encore les plus négligées, du bibliothécaire : la conception des classifications, le contrôle des langages, l'établissement et l'harmonisation des normes utilisables en machine, la gestion dynamique des fonds, le développement, l'élimination et l'évaluation des collections. Ces fonctions essentielles du bibliothécaire sont aujourd'hui revalorisées par ces outils nouveaux. Ils ne se développeront pas tout seuls et c'est aux bibliothécaires maintenant de les inventer ou de les adapter à leurs usages.