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    Synthèse des travaux du congrès

    Par Michel Melot, Conseil supérieur des bibliothèques

    Si la question des réseaux revient avec tant d'obstination dans nos préoccupations, c'est peut-être parce qu'elle ravive les contradictions même qui fondent nos métiers, et sans doute aussi parce qu'elle nous offre la possibilité d'en résoudre certaines.

    Un devoir de proximité

    Après la journée de Givors où ont été abordés les problèmes les plus brûlants de la lecture publique, j'ai eu le sentiment que la question des réseaux était une variation sur le thème bien connu des bibliothécaires, celui du « service de proximité ", et du dilemme également bien connu : comment concilier cette nécessaire proximité du service au lecteur avec l'universalité du savoir et la dispersion toujours plus grande de ses sources ?

    Nos collections sont désormais ouvertes sur celles du monde entier. La bibliothèque virtuelle aujourd'hui, ce n'est pas celle dont les livres sont absents de la bibliothèque et accessibles par les réseaux, mais celle dont les livres demeurent immobiles et inutiles sur les rayonnages. La bibliothèque aujourd'hui circule sur les réseaux, quel que soit le sens qu'on donne à ce terme. Mais, à l'autre bout du fil, le bibliothécaire est tenu par ce que j'appellerai le « devoir - de proximité. Nous sentons bien la crainte de ne devenir que des cyberothécaires (1) », des êtres lointains, accessibles à distance, qu'on consulte comme une base de données ou comme un oracle. Mais nous savons qu'un bibliothécaire, c'est beaucoup plus qu'un terminal, qu'un bibliothécaire adjoint est beaucoup plus qu'un automate de prêt et qu'un magasinier est beaucoup plus qu'un lecteur de code à barres.

    Ce devoir de proximité, auquel le bibliothécaire ne doit pas faillir, rend la notion de réseau quasiment obligatoire, mais aussi complexe et parfois confuse. Voilà pourquoi nous ne cessons d'en parler. Il existe une dizaine de milliers de bibliothèques ouvertes au public et dignes de ce nom en France, mais chacune est environnée d'un halo d'annexes ou de satellites. Ce sont par exemple les quelque 3 000 bibliothèques d'instituts universitaires ou les 16 000 dépôts des bibliothèques départementales ou encore les 1 000 alliances françaises autour des bibliothèques des Centres français à l'étranger, qui forment comme un brouillard de bibliothèques. Il est illusoire de croire que chacun de ces satellites pourra devenir une vraie bibliothèque pourvue sur place de tout ce dont ses lecteurs auront besoin. Sinon, nous devrons avoir 36 000 bibliothèques municipales autonomes et encyclopédiques et 57 000 bibliothèques scolaires complètes.

    Cette logique de l'accumulation, que nous poursuivons encore, deviendra folle si elle n'est pas soutenue par une logique de réseau car elle aboutira à l'appauvrissement généralisé de bibliothèques éparpillées et à un service de proximité quasiment nul.

    Au Conseil supérieur des bibliothèques, tout comme aux congrès de l'ABF, nous ne cessons de parler de la nécessité des réseaux. Nous en avons parlé à propos de centres urbains, afin de résorber le noyau de villes de plus de 10 000 habitants encore dépourvues de bibliothèque municipale, qui sont toutes des cités périphériques d'agglomérations dont les bibliothèques seront bientôt le seul équipement à ne pas fonctionner en réseau. Nous en avons parlé à propos des universités, où le réseau est le seul moyen adapté aux missions des Services communs de la documentation, c'est-à-dire : assurer un service de proximité dans les UFR, auquel enseignants et étudiants sont attachés à juste titre. Nous en avons parlé, enfin, pour les zones rurales, où le travail de réseau des bibliothèques départementales de prêt porte ses fruits et où le réseau intercommunal est la seule réponse à l'émiettement des communes françaises.

    Pourtant, chaque fois que nous parlons de réseau, nous éprouvons des résistances et des réticences, parfois dues à une tradition heureusement en déclin, qui voudrait que le bibliothécaire possède les collections de sa bibliothèque, qu'il confie par un effet de sa générosité, à quelques lecteurs, mais qu'il ne confiera jamais à la bibliothèque de la commune voisine ou de l'UFR d'à côté. Il faut passer, comme les informaticiens nous y invitent, d'un système « propriétaire » à un système « client-serveur» :« client-serveur c'est la définition même de notre métier.

    Le réseau : risques...

    Nous avons donc pris, ces deux jours, une leçon de réseau et ce que j'ai retenu de cette leçon, c'est que l'électronique ne nous laisse plus aucune excuse de ne pas travailler en réseau. Si nous parlons tant de réseau, c'est sans doute parce qu'il y a des espoirs sérieux de faire passer les outils les plus modernes dans la pratique quotidienne de chaque bibliothécaire, mais c'est aussi parce que nous y sentons des risques et des dangers. Comme nous sommes ici en congrès, pour nous donner des forces et non pour nous démoraliser, je commencerai par les risques et je finirai par les espoirs.

    En ce qui concerne les risques, j'ai appris qu'un réseau, comme une porte, devait être ouvert ou fermé. Il faut donc d'abord s'interroger sur ses limites. Ce qui est dangereux dans le réseau, ce n'est pas ce qu'il rassemble, mais ce qu'il exclut. Le risque du séparatisme non seulement n'est pas absent du réseau, mais il en est même constitutif. Il serait regrettable d'utiliser les réseaux pour reproduire les vieilles fractures que nous connaissons bien : bibliothèque versus documentation, bibliothèque versus musée, lecture publique versus école publique. Le réseau doit être au contraire le moyen de réduire ces fractures et de les transcender. À cet égard, les réseaux de Grenoble et de Saint-Étienne qui nous ont été présentés, sont des modèles, car ils sont ouverts à tous les types de bibliothèques, quel-qu'en soit le régime, le public ou la spécialité.

    Un autre danger est celui des limites territoriales. On voit bien que les frontières auxquelles se heurtent les réseaux, surtout dans un pays décentralisé - pour ne rien dire des pays fédéraux - sont administratives plus que géographiques. Il ne faut pas se laisser intimider par ces frontières virtuelles, et utiliser au mieux l'ouverture mondiale que permettent les outils d'aujourd'hui, qu'il s'agisse de télévision ou d'ordinateurs. C'est ce qu'ont bien compris les bibliothèques américaines, qui exportent largement leurs services locaux, sans souci des limites linguistiques ou politiques.

    Il y a enfin les limites économiques et juridiques. Ce sont les mêmes. Ainsi, quand la Bibliothèque nationale de France s'apprête à numériser ses collections et se voit contrainte d'en limiter l'accès aux seuls lecteurs parisiens, c'est une sorte d'injure contre le progrès des techniques. Peu importe : il faut bien commencer, forcer les frontières, conclure patiemment des accords et la Bibliothèque nationale de France a raison de ne pas renoncer à son projet de transmission de ses collections à distance.

    et espoirs

    Les dangers étant mesurés, il faut insister maintenant sur les espoirs. Je passerai vite sur les espoirs techniques, car ils sont les plus évidents. Il faut vite que nous apprenions tous non pas à les maîtriser complètement, mais à bien les utiliser. Sur ce point, il n'y a aucune raison d'être méfiant. Internet est le plus innocent des outils. Il est à l'écrit ce que le téléphone a été à la parole : non hiérarchisé, extensible à l'infini, respectant autant qu'il se peut les libertés individuelles, autorisant même la gratuité du service à l'usager, ce qui représente, à l'heure actuelle, une sorte de miracle, avec un coût de communication incomparable. Il n'est pas réservé aux bibliothèques universitaires et spécialisées et le sera de moins en moins à mesure que les réseaux puissants se banalisent. On vient d'annoncer que le dernier modèle de micro-ordinateur pourrait servir de téléviseur. Or, si actuellement 7 % seulement des foyers français sont équipés de micro-ordinateurs, 95 % sont équipés de téléviseurs. Il ne s'agira donc pas de services réservés à une élite ou à des spécialistes.

    Le second espoir est financier. Le travail en réseau doit aussi permettre de sortir des impasses financières dans lesquelles les bibliothèques sont inéluctablement engagées, compte tenu du caractère infini de leurs missions et des demandes sociales indéfinies dont elles font l'objet, qui se heurteront toujours aux limites budgétaires de leurs tutelles propres. Si l'on met en évidence que le service rendu par les bibliothèques n'est pas seulement, par exemple, un service culturel, mais en même temps un service pédagogique, ou un service social voire économique, ou encore que le service rendu par la bibliothèque n'a pas qu'un intérêt local, alors il faudra bien que les budgets des bibliothèques, dont le montant actuel ne correspond plus à leur impact réel quand on les compare à ceux des autres secteurs de l'activité culturelle ou universitaire, soient abondés par les autres secteurs de manière à traduire cet apport multifonctionnel. Les budgets, comme les bibliothèques elles-mêmes, sont aujourd'hui enfermés dans des catégories trop étroites et doivent, eux aussi, s'adapter au fonctionnement en réseau.

    On peut enfin avoir des espoirs sur les structures indispensables pour supporter ces réseaux : elles existent en France, même si, souvent, elles sont encore à l'état virtuel. Les bibliothèques universitaires sont les moins démunies devant le travail en réseau. Le seul réseau vraiment structuré sur l'ensemble du territoire est celui des bibliothèques universitaires et l'on peut saluer l'événement de l'année, la création de l'Agence bibliographique de l'enseignement supérieur. Claude Jolly soulignait hier que la marche vers l'autonomie des universités était inéluctable. Il faut alors se hâter de doter le réseau des bibliothèques universitaires des outils coopératifs qui font aujourd'hui défaut à la lecture publique : système de circulation des ouvrages et de fourniture de documents, catalogage partagé et catalogues collectifs. Hélas, on connaît la faiblesse des bibliothèques universitaires et les moyens manquent là où les conditions seraient les plus favorables à l'établissement de réseaux. C'est pourquoi il faut presser le Ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche de mener à terme son schéma directeur avant qu'il ne soit trop tard. Les conditions de la décentralisation et l'affirmation des pouvoirs locaux limitent la coopération entre les bibliothèques, on le voit au niveau départemental où il existe désormais en France autant de politiques de lecture publique que de départements.

    Les bibliothèques départementales de prêt constituent néanmoins chacune à leur niveau, des réseaux qui font chaque jour leur preuve. Nous manquons en revanche de structures coopératives fortes aux niveaux régional et national. Les exemples qui nous ont été présentés, Saint-Étienne et Grenoble, sont des réseaux locaux et il nous manque les extensions régionales, nationales et internationales.

    Nous ne partons pourtant plus de rien et nous avons désormais des structures « virtuelles ». Le Conseil supérieur des bibliothèques a donc encouragé la Direction du livre et de la lecture et la Bibliothèque nationale de France à donner un contenu à ce qui apparaît encore comme des coquilles vides : les BMVR, bibliothèques municipales à vocation régionale et les « pôles associés », qui se mettent aujourd'hui en place mais dans lesquels on a introduit à l'origine de la confusion. Sur ces deux dossiers structurants, nous avons émis des propositions concrètes mais aussi des réflexions critiques. Il en va de même pour le catalogue collectif de France, qui a été décidé en 1988, la même année, nous venons de l'apprendre, que le réseau BRISE : il faut avouer que l'équipe de Saint-Étienne vient de marquer un but ! Vous lirez dans notre dernier apport les raisons pour lesquelles ces outils nous semblent être les véritables points d'ancrage d'un réseau national, et la condition de l'émergence de la France dans les réseaux internationaux. Sans ces « services nationaux communs de la documentation les bibliothèques resteront limitées dans leur rôle local et condamnées à demeurer isolées.

    Le réseau doit permettre aux bibliothèques de faire d'un service universel et encyclopédique, un service de proximité. Le réseau offre la possibilité d'être riche de l'apport des autres et d'enrichir les autres de son propre apport. Aujourd'hui aucune bibliothèque au monde, fût-elle très grande, ne peut se dire riche si elle reste seule. Mais inversement, aucune bibliothèque si petite soit-elle, si dénuée de moyens, ne peut se dire pauvre si elle s'inscrit dans un réseau. Le danger est grand, particulièrement en France, du morcellement et de la dispersion. Il est impossible aujourd'hui, avec les possibilités que nous offrent les moyens de communication et de télécommunication, de laisser des milliers de bibliothèques communales, scolaires, d'UFR ou d'institut, faire, l'une après l'autre, l'expérience de la pauvreté.

    Parmi les interventions remarquables que nous avons entendues, l'une d'elles, à Givors, m'a particulièrement touché. C'est celle de notre collègue de la bibliothèque de Saint-Chamond, qui nous a expliqué comment elle avait organisé son service de portage de livres à domicile chez les personnes âgées ou handicapées. J'ai regretté que ce service, si répandu chez les Anglo-Saxons, le soit si peu en France, d'autant qu'elle nous a prouvé que les difficultés à surmonter étaient modestes pour offrir au lecteur ce service de proximité par excellence. Je terminerai donc par cette belle phrase qu'elle a prononcée et qui semble résumer tout notre métier : 'Porter un livre à quelqu'un, a dit Madame Herrero, c'est beaucoup plus qu'apporter un livre ».

    NDLR - Les intertitres sont de la rédaction.

    1. L'habitude semble prise, dans le langage des réseaux, d'utiliser - cyber. comme un préfixe qu'on peut accommoder, par exemple : cyberespace, etc. L'étymologie s'y oppose pourtant, le mot grec - kubernan. qui a donné « gouverner et, en langage savant cybernétique », ne peut pas se décomposer. C'est donc au mieux « cybernespace » ou « cyberno-thécaire qu'il faudrait dire. retour au texte