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    Acquisitions et politique culturelle

    Par Claudine Belayche, Présidente ABF

    Laa politique d'acquisitions d'une bibliothèque s'insère-t-elle dans la politique culturelle d'une ville? Cette question pourrait paraître évidente, et pourtant elle n'est jamais traitée dans la littérature professionnelle, ni dans les publications des bibliothécaires, encore moins dans les publications d'élus. Pourtant aujourd'hui, elle fait la une des journaux (1) , parce que dans quelques villes de nouveaux élus ont décidé de contrôler, ou même de se substituer aux bibliothécaires pour faire les achats de livres !

    Alors, n'y a-t-il dans toutes les autres villes aucune influence, aucune indication donnée par les élus sur ce point? Le bibliothécaire est-il totalement libre de ses choix?

    On pourra retrouver, dans l'histoire des bibliothèques des années de guerre, ou plus récemment en 19861987, des interventions directes d'élus : en 1987, suite à la parution de Ecrits pour nuire de Madame Marie-Claude Monchaux, il s'agissait d'une critique de livres pour la jeunesse » qui avait mobilisé contre une littérature de jeunesse contemporaine qui pervertirait la jeunesse, en évoquant des histoires tristes, réalistes, qui se terminent mal... Après quelques tentatives de réunir des comités de lecture, sous la direction d'élus, le soufflet retombait de lui-même.

    Les bibliothécaires ont réellement pensé que le succès des établissements modernes, très fréquentés, parlaient pour eux/elles, et que leur professionnalisme se démontrait de lui-même.

    Alors, bibliothécaires électrons libres? Pas tout à fait, et je tenterai ici de dégager quelques éléments qui me semblent implicitement dicter, ou orienter les choix, à partir de quelques exemples qui ne prétendent donc pas à l'exhaustivité.

    Les bibliothèques municipales françaises sont les héritières de deux traditions : celle de la bibliothèque traditionnelle érudite, et celle des bibliothèques populaires. Chacune avait un projet clair de politique culturelle ou éducative : la première devait desservir le public érudit, parrainé, de la cité ; l'autre, porter un projet d'éducation permanente pour les classes populaires, projet éducatif à partir de textes choisis, qui véhiculent des idées républicaines et de morale du travail.

    Quand les BM commencent à se développer, entre les deux guerres, sont créés des comités de gestion, qui regroupent autour du maire le préfet, l'inspecteur d'académie, quelques personnalités de la ville,... Leur rôle est d'orienter les décisions de gestion de la bibliothèque ; le bibliothécaire leur présente ses listes d'acquisitions. La simple composition des ces comités montre l'esprit dans lequel est conçue l'activité de la bibliothèque.

    Dans les années 70, les municipalités entreprennent de construire de nouvelles bibliothèques municipales, qui tenteront de remplir et concilier les deux types de missions. Les bibliothécaires, souvent militants de la lecture et du développement culturel, qui ont convaincu les élus, proposé des programmes fonctionnels, font adhérer leurs élus à des projets de bibliothèque largement ouverte, vitrine du livre, tournée vers des publics variés ; on développe l'accès libre aux collections, un accueil différencié pour les jeunes,... cette adhésion des élus à un projet est marquée dans la pierre, car une construction est souvent le grand projet d'un mandat de maire, un investissement financier important (en construction et en fonctionnement à venir). Il suppose des choix culturels affirmés entre plusieurs options (musée, bibliothèque, école de musique,...).

    Les élus laisseront leur marque dans le bâtiment : construit sur un programme fonctionnel proposé par le bibliothécaire, les élus y interviennent largement, ils sont présents lors des réunions avec l'architecte, engagent un cabinet de programmation. Ils sont les décideurs du choix de l'architecte (esquisse, ou avant-projet) : les architectes le savent, et s'adressent à eux pendant les jurys dans un langage de politique urbaine, à la fois architectes et urbanistes-aménageurs, ce qui dans les années 1980 est un souci de tous les maires de France. Il est aussi évident que le choix d'un architecte de renom, d'une architecture très contemporaine, d'un aménagement intérieur design" désigne implicitement le lecteur attendu, espéré, à séduire. Il est clair, me semble-t-il, que tous ces bâtiments de centre ville entrent dans une stratégie de politique culturelle dont la « cible est désignée : la classe moyenne-supérieure, les classes intellectuelles, et moins exclusivement les érudits locaux (qui regretteront leur bibliothèque plus intimiste).

    La politique culturelle globale d'une ville se lira très directement dans les choix de spécialisation ou de services spécifiques : telle ville qui soutient des actions théatrales poussera la bibliothèque à développer un fonds « théâtre ailleurs ce sera l'art contemporain, par exemple avec l'implantation d'une artothèque et de collections en conséquence. Dans d'autres villes, le choix des priorités sera marqué : pas de discothèque, pas de vidéothèque, car le livre est le point focal de la politique culturelle publique.

    Hasard, ou coïncidence? Ces établissements réussissent largement le pari : les statistiques montrent la fréquentation de la bibliothèque par ces publics, en grande majorité, et un regard sur les acquisitions de livres montre combien le choix proposé par les bibliothécaires s'adresse directement à lui. Sans que cela soit jamais explicité, le constat me semble parlant. Implicitement, les bibliothécaires adaptent leurs sélections d'ouvrages et de revues, puis de disques ou vidéogrammes, à un public qui les fréquentent spontanément, car le type d'offre culturelle correspond à leur formation, leurs aspirations.

    Je pourrais également évoquer les dispositifs spécifiques de DSU, ou de contrat de ville : quand la bibliothèque s'y implique, ses actions sont développées en partenariat avec d'autres structures, et les collections s'accordent aux priorités données, vers la for-mation-insertion, la lutte contre l'illettrisme,...

    Même si la «censure» ou la sélection a toujours existé dans les bibliothèques, comme nous le montrait J.-C. Abra-movici ce matin, il me semble que le sujet est aujourd'hui d'une actualité redoublée : en effet, la bibliothèque a modifié son offre. De collections constituées d'auteurs, ou de textes, reconnus, le souci d'une information très contemporaine, mise à jour, «col-lant"de près à l'actualité a modifié les critères de qualité qui étaient relativement simples à appliquer quand la bibliothèque mettait à disposition des classiques, des auteurs consacrés. Aujourd'hui, le bibliothécaire donne à lire, ou à entendre, la production culturelle ou documentaire la plus contemporaine, parfois d'avant-garde, jouant le rôle de découvreur, et en termes politiques bien sûr celui d'in-formateur-formateur.Information/pro- pagande? Quand l'information n'est pas avérée, vérifiée, toute manipulation est possible, toutes les interprétations également. On comprend aisément que cela représente un enjeu politique réel.

    Pour laisser place au débat, je conclue-rai rapidement en soulignant combien, derrière toute décision d'acquisition, se cache d'implicite l'idée que se fait l'acquéreur de ce que doit être la bibliothèque : lieu de «culture» traditionnelle, lieu d'information sur le monde avec tout ce qu'information peut impliquer : information documentaire vérifiée/information au sens médiatique, mouvante, pas toujours vérifiée, et qui peut tendre à la propagande pour l'une ou l'autre idéologie.

    Tout cela est bien normal, et généralement s'ordonne facilement : le rôle des élus est bien d'orienter la politique culturelle, et donc les grandes options du développement de la bibliothèque. Le rôle du bibliothécaire, professionnel, n'est-il pas d'expliciter, pour lui-même, pour ses élus, et surtout pour ses usagers, les principes et les motivations d'achat?

    1. l.On se référera à ce sujet à la bibliographie publiée dans le n°174 du Bulletin et nombre d'analyses de journaux spécialisés tels Livres-Hebdo du 16 mai 1997, La Gazette des communes du 3 février 1997. retour au texte