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    Bibliothèques, religion et politique

    Idéologies de la censure

    Par Jean-Christophe Abramovici, Enseignant

    (1) La difficulté qu'il y a à appréhender tout acte de censure tient à sa possible ambivalence. Interdire un livre ou, dans le cadre d'une bibliothèque, en restreindre l'accès, est un geste qui n'a de sens que par rapport à une situation et un contexte historique donnés. Celui qui s'indignerait qu'un maire veuille contrôler les politiques d'acquisition de la bibliothèque de sa municipalité, se verra souvent répondre qu'il n'est aucune collection d'imprimés qui soit exhaustive et ne repose sur des choix sélectifs et par là même, des interdictions. On pourrait alors être tenté de s'interroger sur la valeur de l'acte de censure, de distinguer les bons des mauvais, les utiles des arbitraires. Mais on sait aussi que, de même que le censeur s'interroge sur les effets que tel livre pourrait produire sur plus jeune, plus faible ou moins instruit que lui, la mauvaise censure sera toujours celle de l'autre. Le seul moyen d'échapper à ces raisonnements binaires est peutêtre dès lors d'interroger non pas tant les motivations (évidentes) de l'acte de censure, que ses origines idéologiques cachées ou inconscientes, sa fonction symbolique originelle. Dans cette perspective, l'étude des fondations idéologiques de la bibliothèque publique en Europe occidentale se révèle à plus d'un titre éclairante (2) .

    Dès son origine semble-t-il, le mot bibliothèque désigna toute collection de manuscrits ou de livres qui fut publique, ouverte sinon à la consultation, du moins au jugement et à l'évaluation critique d'autres personnes que leur seul propriétaire. Si on évoque bien au xviie siècle les bibliothèques que possèdent les savants humanistes, il s'agit surtout des livres capables de refléter l'étendue et l'honnêteté de leur culture (3) . De même, la Bibliothèque du roi» évoquée par un édit de 1618, désignait les collections publiques de la monarchie, distinctes des livres rassemblés dans le cabinet du Louvre, ceux que le roi lisait en son particulier. Le même écart lexical se retrouve au siècle suivant dans les articles Bibliothèque" et Cabinet de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert : à la valeur symbolique des livres du patrimoine s'oppose la valeur intime et affective des livres personnels, qu'un «grand seigneur" rangera dans son arrière-cabinet, dernier refuge de son intimité, au-delà du grand cabinet lui servant de pièce de réception, et du cabinet paré où «il rassemble ce qu'il a de tableaux ou de curiosités» (4) . Le long article Bibliothèque" de l'Encyclopédie se présente quant à lui sous la forme d'une énumération un peu monotone des principales collections de livres de l'histoire de l'humanité. A y regarder de plus près, il s'agit pourtant là d'un texte moins historique que mythologique, très riche pour qui s'interroge sur les fondations idéologiques de la bibliothèque, sur la portée réelle des actes de censure qui peuvent s'y commettre.

    La première fonction dont semble investie la bibliothèque est religieuse. Alors que les collaborateurs de Diderot et d'Alembert ne pouvaient être soupçonnés de chercher à défendre les prérogatives de l'Église, les premiers développements de l'article «Bibliothèque" déduisent de l'histoire sémantique du mot une origine proprement chrétienne : de l'idée d'endroit où l'on place les livres-, on passe en effet au sens de collection, puis à celui de compilation:

    «C'est en ce sens que les auteurs ecclésiastiques ont donné par excellence le nom de bibliotheque au recueil des livres inspirés, que nous appelons encore aujourd'hui la bible, c'est-à-dire, le livre par excellence. En effet, selon le sentiment des critiques les plus judicieux, il n'y avoit point de livres avant le temps de Moyse, & les Hébreux ne purent avoir de bibliotheque qu'après sa mort: pour lors ses écrits furent recueillis & conservés avec beaucoup d'attention. Parla suite on y ajouta plusieurs autres ouvrages.» (5)

    Recueil des vérités fondamentales de la religion et de la culture occidentales, la Bible aurait été la première des bibliothèques, la bibliothèque des origines. Une telle affirmation autorise le rédacteur de l'Encyclopédie à faire une entorse à la chronologie, à évoquer les bibliothèques publiques de la chrétienté avant celles des civilisations païennes et reprendre ce faisant l'idée selon laquelle la Révélation fut une refondation du temps historique. Avant que d'être reproduits et réunis dans le «livre par excellence", on conserva en effet les supports matériels de la Parole sacrée «dans des endroits publics,, :Par endroits publics, il faut entendre toutes les synagogues, & principalement le temple de Jérusalem, où l'on gardoit avec un respect infini les tables de pierre sur lesquelles Dieu avoit écrit ses dix commandemens, & qu'il ordonna à Moyse de déposer dans l'arche d'alliance. Outre les tables de la loi, les livres de Moyse & ceux des prophetes furent conservés dans la partie la plus secrete du sanctuaire, où il n 'étoit permis à personne de les lire, ni d'y toucher; le grand prêtre seul avoit droit d'entrer dans ce lieu sacré, & cela seulement une fois par an : ainsi ces livres sacrés furent à l'abri des corruptions des interprétations, aussi étoient-ils dans la suite la pierre de touche de tous les autres.» (6)

    Les premières bibliothèques de la Chrétienté sont en somme tout à la fois secrètes et publiques, accessibles aux seuls initiés, gardiens des tables de la loi et garants du Sens, mais en même temps situées au coeur des lieux de culte de la communauté, constituées des textes fondateurs de sa cohérence et de son unité spirituelles. Elles remplissaient une fonction religieuse, en ce sens qu'y étaient conservées les preuves matérielles de la Vérité, distincte des monuments multiples et sans valeur des religions païennes. La seconde fonction de la bibliothèque est politique. Si la protection des tables de la loi renvoyait à une origine plus mythique que véridique, on est certainement là plus près de l'Histoire. De l'antiquité jusqu'à l'âge classique, nombre de bibliothèques furent ouvertes au public restreint des érudits par des souverains et des seigneurs soucieux de faire rayonner leur pouvoir. Acte apparemment généreux et désintéressé, la fondation d'un lieu de culture était un moyen d'accroître son aura, voire même de s'assurer une survivance posthume étant entendu que les lettrés historiographes seraient enclins à célébrer la mémoire de ceux qui auraient facilité leurs recherches, satisfait leur libido sciendi. Dès l'origine, la bibliothèque fut donc un instrument de conquête de l'opinion, ainsi qu'en témoignerait l'Advis pour dresser une bibliothèque composé par Gabriel Naudé en 1627 :

    «[Il n'y a] aucun moyen plus honnête et assuré pour s'acquérir une grande renommée parmi les peuples, que de dresser de belles et magnifiques Bibliothèques, pour puis après les vouer et consacrer à l'usage du public. Aussi est-il vrai que cette entreprise n'a jamais trompé ni déçu ceux qui l'ont bien su ménager, et qu'elle a toujours été jugée de telles conséquences, que non seulement les particuliers l'ont fait réussir à leur avantage [...J que les plus ambitieux mêmes ont toujours voulu se servir d'icelle pour couronner et perfectionner toutes leurs belles actions, comme l'on fait de la clef qui ferme la voûte et sert de lustre et d'ornement à tout le reste de l'édifice. Et ne veux point d'autres preuves et témoins de mon dire que ces grands Rois d'Egypte et de Pergame, ce Xerces, cet Auguste, Luculle, Charlemagne, Matthieu Corvin, et ce grand Roi François premier, qui ont tous affectionné et recherché particulièrement (entre le nombre presque infini de beaucoup de Monarques et Potentats qui ont pratiqué cette ruse et stratagème) d'amasser grand nombre de Livres, et faire dresser des Bibliothèques très curieuses et bien fournies.» (7)

    Sous la rhétorique du conseil et de l'éloge, le lettré s'attache ici à décrypter les largesses du mécène, à en révéler les visées cachées. L'argumentation est reprise par le rédacteur de l'Encyclopédie quand il rapporte chaque bibliothèque à son fondateur, sa fortune et ses succès guerriers : les livres précieux étant au même titre que les oeuvres d'art des signes extérieurs de pouvoir, ouvrir une bibliothèque pouvait en effet servir à exposer un trésor de guerre, ou dans le cas d'une conquête, à tenter d'acheter les faveurs des populations conquises, ainsi de celle qu'institua le tyran grec Pylistrate, «en quoi la politique n'eut peut-être pas peu départ; il vouloit, enfondant une bibliotheque pour l'usage du public, gagner l'amitié de ceux que la perte de leur liberté faisoit gémir sous son usurpatton (8) . Très révélatrice est également la manière dont l'Encyclopédie construit le roman des origines de la bibliothèque du roi : première de France, voire du monde - elle est aux yeux du rédacteur cocardier "la plus riche et la plus magnifique qui ait jamais existé» -, l'histoire de sa constitution suit pas à pas celle de la formation de la nation française. Elle est ainsi doublement un lieu de mémoire : non seulement les archives du passé y sont conservées, mais leur seul ordre d'arrivée est un reflet des accidents du passé. Parce que Philippe le Bel posa les fondements de l'indépendance nationale, on peut avancer que ce n'est qu'au-delà de son règne «que l'onpeut rapporter l'établissement d'une bibliotheque royale, fixe, permanente, destinée à l'usage du public, en un mot comme inaliénable & comme une des plus précieuses portions des meubles de la couronne» (9) . De même que l'unité territoriale de la France se réalisa au xve siècle par la réunion au domaine royal de la Normandie, de la Bourgogne, de l'Artois et de la Franche-Comté, la bibliothèque du roi atteint à la même période sa pleine maturité : «Louis xi dont le règne fut plus tranquille, donna beaucoup d'attention au bien des Lettres; il eut soin de rassembler, autant qu 'il le put, les débris de la librairie du Louvre; il s'en forma une bibliotheque qu'il augmenta depuis des livres de Charles de France son frere, & selon toute apparence, de ceux des ducs de Bourgogne, dont il réunit le duché à la couronne,. La bibliothèque du roi est donc bien politique, à la fois miroir de la puissance monarchique, et témoignage matériel de l'unité nationale. Aussi comprend-on mieux qu'elle devînt au lendemain de la Révolution française Bibliothèque impériale puis Bibliothèque nationale bientôt de France, au terme d'une série de tâtonnements onomastiques où faillit bien se dissoudre cette forte charge symbolique.

    Cette double fonction de la bibliothèque des origines (conserver les tables de la loi, témoigner du pouvoir politique de son possesseur) ne permettrait-elle pas d'opérer un tri entre les diverses formes de censure susceptibles de s'y produire? On sait que jusqu'à l'aube de l'âge classique, la censure religieuse fut inquisitoriale et violente : lieu de conservation des supports de la Vérité, la bibliothèque chrétienne était par essence ennemie des mauvais livres, diffuseurs des doctrines hérétiques. Jusqu'au xviiie siècle, soucieuse de maintenir ou affirmer son pouvoir politique, l'Église fit ainsi régulièrement injonction aux élites des communautés urbaines de sortir de leurs collections particulières tout livre licencieux et irréligieux afin qu'ils soient brûlés en place publique en un autodafé collectif et flamboyant. De telles pratiques visaient à garantir l'orthodoxie des seules bibliothèques privées : les clercs qui conservaient et enrichissaient les collections publiques, nourris de culture antique et païenne, étaient quant à eux bien peu enclins à se priver des lectures qu'ils chérissaient, cela d'autant moins qu'il leur incombait, en tant qu'ecclésiastiques de lire les livres suspects de manière à évaluer leur orthodoxie, et le cas échéant, les interdire. Cette nécessaire séparation entre bons et mauvais livres modela l'architecture interne de la bibliothèque, et aboutit en particulier à l'institution des premiers enfers; le terme est attesté au milieu du xviie siècle : dans un couvent de majeuillants, on avait ainsi nommé le petit grenier où étaient entreposés les livres hérétiques qu'avait apportés un protestant converti nommé Vassan. La bibliothèque chrétienne s'organisa ainsi selon un découpage pyramidal des livres comme des lecteurs : au gros des collections proposé au commun des visiteurs s'opposaient les livres les plus rares et les plus dangereux réservés aux lecteurs avertis. Tel est pour l'Encyclopédie le principe structurant les collections papales :

    «La bibliotheque du Vatican, que Baronius compare à un filet qui reçoit toutes sortes de poissons tant bons que mauvais, est divisée en trois parties : la premiere est publique, & tout le monde peut y avoir recours pendant deux heures de certains jours de la semaine : la seconde partie est plus secrète; & la troisieme ne s'ouvre jamais que pour certaines personnes, de sorte qu'on pourroit la nommer le sanctuaire du Vatican.» (10)

    Paradoxalement, le sanctuaire de la bibliothèque chrétienne " moderne ne regroupe plus les Tables de a Loi, mais les livres qui y sont les plus contraires, les écrits les plus pernicieux, ceux par là même qu'il convient de réserver à l'inébranlable jugement de rares privilégiés.

    A son origine, la censure d'ordre politique paraît quant à elle commandée moins par une idéologie, une analyse du contenu des livres, que par une stratégie d'affirmation du pouvoir. En ce sens, elle peut être elle aussi violente, se traduire par la destruction des bibliothèques du pays conquis, manière de signifier non plus une Vérité comme les bûchers de l'Inquisition, mais la dissolution d'une unité nationale : d'où, dans l'Encyclopédie, cette litanie d'incendies criminels ayant entaillé la mémoire écrite de l'Occident à chaque invasion barbare. Mais l'ordre rétabli, la même logique pouvait aussi conduire les nouveaux maîtres à user de la force non plus pour détruire mais agrandir les collections publiques et, pour ce faire, se saisir des trésors des bibliothèques individuelles. Le pouvoir de l'État se nourrit en ces cas de la censure des libertés privées. La même « politique rassemble ainsi le tyran Ptolémée Phis-con et le grand roi Louis xiv : le premier enrichit la bibliothèque d'Alexandrie en coupant les vivres aux Athniens «à moins qu'ils ne lui remissent les originaux des Tragedies d'Es-chile, de Sophocle & d'Euripide» (11) , le second étendit les collections royales en disgraciant Fouquet dont la «bibliothèque, ainsi que ses autres effets, fut saisie et vendue. Le Roi en fit acheter un peu plus de 1300 volumes, outre le recueil de l'histoire d'Italie.» (12)

    La double origine chrétienne et politique de la bibliothèque est le terreau idéologique sur lequel se constituèrent en Occident les collections de livres. On pourrait penser que ces fondements furent balayés par la Révolution qui s'inscrivit tout à la fois contre l'idéologie chrétienne de l'écrit en affirmant l'égalité de tous face au savoir, et contre l'autocratie culturelle en nationalisant les biens de la couronne. Un examen attentif des actes de censure de l'histoire moderne suggérerait a contrario que la bibliothèque repose toujours sur les mêmes fondations idéologiques, que les actes de censure y relèvent aujourd'hui encore des catégories du religieux et du politique. En premier lieu, pourraient être qualifiées de religieuses les formes de censures « positives exercées, plus ou moins systématiquement, et de moins en moins souvent, par les bibliothécaires dans leurs politiques d'acquisition et la gestion de leur fonds. Investis d'une mission éducative aujourd'hui contestée, nombre d'entre eux réservaient aux visiteurs de leur bibliothèque des parcours méthodiques de lectures choisies, supposés les orienter naturellement vers les bons écrits, tout en les maintenant éloignés des mauvais livres rangés soigneusement dans d'infernales armoires ouvertes à ceux dont la culture ou l'honorabilité valaient pour un Sésame. Semblable au grand prêtre des origines, le bibliothécaire était ainsi le détenteur des clés du savoir : à son «jugement éclairé" était abandonnée la charge de repérer «les ouvrages qui ne pourront être prêtés qu'avec un certain discernement-, ou n'»être mis en lecture qu'avec une certaine réserve, (13) . Comme sur les rayons du mythique Sanctuaire du Vatican, le mauvais livre fut au sein des enfers modernes presque sacralisé, jusqu'à être parfois assimilé à de véritables bibles contenant de profondes vérités sur la nature humaine. Tel est le sens de l'argumentation que Georges Bataille développa, lors du fameux procès Pauvert de 1956, pour défendre les oeuvres de Sade :

    Il est certain en effet que la lecture de Sade ne peut être que réservée. Je suis bibliothécaire; il est certain que je ne mettrai pas les livres de Sade à la disposition de mes lecteurs sans aucune espèce de formalité. Mais la formalité nécessaire, demande d'autorisation au conservateur, étant accomplie, les précautions voulues étant prises, j'estime que pour quelqu'un qui veut aller jusqu'au fond de ce que signifie l'homme, la lecture de Sade est non seulement recommandable, mais parfaitement nécessaire.,, (14)

    L'usage des enfers est aujourd'hui tombé en désuétude. Pour autant, la répartition thématique des collections masque encore dans nombre de bibliothèques une organisation hiérarchique du savoir. Si au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Bataille du livre" qu'engagea le PCF fut l'un des principaux moteurs du développement des bibliothèques publiques, l'idéologie communiste eut alors tendance à privilégier la littérature réaliste et éducative au détriment des productions jugées trop commerciales (romans policiers, bandes dessinées) ou élitistes (écrits d'avant-garde) : c'était là une manière de rejeter, comme dans l'idéologie chrétienne, le livre de divertissement supposé détourner le lecteur de sa vraie voie, salut de l'âme ou lutte des classes. Certes de tels préjugés paraissent là encore dépassés ; l'idée assez largement admise que les collections d'une bibliothèque doivent, surtout dans ses rayons « Jeunesse », conserver un lien essentiel avec la vérité, ne comprendre aucun livre qui exposerait des croyances dont la fausseté aurait été scientifiquement démontrée, prouverait pourtant que n'ont pas disparues les formes de censure religieuse, que la bibliothèque demeure souvent, à l'image de l'armoire aux livres des écoles primaires d'antan étudiée par Nelly Kuntzmann, une «figure laïque et multipliée de l'Arche d'alliance contenant les Tables de la loi» (15) .

    Jusqu'au début de la Seconde Guerre mondiale, il est peu aisé de repérer à propos des bibliothèques, une censure d'ordre politique qui se distingue fondamentalement des censures « religieuses La hiérarchie des collections recoupait en effet celle des rangs sociaux : tandis que l'on s'efforçait d'éloigner de l'ouvrier toute lecture capable de lui inspirer quelque dégoût pour sa saine vie de labeur, les portes des enfers s'ouvraient sans problème aux notables- " érudits ". Pour enrichir ses collections, l'État quant à lui se servit jusqu'au début du xxe siècle des mêmes moyens que les monarques de l'Ancien Régime. En 1866, suite à la découverte inopinée chez un libraire de pamphlets antigouvernementaux, la police munie d'une commission rogatoire saisit chez un certain Alfred Bégis «tout livre obscène ou suspect;, : quelques jours plus tard, les pièces confisquées devenaient les soixante-six premiers numéros du fonds de l'Enfer de la Bibliothèque nationale (16) . L'effort du pouvoir pour limiter les libertés individuelles se trouvait ainsi relayé au sein de l'institution par le travail de mise à l'écart du mauvais livre. Cette collusion entre deux formes de totalitarisme, l'un politique, l'autre idéologique, fut dénoncée en 1876 par l'éditeur belge Jules Gay quand, au soir de sa vie, il contesta qu'un legs à une bibliothèque puisse être un moyen de sauvegarder son patrimoine :

    "Le parti dominant du jour place toujours ses séides dans toutes les fonctions publiques, et le premier soin de ceux-ci est défaire disparaître, d'ensevelir dans des réserves, dans des enfers, ce qui contrarie leur parti. On ne brûlera pas leur livres, oh non! mais cela reviendra exactement au même; on les étouffera. La vie d'un livre est d'être lu: celui qu'on enferme sous clé n'est visité que par les vers, et, soit d'une façon, soit de l'autre, un jour il aura disparu sans que personne, pas même les bibliothécaires en sous-ordre l'aient jamais vu.» (17)

    Aux yeux du bibliophile, le bibliothécaire est ici un simple agent du pouvoir chargé de mettre en pratique la censure politique. Cette dernière ne se limita pas, au xxe siècle, à ces manoeuvres d'extension patrimoniale : elle se traduisit par de nombreuses tentatives pour contrôler les collections et les politiques d'acquisition des bibliothèques. Si à l'origine celles-ci servirent de vitrine à un pouvoir guerrier, elles devinrent dans les périodes de crise de l'âge moderne un instrument de propagande. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les autorités allemandes publient les fameuses listes Otto de livres interdits à la vente et à la consultation, ou à l'inverse recommandés car favorables au nouveau pouvoir. Plus généralement, rayonnages d'ouvrages politiques et listes des périodiques d'une bibliothèque sont très souvent des miroirs assez peu déformants des traditions politiques de la commune. Que les tentatives de contrôle des acquisitions par les autorités municipales se soient multipliées depuis les années 1970 s'explique probablement par la médiatisation croissante de la vie politique et les effets secondaires des lois de décentralisation de 1986 qui incitèrent certainement nombre d'équipes municipales à faire valoir plus que par le passé qu'elles étaient propriétaires des fonds des bibliothèques et responsables au regard de la loi de leur contenu. Les mesures qui, dans l'esprit du législateur, avaient pour but d'atténuer les effets néfastes du centralisme républicain, favorisèrent dans certains cas la réémergence de rêves d'hégémonies locales. Avoir rappelé qu'à l'origine la bibliothèque fut une arme politique permet de mesurer l'importance symbolique des conflits qui ont opposé récemment bibliothécaires et autorités municipales dans les mairies gérées par le Front national à Orange ou Mari-gnane. Il n'est ainsi pas anodin que M. Bompard, maire d'Orange, ait affirmé, pour justifier ses choix en matière de politique culturelle, qu'un maire «est le roi dans sa commune, (18) . C'était là une manière de proclamer l'indépendance du territoire municipal, de légitimer le contrôle absolu des collections de sa bibliothèque et justifier en particulier qu'en soient exclus les éléments étrangers à ce nouveau royaume, cette «littérature que l'on pourrait qualifier de tropicale- pour reprendre les propres mots d'André-Yves Beck, directeur de la communication à la mairie d'Orange.

    Au terme de ce rappel des origines idéologiques de la bibliothèque, aux vues des coups portés à la démocratie par les mairies du Front national, on se convaincra de quelle utilité pourrait être une loi-cadre sur les bibliothèques. En gestation depuis de nombreuses années, cette dernière ne saurait être pourtant trop précise ou directive : tout conservateur doit dans ses politiques d'acquisition tenir compte de l'originalité de ses collections comme de son lectorat. En revanche, il pourrait être utile, à l'occasion de cette loi, de réinscrire la bibliothèque dans son devenir historique, de rappeler en conséquence qu'elle ne saurait être autre chose qu'une institution républicaine et démocratique, et devrait être dotée de règles de fonctionnements compatibles avec cette identité. A défaut que soit acceptée l'idée d'une claire séparation des pouvoirs entre autorités municipales (à qui reviendrait le contrôle gestionnaire des fonds) et bibliothécaires que leur formation a préparés à la constitution de collections équilibrées, il pourrait être admis qu'un conservateur ait le droit de manquer à son devoir de réserve toutes les fois qu'un conflit sur le contenu présent ou à venir de son fonds l'opposerait à son autorité de tutelle. Il pourrait être à l'inverse rappelé qu'aucune politique d'acquisition ne saurait être le fait d'un seul acteur (aussi compétent soit-il), mais devrait être décidée de manière démocratique, comme c'est déjà le cas dans la plupart des bibliothèques publiques de taille importante, au sein d'équipes pouvant être communes à plusieurs établissements.

    Dans une période de récession économique où la culture est ressentie comme un privilège de nanti, face au devenir informatique de bibliothèques savantes qui offriront bientôt des collections «sans fonds" à quelques lecteurs avertis et compétents, la bibliothèque publique est plus que jamais promise à devenir le principal lieu de conservation, de défense et de diffusion de cet irremplaçable support culturel qu'est le livre.

    1. , auteur de Le Livre interdit, Payot, 1996. retour au texte

    2. Nous considérerons ici les objets de la censure et de la bibliothèque au travers des discours qui accompagnèrent les pratiques culturelles qui leur étaient associées. Pour une approche plus historique de ces questions, nous renvoyons, entre autres, aux nombreux travaux de Roger Chartier ainsi qu'à l'ouvrage de Marie Kuhlmann, Nelly Kuntzmann et Hélène Bellour, Censure et bibliothèque au XXe siècle, Paris : Éditions du Cercle de la Librairie (coll. Bibliothèques 0, 1989. retour au texte

    3. Il pouvait s'ensuivre de vives polémiques entre érudits sur le contenu supposé ou suspecté de leur bibliothèque respective : cf. Jean-Christophe Abramovici, Le Livre interdit, .La controverse entre François Garasse et François Ogier-, Paris, Éditions Payot & Rivages (coll.. -Petite Bibliothèque Payot/ClassiqueO, 1996, pp. 51-60. retour au texte

    4. Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751-80, art. -Cabinet», Genève : Pellet, 1777, t. v, p. 657. retour au texte

    5. Ibid., art. -Bibliothèque-, t. v, p. 17. retour au texte

    6. Ibid., pp. 17-18. retour au texte

    7. Cité par Roger Chartier in .Patronage et dédicace., Culture écrite et société. L'ordre des livres (xi\e- xwif siècle), Paris, Éditions Albin Michel (coll. - Bibliothèque Albin Michel Histoire .), 1996, p. 84. Nous soulignons. retour au texte

    8. Encyclopédie, an. -Bibliothèque-, op. cit., p. 20. retour au texte

    9. Ibid., p. 32. retour au texte

    10. Ibid., p. 29. retour au texte

    11. Ibid., p. 20. retour au texte

    12. Ibid., p. 35. retour au texte

    13. Circulaire du ministère de l'Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts adressée aux préfets le 10 juin 1874, cité in Marie Kuhlmann, -Qui a peur des bibliothèques?-, Censure et bibliotbèque au XXe siècle, op. cit., p. 78. retour au texte

    14. Jean-Jacques Pauven, éd. , L'Affaire Sade.Compte-rendu exact du procès intenté par le Ministère Public aux Editions Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1957, rééd. 1963, p. 56. Nous soulignons. retour au texte

    15. Nelly Kuntzmann, -L'école primaire et la censure (1880-1945)-, Censure et bibliothèque au XXe siècle, op. cit., p. 279. retour au texte

    16. Sur les origines de l'Enfer, voir Le Livre interdit, op. cit., pp. 216-220, et -Nous n'irons plus à l'Enfer-, Magazine littéraire n° 349, décembre 1996, pp. 45-46. retour au texte

    17. Jules Gay, Analectes du bibliophile, .Préface., Turin, 1876, p. iv. retour au texte

    18. Cité in -Les villes laboratoires du Front national-, Le Monde, 8 février 1997. retour au texte