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    Conclusion

    Une grande qualité des débats

    Par Martine Poulain, Rédactrice en chef du Bulletin bibliothèques de France

    En écoutant les débats d'au-jourd'hui, au cours desquels certains craignaient d'être par trop dans le pessimisme en parlant de la censure et se demandaient si nous n'aurions pas dû davantage affirmer le bonheur que procure l'exercice du choix dans les politiques d'acquisition, j'avais en tête une lettre de Voltaire où il écrit : «J'ai un grand amour pour le soleil mais j'ai un amour plus grand encore pour les bibliothèques.-- Voltaire a peut-être réconcilié deux antagonismes, pessimisme et optimisme. On peut aimer le soleil et les bibliothèques.

    Pour rester dans les généralités préliminaires, je dirais que j'ai été extrêmement frappée par la très grande qualité des débats. Cette impression peut elle aussi être située du côté du bonheur ou du malheur : plus les sujets sont graves, plus les périodes sont complexes, plus le désarroi est grand, plus grande est bien souvent la qualité des propos.

    L'importance de l'Histoire

    Jean-Christophe Abramovici a montré à quel point, sous le terme bibliothèque et bien que chaque époque ait, avec raison, prétention à l'universel, des modèles différents ont été sous-entendus. Il a rappelé que la bibliothèque avait évolué, qu'elle avait toujours été au centre d'enjeux de pouvoirs, religieux ou politiques. Il a mis l'accent à un moment donné de son discours sur le fait que la bibliothèque publique s'était constituée contre la bibliothèque privée. On peut aussi estimer que la bibliothèque publique s'est constituée dans la continuité de la bibliothèque privée : ce sont de grands collectionneurs qui sont à l'origine des grandes bibliothèques, plus tard devenues publiques. Gabriel Naudé, par exemple, dont le nom a été cité aujourd'hui et dont on parle toujours comme ayant fondé la bibliothéconomie, est bien plus que cela. Lui, qui avait en charge une bibliothèque privée, est le fondateur de la bibliothèque publique et universelle. Il affirme que la bibliothèque publique est le lieu de l'exercice public de la raison. C'est important que son nom ait été cité plusieurs fois aujourd'hui, puisqu'il est directement en lien, d'un certain point de vue, avec nos propos. On ne peut donc que plaider pour l'importance qu'il y a à resituer toutes les questions qui nous préoccupent aujourd'hui dans une histoire.

    L'histoire de la censure

    Cette histoire est aussi celle de la censure. La trilogie de l'interdit a toujours concerné la religion, la politique et les moeurs. L'interdit d'origine ou aux motifs religieux est allé diminuant depuis l'Ancien Régime et n'existe pratiquement plus en Occident. Et pourtant... C'est aussi notre fin de siècle qui aura vu, par l'appel au meurtre de l'écrivain britannique Salman Rushdie et de ses éditeurs pour les Versets sataniques, le retour d'une censure qui se proclame religieuse -alors qu'elle est d'ailleurs fondamentalement politique. On assiste là, à un retour exceptionnel par sa violence, menace imposée aux démocraties occidentales et à l'ensemble de la population musulmane, assignée par cette fatwa, à une interprétation archaïque de sa foi d'origine. L'affaire des Versets Sataniques est une censure aux aspects multiples. Elle est aussi très intéressante à analyser du côté de la lecture : on a vu de par le monde des milliers d'analphabètes manifester pour demander l'interdiction d'un livre et l'assassinat de son auteur. On a évoqué au cours de la journée les usages politiques du livre. L'affaire Rushdie en est un cas emblématique.

    On pourrait continuer longtemps à commenter l'affaire Rushdie, même du strict point de vue de la bibliothèque. D'abord parce que les bibliothèques ont diversement réagi en ce qui concerne l'acquisition de cet ouvrage, lors de sa publication en anglais puis de sa traduction en français. Ensuite parce qu'elle pose, à sa manière, à la bibliothèque la question du communautarisme. La bibliothèque est-elle le lieu de l'accès à l'universel, et comme tel, au doute et à la contestation, ou est-elle le lieu du repli communautaire? C'est bien évidemment le premier choix qu'il faut mettre en oeuvre.

    La liberté, mais aussi l'interdiction possible de l'imprimé en France est au XXe siècle régi par trois lois : la loi de 1881 sur la liberté de la presse, la loi de 1949 sur la protection de la jeunesse, et, jusqu'au début des années 90, le décret de 1939 qui permet de poursuivre l'écrit obscène. La censure politique réapparaît dans des périodes de crise de la démocratie : guerre d'Algérie, années 68, etc. Elle est brutale et entière : les livres sont interdits et saisis. Les lois existent qui permettent d'interdire ou de poursuivre les publications racistes, antisémites, xénophobes ou révisionnistes, et par exemple la loi de 1972 et la loi de 1990, dite Gayssot, modifiant l'une et l'autre l'article 24 de la loi de 1881. Il est paradoxal de constater que ces deux dernières lois sont assez peu utilisées, notamment en ce qui concerne les livres. On doit s'en réjouir ou s'en inquiéter, selon les époques. La non-interdiction de publications radicalement racistes ou révisionnistes fait reposer sur certains intermédiaires, telles les bibliothèques, des choix qui devraient être ceux de la société tout entière, et des pouvoirs qui la représentent.

    La censure concernant l'outrage aux moeurs ou la protection de la jeunesse peut être consensuelle : on interdit, encore aujourd'hui, très souvent des livres aux mineurs, ou à l'affichage ou à la publicité, en vertu de la loi de 1949, livres souvent pornographiques, sans que l'opinion sociale s'en émeuve. Elle peut être parfois conflictuelle lorsqu'il y a décalage entre les pouvoirs chargés d'appliquer les lois et la sensibilité d'une société ou d'un milieu littéraire à une époque.

    Étudier l'histoire de la censure est utile à qui veut comprendre l'histoire de la littérature ou de la lecture. Par exemple, le procès de Boris Vian fut aussi le procès d'un genre. C'est le procès du roman noir tel qu'il apparaît à l'époque en France, après les États-Unis. On est, d'autre part, en plein début de la guerre froide. Sur l'interprétation de J'irai cracher sur vos tombes s'entremêlent donc des préoccupations différentes. C'est aussi l'époque où on ne veut pas mettre dans certaines bibliothèques le Zéro et l'Infini d'Arthur Koestler, où son éditeur, Calmann Lévy reçoit des délégations du Parti communiste français lui demandant de ne pas éditer le livre.

    Pluralisme ou propagande ?

    Il est donc nécessaire aujourd'hui pour les bibliothèques, au moment où le Front national exerce sur elles une pression inédite, veut les instrumentaliser au service de la défense de sa vision du monde et de ses idées, de resituer aussi ces pressions dans une histoire. C'est le dernier épisode du retour d'une censure politique. Le désarroi qu'ont exprimé de très nombreux collègues aujourd'hui est plus que compréhensible.

    Que faire ? Les bibliothécaires sont partagés entre deux tentations. Aucun n'accepte le discours qui voudrait qu'une bibliothèque suive l'état des choix électoraux d'une population. Mais faut-il, au nom du pluralisme, voire au nom de la démocratie, ou encore au nom du respect de la liberté du lecteur et de sa capacité à juger, accepter toutes les publications dans la bibliothèque, y compris celles qui nous répugnent, qui sont contraires aux principes mêmes sur lesquels s'est constituée la bibliothèque publique? On se souviendra que Voltaire, toujours lui, est l'un des premiers à exprimer clairement ce point de vue au moment de l'affaire Calas : «Je ne suis pas d'accord avec votre point de vue, mais je suis prêt à me faire tuer pour que vous puissiez l'exprimer dit-il en substance. Ou faut-il revendiquer le fait que la bibliothèque n'est pas un kiosque, que sa collection et sa politique d'acquisition s'appuient sur un certain nombre de principes et de valeurs, qui la conduisent à refuser certaines publications, telles Présent, National Hebdo ou Minute, tout au moins en accès libre en lecture publique? Je pencherais clairement pour la deuxième solution, en tout cas en ce moment, tout en rappelant, à la suite de Marie-Charlotte Delmas, qu'il faut toujours s'interroger, afin de ne pas tomber dans le dangereux "pas de liberté pour les amis de la liberté", qui a fait ses ravages au XXe siècle.

    La collection au coeur de la bibliothèque

    Martine Blanc-Montmayeur l'a rappelé : la collection est le coeur de la bibliothèque. Ce «retour des collections"ne peut que réjouir.

    Si l'affirmation de la nécessité de l'actualité, de la place de l'information, chantées par Morel, était nécessaire, il est non moins nécessaire de revenir à la collection. C'est la durée, la patiente accumulation des ans qui fait le sens de la bibliothèque et qui permet à la dite actualité et à la dite information de prendre sens. Si un jour, les bibliothèques ne devaient se concevoir que comme des espaces d'information, elles auraient signé elles-mêmes leur arrêt de mort. Là encore, il est nécessaire de réfléchir à l'emploi rapide de certains termes, ou à des consensus qui ne résistent pas à l'interrogation. L'information n'est pas le savoir. Le savoir n'est pas la connaissance, etc. Que voulons-nous donc faire, vraiment, avec nos bibliothèques ?

    Une petite remarque au passage sur la question de la bibliothèque publique et de la bibliothèque savante. Ce n'est pas un hasard qu'on organise une journée sur les politiques d'acquisition et la censure dans les bibliothèques publiques. La position des bibliothèques publiques sur ces questions n'a rien à voir avec le relatif confort qu'ont sur ces sujets les bibliothèques d'étude, de recherche. Jean-Christophe Abramovici a évoqué ce matin les relations entre la bibliothèque et le Temple. Mais que fait le Front national quand il veut mettre ses publications dans nos bibliothèques? Il veut son Temple. Il veut un temple parce qu'un temple est une forme d'espace public, où ces publications passent d'un rayonnement relativement privé à une présence massive dans un espace public. Il y a une spécificité des bibliothèques publiques et ce n'est pas tout à fait un hasard que ce soit là que dans cet espace public, le plus ouvert, le plus large, que les confrontations puissent avoir lieu avec éventuellement le plus de force, et parfois de violence.

    C'est aussi cette capacité à constituer une collection que veulent accaparer ceux qui, aujourd'hui, censurent les fonds et les acquisitions des bibliothécaires.

    Une politique d'acquisition publique

    Les historiens l'ont encore une fois montré, la censure, d'un certain point de vue, apparaît avec la bibliothèque publique. Avant la bibliothèque publique, la censure va de soi, aussi bien dans la bibliothèque savante que dans la bibliothèque populaire. La première veut le meilleur, la seconde le plus édifiant. Seule la bibliothèque publique s'efforce à la plus large ouverture. C'est son honneur et cela peut être aussi sa douleur. Toute constitution des collections est un risque. Guidé par un certain nombre de principes, doté d'une formation, le bibliothécaire n'échappe pas pour autant au devoir d'expliciter sa politique d'acquisition. Rappelons-le une fois de plus, toute politique d'acquisition doit être écrite et publique. Si cette opinion est consensuelle, elle n'est pas pour autant largement mise en pratique.

    Nous devrions même peut-être afficher dans la bibliothèque les grands principes qui guident une telle politique d'acquisition. Cela n'empêcherait peut-être pas certains, aujourd'hui, de ne pas en tenir compte, mais je pense que le public d'une bibliothèque doit savoir ce qui fonde certains choix. Il pourrait être utile aujourd'hui de rappeler certains éléments de la loi de 1881 sur la liberté de la presse dans un tel document et de rappeler que nous n'achetons pas de documents qui font l'apologie de la violence, de la haine, du racisme, de l'antisémitisme et du révisionnisme. Certes, on ne peut pas croire que cela arrêtera certains. Mais le débat, au moins, sera public. Et, puisque les débats ont été aujourd'hui tout entiers marqués par les censures qu'impose à certaines bibliothèques le Front national, notre Association ne devrait-elle pas préciser dans une charte, que chacun pourrait afficher dans sa bibliothèque, les valeurs auxquelles nous sommes attachés et que nous avons pour mission de promouvoir et mettre en oeuvre. Qui, sinon notre Association peut affirmer le type de pluralisme que nous défendons, un pluralisme fondé sur un humanisme? Afin que nos critères soient les plus partagés et discutés possibles, ne devrions-nous pas débattre en permanence, sur des titres et des exemples bien précis, de nos critères d'acceptation ou de refus de telle ou telle publication en libre accès. Cette liste d'indicateurs avait été, en son temps, proposé par la revue Médiathèques publiques. Rendre publics nos critères et nos choix devrait être une obsession.

    Les relations avec le public

    Olivier Chourrot a, par le biais de l'analyse des cahiers de suggestion, évoqué la question des relations avec le public. Cette question mérite elle aussi qu'on s'y attarde. Olivier. Chourrot a montré que le statut du public dans la bibliothèque reste indécis. Autant le public a une place en tant que cumul de personnalités individuelles, autant les bibliothèques sont généralement réticentes à lui faire une place en tant que communauté. Les associations d'amis, par exemple, sont souvent redoutées, surtout si elles ne se cantonnent pas dans un rôle traditionnel. On connaît tous les risques qu'il y a à ce que, par le biais d'une association par exemple, quelques personnes s'érigent en représentants de tous, captent une représentation. Et pourtant, plusieurs indices de rupture ou, en tout cas, de distance entre la bibliothèque et son public devraient être étudiés avec attention, plutôt que négligés ou déniés. Il n'y a pas de quoi se réjouir de la fracture qu'il y a eu entre la Bibliothèque nationale et une part de ses lecteurs.

    Là aussi, bien sûr, il y a risque. Caroline Rives a montré à quel point la pression hystérique de certains publics de la bibliothèque aux États-Unis était forte et problématique, à quel point la bibliothèque devait s'en défendre. Mais le lien avec le public est tout aussi nécessaire. La bibliothèque n'appartient pas au bibliothécaire, mais à ses lecteurs. On peut donc légitimement se réjouir, dans les cas qui nous ont occupé aujourd'hui, que des lecteurs de Marignane refusent les censures dont la bibliothèque fait l'objet et introduisent un recours juridique. On peut aussi s'inquiéter que ces mêmes mesures soient restées sans écho auprès des usagers d'autres bibliothèques.

    Qu'est-ce qu'un bibliothécaire ?

    Ce passage par la fondation de la bibliothèque publique - terme qui n'a bien sûr rien à voir avec ce que l'on entend aujourd'hui - et par le personnage emblématique qu'est Naudé, permet de revenir sur le métier de bibliothécaire. On nous a affublés de multiples définitions depuis le début du siècle et surtout depuis les années soixante-dix : ingénieur, gestionnaire, etc. J'aimerais dire, en rappelant qu'une bibliothèque est acte volontaire et pensé de constitution de collections, que les bibliothécaires sont aussi des intellectuels et peut-être d'abord cela. Je plaide depuis longtemps pour un rapprochement des bibliothécaires et de leurs formations avec les contenus disciplinaires. Il y a des formes d'éloignement de la bibliothèque d'avec ses contenus qui, à mon avis, préparent des lendemains catastrophiques. Les formations des bibliothécaires ne devraient pas s'attacher qu'à la technique, si nécessaire soit-elle. Régulièrement, nous devrions de manière systématique nous tenir informés de l'état des disciplines : «Où en est la philosophie? Où en sont les sciences politiques ? , etc.

    La bibliothèque publique, un modèle universel ?

    L'une des choses qui m'a frappée aujourd'hui, c'est à quel point, à partir de la collection et des acquisitions, on en vient à évoquer tous les principes constitutifs de la bibliothèque publique. Et il faudra bien un jour accepter de se poser une question, essentielle. La bibliothèque publique telle que nous la concevons aujourd'hui se présente comme un modèle universel et s'efforce de l'être. Mais tous les modèles de bibliothèques, à toutes les époques, ne se pensaient-ils pas comme universels? Caroline Rives, en évoquant la censure aux États-Unis, a bien montré qu'est proposé là un entendement, parfois différent du nôtre, de la démocratie et de la bibliothèque publique. Ces différences demandent à être réfléchies et explicitées. Elles imposent l'exercice du doute. Dans une ou deux générations, le modèle que nous pensons universel aujourd'hui sera remis en cause, ou tout au moins pensé différemment par nos successeurs.

    Caroline Rives a évoqué par exemple à quel point les débats américains étaient marqués par l'exigence du multiculturalisme ou par celle du « politiquement correct ». Et nous nous en gaussons avec bonne conscience, en y opposant le modèle français d'intégration. Mais cela empêche-t-il pour autant de se questionner sur le sujet? Une intégration qui passerait, notamment en bibliothèque, par une négation des origines, et des curiosités envers ces origines, qui voudrait proposer une intégration bâtie sur une amnésie, me paraîtrait coupable. Nous avons sans doute davantage à réfléchir sur ce sujet que nous ne l'avons fait, et l'on peut se réjouir que le prochain congrès de l'Association des bibliothécaires français s'apprête à l'évoquer.