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La place du lecteur dans le processus d'acquisitions

1997
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    La place du lecteur dans le processus d'acquisitions

    Par Olivier Chourrot, BMIU Clermont-Ferrand.

    Quelles sont les modalités de participation des lecteurs aux acquisitions dans les bibliothèques publiques ? Plusieurs réponses sont communément avancées par les professionnels ; elles insistent toutes sur l'existence de liens privilégiés entre la bibliothèque et ses usagers. L'échange oral, pratiqué au quotidien avec des personnes que l'on finit par bien connaître, est présenté comme le plus sûr moyen de connaître leurs besoins ; enrichissement mutuel, il contribue à structurer les choix d'acquisition. Mais cette affirmation est difficilement vérifiable, car elle relève de l'expérience de chacun. Autre moyen de recenser les demandes, le cahier de suggestions apparaît en revanche comme une source écrite, facilement exploitable, qui reflète objectivement les demandes documentaires des lecteurs et leur traitement par les services de la bibliothèque. Issu d'une réflexion plus large sur les usages de l'écrit en bibliothèque, le présent article s'appuie sur le dépouillement des cahiers de suggestions de deux bibliothèques de lecture publique (la BPI et une BMC) et de deux services communs de documentation.

    Le cahier de suggestions, outil d'acquisition

    Officiellement présenté comme un outil de dialogue entre lecteurs et bibliothécaires, le cahier de suggestions remplit des fonctions très diverses qui contribuent à la définition de la politique d'acquisition. Mais pour comprendre cette contribution, il convient de délaisser l'image idyllique du lecteur qui rédige en toute liberté une demande qui, sauf cas exceptionnel, sera exaucée. La présentation matérielle, l'emplacement, le type de mise à disposition d'un cahier de suggestions sont autant de contraintes qui, s'imposant au lecteur, limitent sa capacité d'expression. En définissant tel ou tel mode de participation du lecteur, le bibliothécaire délimite le dicible et l'exprimable. Autrement dit, il confectionne sur mesure l'outil de participation aux acquisitions qui convient à son établissement. En bibliothèque universitaire, l'usage est, sauf exception, strictement limité aux suggestions d'achat. Certains cahiers en accès libre se composent de bons de commandes détachables, présentation qui réduit singulièrement leur marge d'utilisation. Dans certains établissements, les cahiers qui ne sont accessibles que sur demande voient leur fonction limitée à l'enregistrement d'une demande déjà agréée oralement. L'existence de ces filtres est liée à une conception élargie du rôle du bibliothécaire, dont la médiation intellectuelle apparaît comme obligatoire, et à un refus de voir les cahiers se transformer en «défouloirs» de la relation de service ; cette conception place les acquisitions au centre du dispositif, le cahier servant exclusivement à la détection des besoins documentaires des lecteurs. Elle exige ainsi de l'usager qu'il soit familiarisé avec l'univers de la bibliothèque, et qu'il en ait assimilé les fonctions légitimes (ce qui n'est pas toujours le cas de certains lecteurs, de 1er cycle notamment). Ces messages purement documentaires font l'objet d'un traitement quasi-systématique, conséquence directe des filtrages préalables subis par les demandes, oscillant entre 90% (section Droit) et 98% (section Lettres). Cette procédure, qui réserve aux usagers une place de choix dans le processus d'acquisitions, n'en demeure pas moins élitiste : selon que vous serez professeur ou étudiant débutant, votre capacité à formuler des propositions sera différente.

    En lecture publique (BPI et BMC), le rôle des suggestions dans le processus d'acquisitions est envisagé autrement, puisque deux positions extrêmes ont été recensées. A la BPI, où les cahiers de suggestions servent surtout d'accessoires à la relation de service (1) , la proposition d'achat est fortement marginalisée. Les faibles taux de réponses aux suggestions des lecteurs (entre 53 et 85% selon les bureaux) s'expliquent en partie par l'absence de suivi systématique des demandes par les services de la bibliothèque. L'écrit n'apparaît nullement comme moyen de participation des usagers aux acquisitions, et certains en ressentent une certaine frustration («c'est la troisième fois que je vous demande cet ouvrage, et vous ne m'avez jamais répondu»). Dans une BMC visitée, au contraire, les suggestions des lecteurs donnent systématiquement lieu à des acquisitions.

    Les agents qui assurent le suivi du cahier disposent d'un budget dédié, et n'ont par ailleurs aucune autre activité en matière d'acquisitions. Justifiée par l'efficacité et la nécessaire satisfaction de l'usager, cette procédure parallèle nuit d'une certaine façon à la cohérence des choix intellectuels : nombreux sont les ouvrages qui, initialement refusés par les acquéreurs, rentrent dans les collections par la petite porte du cahier de suggestions. Le fait est sensible pour certains domaines, comme l'ésotérisme ou la littérature «new âge». L'extrême diversité des modes de participation écrite des lecteurs aux acquisitions est imputable à des objectifs consciemment déterminés, et à des données organisationnelles propres qui, produits de l'histoire de la bibliothèque, échappent en partie au contrôle des professionnels.

    Les motivations du lecteur

    La faculté laissée au lecteur, sous certaines conditions, de formuler une proposition écrite conduit à poser la question de sa motivation. Selon une explication répandue, le lecteur exprimerait un «besoin» documentaire, et sa suggestion aurait une fonction essentiellement utilitaire. Cette thèse doit être nuancée à plusieurs égards. D'une part, les lecteurs expriment des demandes alors même qu'ils savent qu'elles ont très peu de chances d'aboutir ; l'obstination avec laquelle certains lecteurs de la BPI reviennent à la charge, après deux ou trois requêtes infructueuses, peut par exemple surprendre... le délai entre demande et réponse rendant inopérante toute explication en termes de "besoins". D'autre part, certains lecteurs rédigent des demandes-fleuves qui ne mentionnent pas un seul ouvrage, mais dix ou vingt relatifs à un même thème. Une autre hypothèse peut alors être avancée, celle d'une fonction identitaire de la proposition d'achat. Au-delà de l'expression d'un besoin, elle permet à son auteur de revendiquer une reconnaissance institutionnelle, qui peut être religieuse («pourquoi la bibliothèque ne reçoit-elle pas la Revue des Témoins dejéhovah ?»), intellectuelle («votre rayon sciences sociales exclut la sociologie contructiviste,), ou politique (tel ce lecteur algérien qui s'offusquait de ne trouver aucun journal d'opposition au FLN). De demande documentaire , la suggestion devient demande «sociale» ; la bibliothèque se révèle comme lieu de construction de la cité, où l'on fait pression pour acquérir un statut. Par la censure qu'elle exerce immanquablement sur ces exigences, la bibliothèque est investie d'une mission strictement institutionnelle : dire la norme, légitimer ou non tel ou tel groupe constitué, reconnaître le bien-fondé d'un courant idéologique. Toujours problématiques, ces choix sont ressentis d'autant plus vivement par le lecteur qu'il les a provoqués par ses requêtes. Quant à la bibliothèque, elle se donne rarement les moyens d'expliciter ses options en matière d'acquisitions ; habituée, pour le service de la collectivité qu'elle dessert, à faire des choix sans les justifier, elle se trouve démunie face à certaines demandes. Lorsque, par exemple, des militants frontistes demandent l'achat par la bibliothèque d'un quotidien nationaliste, il le font au nom du respect du pluralisme (plusieurs messages dépouillés en témoignent) ; et, au-delà de la protestation de principe, les bibliothécaires ont du mal à construire l'argumentation (autre définition du pluralisme, conception globale des collections, etc.) susceptible de formaliser leurs choix. Face à une demande exprimée au nom d'un collectif (nous, les électeurs FN, qui représentons 15% des suffrages exprimés), le bibliothécaire ne peut se contenter - et c'est pourquoi il est mal à son aise - de répondre en tant qu'individu. Devant répondre à des messages, il préfère alors «botter en touche", en acceptant de recevoir gratuitement un périodique nationaliste, mais sans le bulletiner (une BMC), en répondant (à la BPI) que ce même périodique se trouve en salle d'actualité (qui propose un office systématique), etc. Il lui faudrait pouvoir répondre non en tant qu'individu, mais au nom d'une institution qu'il représente, et qui a déterminé des options documentaires. Le chemin vers cette formalisation collective de la politique d'acquisition peut être long, mais il semble difficile d'en faire l'économie. Les faits se chargeront de nous le rappeler.

    1. Voir Chourrot Olivier, - Messages de lecteurs : les cahiers de suggestions en bibliothèque ., in Bulletin des Bibliothèques de France, juin 1997. retour au texte