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Les évolutions critiques en cours dans la production et la diffusion de l'écrit

1998
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    Les évolutions critiques en cours dans la production et la diffusion de l'écrit

    Par Jean Lissarrague, Editeur

    Je e tiens à remercier madame Belayche qui me donne l'occasion de vous présenter un certain nombre de réflexions sur les évolutions que nous constatons tous dans la production et la diffusion de l'écrit. Nous sommes les témoins de changements considérables qui touchent tout autant le livre que la presse. J'ai le sentiment que des changements plus considérables encore se préparent. Or l'écrit est un des fondements de notre civilisation. L'analyse et le débat d'idées dans ce domaine paraissent donc singulièrement nécessaires.

    Avant d'entrer dans le vif du sujet, et parce que mes propos ne peuvent pas ne pas être marqués par mon expérience professionnelle, il faut que je me présente brièvement. Je suis un éditeur. J'ai passé la plus grande partie de ma carrière aux éditions Bordas, que tout le monde connaît pour ses publications scolaires et pour ses livres de référence. J'ai occupé de nombreux postes dans cette entreprise, principalement dans les départements éditoriaux, jusqu'à en être le président directeur général pendant trois ans. Bordas, à cette époque, était aussi un très important éditeur d'ouvrages universitaires et professionnels sous la marque Dunod, d'ouvrages de régionalisme sous la marque Privât, de revues scientifiques et techniques sous la marque Gauthier-Villars. C'était aussi une imprimerie, une dizaine de librairies, entre autres. J'ai été par ailleurs vice-président du Syndicat national de l'édition et vice-président de la Fédération nationale de la presse spécialisée. Je suis aujourd'hui gérant du Centre français d'exploitation du droit de copie. Je n'énumère pas ces fonctions, assez variées, par vanité, mais pour vous convaincre que j'ai eu l'occasion d'aborder les problèmes du livre et de certaines formes de presse selon des points de vue et à des niveaux variés. Ceci étant, vous pouvez aussi constater mon incompétence en matière de bibliothèques. J'espère que vous voudrez bien me pardonner !

    Venons-en à présent à l'écrit et aux mutations qui l'affectent.

    Quels sont les facteurs décisifs qui conditionnent les évolutions que nous constatons ? Pour ma part, j'en relève trois.

    Le lecteur et le livre

    En premier lieu, je place la question du rapport que le lecteur entretient avec le livre. Autrefois, et jusque dans les années soixante au moins, l'essentiel des livres lus étaient des livres achetés, par le lecteur ou son entourage. On avait une bibliothèque personnelle, car celle-ci était un signe de culture, de distinction. Beaucoup faisaient relier leurs livres, et certains se procuraient fort cher des livres de prestige. À un niveau moindre, les élèves conservaient couramment un ou plusieurs des livres qui avaient accompagné leur scolarité, les fameux Lagarde et Michard, par exemple.

    Il n'en est plus de même aujourd'hui. Les lecteurs éprouvent beaucoup moins le désir, le besoin d'acheter un livre. La tendance est à l'emprunt, à la consultation. Ainsi, on demande à l'entreprise qui nous emploie de nous fournir les ouvrages qui nous sont nécessaires. Dans l'enseignement, les manuels sont prêtés aux élèves à l'école primaire et au collège. Dans les lycées, ce sont les familles qui se procurent les manuels, mais elles cherchent de plus en plus à acheter les livres d'occasion, et les revendent dès l'année scolaire terminée. Autre exemple : une étude récente de la Direction du livre et de la lecture a montré que les prêts en bibliothèque augmentaient très régulièrement depuis près de quinze ans, alors même que les horaires d'ouverture des bibliothèques se réduisaient.

    Cette tendance est déjà ancienne. Voici à présent les nouvelles technologies de l'information, et tout particulièrement les réseaux électroniques, qui favorisent au plus haut point ce type de comportement. On ne peut donc prévoir qu'une forte accélération de la tendance.

    Or il faut bien voir que toute l'économie de la chaîne du livre, depuis les modalités des contrats avec les auteurs jusqu'à l'organisation de la diffusion des livres, est fondée sur un postulat : le lecteur achète, pour l'essentiel, les livres, qu'il lit. Dans l'écart qui se creuse de plus en plus profondément entre les pratiques des lecteurs et l'organisation des métiers du livre, on voit que résident les germes d'une crise profonde dont bien peu d'éditeurs ont, semble-t-il, pris la mesure.

    Des livres de tous types

    Le deuxième point sur lequel je souhaite attirer l'attention n'est pas, à proprement parler, un facteur d'évolution du monde de l'écrit. Il s'agit du cadre dans lequel nous inscrivons nos réflexions, de la façon que nous avons d'aborder ce sujet. Depuis environ un siècle, nous vivons dans l'idée que le monde du livre est un univers relativement homogène. Tous les ans, de nombreux Salons du livre se tiennent en France, et le plus important d'entre eux, celui qui se déroule à Paris, est organisé sous l'égide du Syndicat national de l'édition. Cette vision n'est pas propre à la France. La plus importante manifestation professionnelle au niveau mondial dans ce secteur est la Foire du livre de Francfort. En France, les principaux éditeurs en terme de chiffre d'affaires (tels Hachette, Larousse, Gallimard, Nathan, Flammarion, Le Seuil, etc) publient presque exclusivement des livres.

    Cette idée mérite pourtant d'être, au moins, interrogée. Car, a priori, qu'y a-t-il de commun entre un manuel de sciences naturelles pour la sixième et l'Encyclopaedia Universalis ? Entre Astérix et le Code civil ? Entre les oeuvres d'Henri Michaux en Pléiade et un livre de la collection Harlequin ? entre Babar et le Petit Larousse ? Certes ce sont tous des livres. Mais dans l'usage qui en est fait, dans les publics qui les lisent, nous savons tous qu'il y a plus que des différences. Il y a des publics et des besoins parfois tout à fait étrangers les uns aux autres.

    Alors ? Faut-il continuer à raisonner globalement ? L'amalgame d'objets apparemment de même nature, mais remplissant des fonctions si diverses, ne conduit-il pas à des confusions, voire à des erreurs d'analyse ? Je pense pour ma part que beaucoup de questions concernant la crise de la lecture, l'économie de la chaîne du livre et bien d'autres sujets, doivent recevoir des réponses différenciées selon le type d'ouvrages concernés.

    L'Internationalisation des marchés

    Troisième considération : la production de livres se mondialise et se spécialise.

    Elle se mondialise sous l'influence de la plus grande ouverture des économies et parce que les investissements s'amortissent alors mieux et plus vite : les prix de vente peuvent être diminués, les achats peuvent être négociés sur des volumes plus élevés de même que les avances aux auteurs, etc. On voit, depuis une quinzaine d'années, des groupes d'édition internationaux très puissants se constituer, qu'il s'agisse de Bertelsmann, de Time Warner, de Reed-Elsevier, de Pearson ou d'autres encore. Ces groupes possèdent des filiales et publient dans de nombreux pays ; ils réalisent une part très importante de leur chiffre d'affaires hors de leur pays d'origine. En France, le club France Loisirs, qui est un des acteurs majeurs de la diffusion du livre, est détenu pour moitié par Bertelsmann. Les éditions Lamy de même que Liaisons sociales sont la propriété du groupe Wolters Kluwer ; les éditions du JurisClasseur appartiennent au groupe Reed Elsevier...

    L'édition se mondialise ; dans le même temps, elle se spécialise. Ces grands groupes internationaux n'éditent pas n'importe quel type d'ouvrages. Ils se spécialisent, par marché le plus souvent. Reed Elsevier ou Wolters Kluwer ont fondé leur réussite remarquable sur les éditions professionnelles. Time Warner ou Walt Disney sont des géants du loisir. En cela, ils ont depuis longtemps constaté que le livre n'était pas un tout homogène. Mais ils ont poussé la logique plus loin encore. Le livre n'est pour eux qu'un vecteur - un média ! - parmi d'autres. Sur un marché particulier, ils utiliseront plusieurs des médias susceptibles d'atteindre leur public.

    Ainsi, Walt Disney est-il le producteur de cinéma que tout le monde connaît, mais aussi un producteur d'émissions de télévision, un créateur de parcs d'attraction, un éditeur de journaux et de livres, etc. Sur le marché de l'information professionnelle, Reed Elsevier organise des salons, développe de très importantes bases de données, édite des cédéroms et des services en ligne, publie des journaux et des livres. Dans ces deux cas, le point de départ n'est plus le « produit livre », mais le marché, les attentes d'un public. Les arbitrages économiques ne se font plus entre deux livres, mais entre un livre et un service en ligne ou entre un livre et une émission de télévision. On doit constater ainsi que les logiques de production ne sont plus du tout celles de l'édition traditionnelle.

    Dans les remarques qui précèdent, j'ai mis l'accent sur le livre par souci de clarté. Mais les mêmes considérations peuvent être faites à propos de la presse. On pourrait donner des exemples au moins aussi nombreux. La raison en est évidente : ce sont les mêmes mécanismes qui sont à l'oeuvre.

    Toute la chaîne de l'écrit se trouve ainsi impliquée dans les changements déjà constatés et dans ceux qui se préparent, qu'il s'agisse de la façon dont peut s'exercer le droit d'auteur ou des modalités de diffusion et de vente de l'écrit. Il n'est pas possible, dans le cadre de cet exposé, d'aborder tous ces sujets, mais je voudrais faire deux remarques : une sur les bibliothécaires et une sur les éditeurs français.

    Pour ce qui est des bibliothécaires, je suis tout à fait incompétent pour imaginer et évaluer l'impact des changements en cours sur votre métier. Il me semble cependant que le besoin de conseil, d'orientation et d'aide dans les choix de lecture sera toujours très fort, et que votre connaissance intime d'un public local ou spécialisé est un atout irremplaçable pour l'avenir.

    Je n'en dirai pas forcément autant des éditeurs français ! Face aux géants de l'édition que j'évoque plus haut, quelle est la position des éditeurs français ? En caricaturant à peine, on peut la résumer ainsi : pas assez spécialisés, pas assez internationaux, pas assez rentables. L'édition française est en retard par rapport à ses principaux concurrents et à l'évolution générale. Elle s'en trouve donc fragilisée. Elle est plus souvent sur la défensive, voire à la merci des groupes étrangers, qu'en position de conquête. Ceci est vrai pour tous les grands éditeurs, y compris pour les deux plus importants : Hachette et Havas.

    Voilà une note bien pessimiste, me direz-vous. Sans doute. Il est normal que nos métiers soient ouverts aux entreprises étrangères, surtout à l'heure de l'Europe. Mais il me paraît non moins important que subsiste un nombre suffisant d'éditeurs français forts et dynamiques. Sans réaction rapide, je redoute que l'édition ne se trouve sous peu dans la situation du cinéma français, qui ne survit que grâce à des dispositions complexes et fragiles, connues sous le nom d'exception culturelle. Est-ce cela que nous souhaitons ?