J'ai choisi pour titre de mon intervention une formule qui vous paraît peut-être obscure. Par espace public, j'entends ici la sphère publique qui permet (autorise et réclame) l'exercice public de la raison, exercice manifesté dans le domaine politique par le suffrage universel (les régimes totalitaires n'ayant pas besoin de l'exercice public de la raison). La bibliothèque est dévolue à une pratique culturelle personnelle, voire intime : la lecture. Mais la lecture est aussi le véhicule de la transmission du savoir et de l'apprentissage de la raison (de l'esprit critique, de l'indépendance intellectuelle). La bibliothèque est ainsi le lieu de la rencontre (un des lieux de la rencontre) entre l'individu dans sa singularité et l'universelle humanité, comme le soulignait Yannick Guin : « La cité républicaine a pour fin d'assumer la fonction de l'universel. Elle a partie liée nécessairement à l'école et à la bibliothèque, afin de faire accéder tous les petits hommes, quelle que soit leur origine sociale, à l'universalité du savoir. (La Bibliothèque dans la cité, BPI, 1993)
C'est en ce sens que je traiterai aujourd'hui la question de la bibliothèque dans l'espace public. Auparavant, en guise de préambule, je livre à votre méditation ce petit texte d'Alice Garrigoux :
« La raison d'être d'une bibliothèque publique, faut-il encore le dire, n'est pas d'emmagasiner des livres et documents divers, mais d'offrir à tous les citoyens un service public. Or, un service public n'a de sens que s'il répond à des besoins tant des individus que de la collectivité, ces besoins fussent-ils imparfaitement perçus. Une politique de lecture publique ne se réalisera en France que si les responsables politiques et administratifs, ainsi que l'opinion publique, reconnaissent l'utilité des bibliothèques pour tous les citoyens de tout âge et de toute catégorie socioprofessionnelle. Il serait vain de soutenir une cause qui n'aurait pas de justification sociale dès maintenant et pour l'avenir. » (Alice Garrigoux, La Lecture publique en France, La Documentation française, 1972)
L'hypothèse que je vais présenter ici est que la bibliothèque occupe, dans l'espace public, une place étrange », paradoxale. En quoi consiste ce paradoxe? C'est (selon moi) que la bibliothèque est une institution éminemment politique, mais n'est pas reconnue comme telle, ce qui a des conséquences fâcheuses (scandaleuses, dramatiques). J'utiliserai deux approches pour soutenir cette affirmation : d'abord, en considérant la bibliothèque en soi, en tant qu'entité porteuse d'objectifs, de valeurs et d'enjeux ; ensuite, en la comparant avec d'autres institutions plus ou moins proches d'elle, que ce soit dans le secteur culturel ou dans celui de l'information.
La bibliothèque publique est une collection mise à disposition d'un public indéfini. En quoi cette définition volontairement vague (quelle collection ? Quels publics ?) En fait-elle une entité politique ? Elle ne le fait pas en soi, mais peut le faire si on se réfère à la fois au pourquoi et au comment : pourquoi mettre à disposition » ? Comment « mettre à disposition » ?Je voudrais insister sur ce point car il me semble qu'en la matière on confond trop souvent deux registres : celui des objectifs et celui des moyens. La bibliothèque publique est politique à la fois par les objectifs qu'elle poursuit et par les moyens qu'elle met en oeuvre.
Inutile d'insister ici sur l'indécision qui règne sur les objectifs assignés aux bibliothèques. Ce ne sont pourtant pas les textes qui manquent.
» La bibliothèque est un service public nécessaire à l'exercice de la démocratie. Elle doit assurer l'égalité d'accès à la lecture et aux sources documentaires, pour permettre l'indépendance intellectuelle de chaque individu et contribuer au progrès de la société. » (Charte des bibliothèques, CSB, 1991 article 3)
Élus et intellectuels assignent, eux aussi, un rôle politique à la bibliothèque. Voici, en effet, comment ils la désignent :
Jean-Paul Frankum (adjoint au maire d'Arles) : « Espace culturel de base qui doit s'incorporer harmonieusement dans l'organisation urbaine et contribuer ainsi, en relation intime avec les autres organes de la vie culturelle, de l'action éducative, de l'action sociale, à assurer la respiration profonde de la cité. » (La Bibliothèque dans la cité, BPI, 1993)
Yannick Guin (adjoint au maire de Nantes) : « La subversion quotidienne contre les valeurs établies, les situations acquises, les lieux communs, les certitudes admises, la dictature des beaufs, la culture marchande, la censure et les intégrismes de toute nature. (La Bibliothèque dans la cité, BPI, 1993)
Quant à Régis Debray, il souhaite des contre-feux à la culture télévisuelle de masse : « Contre-feux qui s'appellent l'université, la bibliothèque publique, l'école primaire... » (Res publica & Culture, Ville de Montreuil, 1993)
Hadrien, jeune usager, a lui aussi une vision ambitieuse de la bibliothèque : « Une bibliothèque, c'est toujours un lieu où on puisse flâner. Si c'est compartimenté, c'est foutu... C'est vraiment un lieu où on doit pouvoir aimer s'attarder, un lieu de perdition alors que la bibliothèque est considérée surtout comme un lieu d'efficacité. » (cité dans Michèle Petit, Chantal Balley, De la bibliothèque au droit de cité: parcours déjeunes, BPI, 1997)
On pourrait égrener encore longtemps ces citations qui montrent une attente semblable : celle d'un lieu différent, autre, un peu de côté, un lieu de respiration, de résistance. C'est sans doute faire beaucoup d'honneur aux bibliothèques publiques. C'est aussi les désigner clairement comme un lieu de liberté (d'opinion, de pensée), donc comme un lieu politique.
Un autre objectif, lui aussi politique, est assigné aux bibliothèques : c'est la formation. Or, dans une république fondée sur la formation des citoyens (et où l'école est une passion politique, la seule, ou la dernière, capable de faire descendre des centaines de milliers de personnes dans la rue), la formation est un enjeu éminemment politique. La proximité revendiquée avec le service public éducatif n'est donc pas innocente : elle est une tentative de faire légitimer la bibliothèque au même titre que l'école :
« La bibliothèque publique n'est, il faut le répéter, ni un service de luxe ni une oeuvre de bienfaisance. C'est un service public aussi utile que l'école » (Michel Bouvy, 1967)
« À l'instar de l'instruction au XlXesiècle, la lecture doit être reconnue comme un véritable service public. C'est aux bibliothèques qu'il appartient d'assurer ce service. (Commission Bibliothèques et lecture publique du VIe Plan, 1970)
« L'adoption d'une loi sur les bibliothèques serait, mutatis mutan-dis, une manière de traiter la lecture publique et ses agents de la même manière que l'éducation. » (rapport Vandevoorde, Les Bibliothèques en France, Dalloz, 1982)
"Nul n'a jamais contesté que la lecture publique, comme l'instruction publique, devait être un service public. » (rapport Yvert, Décentralisation et bibliothèques publiques, 1984)
" La lecture publique, si elle est devenue souvent le fer de lance de la politique culturelle de certaines collectivités, n'a pas encore trouvé sa juste place dans nos institutions, à côté de l'école, comme le souhaitait Jules Ferry. » (rapport du président du Conseil supérieur des bibliothèques, 1995)
Ces différents extraits montrent clairement l'ambiguïté du rapport avec le monde éducatif : la proximité entre la bibliothèque et l'école est niée parce que les bibliothécaires ont construit leur identité professionnelle contre la profession enseignante ; mais, en même temps, la proximité entre la bibliothèque et l'école est revendiquée parce que la fonction éducative de la bibliothèque est un des éléments forts de sa légitimité : légitimité politique, légitimité sociale.
Ces objectifs (implicites ou non), ces attentes, ces ambitions, ces enjeux, sont mis en oeuvre dans un lieu : la bibliothèque. C'est justement la question du lieu qui me ramène à celle des moyens : la bibliothèque n'est pas virtuelle, désincarnée, abstraite, utopique. Elle est, au contraire, ancrée dans l'espace, et spécifiquement dans l'espace de la ville, dans l'espace urbain comme dans l'espace civique.
Le fait pour la bibliothèque d'être logée dans un bâtiment public renforce le caractère politique de son activité. Parce qu'elle est « maison commune » (Jean-Pierre Rioux), un lieu où la communauté est virtuellement rassemblée, c'est-à-dire où elle peut se rassembler. Un lieu rassembleur, fédérateur, entre générations, entre statuts scolaires ou sociaux, entre usages, attentes, curiosités, besoins... L'ouverture matérielle du bâtiment de la bibliothèque est une ouverture symbolique à l'ensemble de la population - même si l'on connaît les limites (socioculturelles) à une telle aspiration. La bibliothèque n'est pas utopique parce qu'elle serait sans lieu, un lieu qui n'existe pas, mais elle est utopique parce qu'elle met en oeuvre cette utopie du rassemblement. Elle est utopique parce qu'elle crée un espace public.
Le discours des architectes est très clair sur ce point : Laurent Baudouin (architecte de la médiathèque de Poitiers) : « Il ne faut pas complètement fragmenter l'espace, car on finirait par séparer tout le monde. La bibliothèque a toujours besoin d'un grand espace unificateur. » Gérard Thibault (architecte de la médiathèque de Saint-Herblain, où enfants et adultes cohabitent dans le même espace) : "Tout le monde trouve sa place en face du même spectacle. Il y a une communauté du livre. Les petits sont dans le même bocal que les grands, dans le même rêve et dans le même livre. " Pierre Riboulet (architecte de la bibliothèque de Limoges) : À Limoges, j'ai pensé la bibliothèque comme un seul volume. C'est peut-être toujours le syndrome de la Nationale : on se dit qu'on va dans une bibliothèque pour être dans une belle salle, une salle unique d'une certaine façon, dans la mesure où ce dont on a le plus besoin aujourd'hui dans la société où nous vivons, c'est cette recherche, cette rencontre de l'unité, parce qu'on est dans un univers tellement éclaté, tellement dispersé, tellement séparé. Alors, il me semble que la bibliothèque est l'endroit de l'unité, comme le livre est un endroit d'unité aussi... » (cités dans Anne-Marie Bertrand, Anne Kupiec, Ouvrages et volumes: architecture et bibliothèques, Cercle de la Librairie, 1997)
Dans ce lieu, unique, unificateur, rassembleur, des collections sont acquises, organisées, diffusées. Ces collections contribuent, pour chacun, à l'information, à l'acquisition de connaissances, à la formation intellectuelle, à la construction de soi. Elles sont (elles veulent être) un récit intelligible du monde. Elles aident chacun à comprendre et donc à maîtriser le monde dans lequel il vit, à être acteur de sa propre vie. Action publique, rôle politique.
Aujourd'hui, de nouvelles modalités dans le partage du savoir et l'accès à l'information sont mises en oeuvre. Quel que soit leur nom, nouvelles technologies de l'information et de la communication ou société de l'information, l'enjeu est le même: comment les bibliothèques peuvent atténuer les risques d'un nouveau découpage (info-riches/info-pauvres) ? Comment peuvent-elles continuer à promouvoir un accès démocratique à l'information ? Comment, à l'image des bibliothécaires américains, les bibliothécaires français peuvent défendre « les intérêts du public, les droits du lecteur, face à la privatisation de la connaissance qui s'installe ? (Hervé Le Crosnier, « Pour un développement conjoint d'Internet et des bibliothèques », BBF, n° 3, 1998)
Ces objectifs, cette inscription dans l'espace public donnent des responsabilités à la bibliothèque.
Lors d'un colloque récent, on a ainsi pu entendre cette affirmation : "Devant l'affaiblissement des institutions dans les banlieues, la bibliothèque reste un des rares services publics de socialisation qui permet de lutter contre les processus et les idéologies d'exclusion. » La bibliothèque ? Non, il s'agissait ici de l'école et cette phrase a été prononcée au récent colloque de Lyon sur la réforme des lycées (Le Monde, 02-05-98). Pourquoi vous lire cette citation en la truquant ? Pour souligner la proximité des attentes qui pèsent aujourd'hui sur la bibliothèque comme sur d'autres institutions républicaines, au premier rang desquelles, évidemment, l'école. C'est ce jeu de la proximité et de la spécificité que je voudrais examiner dans la seconde partie de mon intervention.
La revendication de responsabilités politiques pour les institutions culturelles est de mise depuis longtemps ; citons, en guise d'illustration, le " théâtre service public » de Jean Vilar. Le théâtre, dans sa version historique de « théâtre populaire », avait pour ambition de former le citoyen. Comme les révolutionnaires assignaient au musée un rôle éducatif ("où le père mènera son fils »), comme ils assignaient à la bibliothèque (les futures bibliothèques de district, qui ne verront pas le jour) de » devenir l'école de tous les citoyens ».
Le mariage (le concubinage ?) de la culture et du politique est ancien. Aujourd'hui, il trouve une nouvelle vigueur. J'en citerai quatre témoignages, deux émanant du secteur culturel et deux du monde politique.
Dans le secteur culturel, les musées comme les archives revendiquent aujourd'hui un rôle politique, même si c'est sur deux registres différents.
Françoise Cachin, directeur des Musées de France : « Tant mieux si les musées sont des hauts lieux touristiques, des magasins d'images sacralisées et, pourquoi pas, comme on le dit, de nouveaux lieux de culte ! Mais la véritable mission qu'ils ont à préciser et à assurer est d'ordre éducatif. Développer le lien avec l'école, avec le public scolaire, est un des enjeux du musée, qui est peut-être en train de devenir l'analogue de ce que fut longtemps l'école, comme le dit Malraux : « Nous devons faire pour la culture ce que Jules Ferry a fait pour l'instruction ». À l'image de la lecture à l'école tend à se substituer celle de la visite au musée (...). Aujourd'hui, ces lieux de culte et de résistance - contre l'éphémère, le zapping, la vulgarité, la puissance des images médiatiques -, qui sont aussi des lieux de plaisir et d'éducation, me paraissent plus que jamais nécessaires. » (« Musées : du patrimoine à l'éducation », Le Débat, n° 99, 1998, p. 112)
Henry Rousso, historien, directeur de l'Institut d'histoire du temps présent : « Les archives ne sont plus seulement l'objet d'un débat entre professionnels, elles ne sont plus uniquement un sujet de polémique autour de la mémoire d'événements tragiques, mais elles deviennent peu à peu un objet de politiques publiques, qui charrie des enjeux beaucoup plus profonds. En ce sens Alain Erlande-Brandenburg , Directeur des Archives de France de 1994 à 1998, a raison de souligner que les archives ressortissent d'une politique du patrimoine au même titre que les bibliothèques et les musées, objets de toutes les attentions de l'Etat et des collectivités locales depuis bientôt vingt ans (...). Toutefois, la question des archives ne peut être comparée sans précautions à celle des bibliothèques ou des musées. » Pourquoi ? Parce que les archives gèrent des « documents qui n'avaient pas, au moment de leur production, vocation à être rendus publics. Au contraire du livre ou de l'oeuvre d'art, l'archive soulève de nombreuses questions telles que l'étendue du droit à l'information qui s'oppose, par nature, à la nécessité, louable ou condamnable, du secret. » (« Quel lieu pour la mémoire nationale ? », Le Débat, n° 99, 1998, p. 155)
Ces deux citations permettent d'élargir et de préciser le champ de mon interrogation (du paradoxe que je signalais en commençant) : la bibliothèque, le musée, l'archive jouent un rôle politique aussi parce qu'elles et ils sont dans un temps différent, dans un temps autre, à la fois temps de l'accumulation et de la conservation, mais aussi temps de la résistance à l'éphémère et temps de la mémoire. Et encore, ils et elles jouent un rôle politique parce que s'exerce, dans leurs collections, une confrontation entre la publicité (rendre public) et le secret, confrontation qui débouche sur le droit à l'information. Ils (elles) contribuent ainsi à instituer les formes de l'espace public.
Avant d'y revenir, je vous cite les deux témoignages politiques.
Le premier extrait est tiré du document gouvernemental « Préparer l'entrée de la France dans la société de l'information , : « Les bibliothèques de lecture publique forment le réseau d'institutions culturelles le plus dense de France. Plus de 6,5 millions de personnes y sont inscrites. La diffusion d'Internet peut favoriser le rééquilibrage culturel du territoire ainsi qu'une diffusion plus large et plus égalitaire de la culture. Les bibliothèques peuvent devenir l'un des lieux majeurs de l'appropriation culturelle des technologies de l'information et de la communication par le public. »
La dernière citation n'est pas sur ce registre de la démocratisation du savoir et des usages. Elle émane de Pierre Vial, nouveau premier Vice-président de la commission des affaires culturelles du conseil régional de Rhône-Alpes et, comme vous le savez, membre du Front National : « Il est nécessaire, indispensable, de lier en permanence guerre culturelle et combat politique. Car il serait vain de prétendre assumer le pouvoir politique sans avoir la maîtrise du pouvoir culturel (...). Nous allons tout droit vers une guerre ethnique et cette guerre sera totale. Il faut donc préparer mentalement, psychologiquement, moralement et physiquement le plus grand nombre possible de nos compatriotes à cette perspective (...). Le fascisme a su intégrer les analyses perspicaces du marxiste Antonio Gramsci, qui attribue au combat culturel un rôle décisif dans la conquête et l'exercice du pouvoir. » (Le Monde, 03-05-98)
Je ne parle pas d'un monde qui n'existerait plus que dans les livres d'histoire, je parle d'aujourd'hui, de 1998, ou de 1997. Puisque c'est en 1997 que le directeur de la bibliothèque d'Orange écrivait dans son rapport d'activité, destiné à ses élus : « La médiathèque doit être la vitrine idéologique de la municipalité. »
On retrouve ici le paradoxe que je soulignais tout à l'heure : on reconnaît, plus ou moins explicitement, le caractère politique de l'activité de la bibliothèque - dans les deux sens : le rôle de la bibliothèque dans la formation de l'espace public, mais aussi dans la lutte pour la conquête des esprits, c'est-à-dire dans la conquête du pouvoir. Mais, en même temps, la bibliothèque n'est pas reconnue comme une institution politique, et son action, ses acteurs, ses usagers et ses usages ne sont pas protégés ou encadrés comme le sont ceux des institutions politiques. Je m'explique.
L'école est, je le disais, un dispositif essentiel dans l'apprentissage de la citoyenneté et de la démocratie, et donc dans la vie de la république. Ce principe a encore récemment été affirmé dans le rapport de Philippe Meirieu, « Quels savoirs enseigner dans les lycées ? : « Toutes ces activités visent à favoriser la transmission des savoirs, qui est l'occasion privilégiée de l'apprentissage de la citoyenneté : à travers cette transmission, le lycée enseigne aux élèves les attitudes fondatrices de la probité intellectuelle et de la recherche de la vérité. Il développe chez eux esprit critique et vigilance à l'égard de toutes les formes de manipulation et de totalitarisme. Pour cela, il s'attache à éclairer les enjeux de notre société à travers la présentation de la culture héritée de notre histoire. » (« Principe 2 Le Monde, 29-04-98)
Les exigences intellectuelles ou scientifiques qu'appelle cette mission pourraient, à bon droit, trouver place dans les bibliothèques. Ce n'est pas le cas.
De la même façon, je veux dire dans la même veine paradoxale, les enseignants, dans leur statut, sont protégés contre d'éventuelles dérives : Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions de la présente loi, les principes de tolérance et d'objectivité. (Loi du 26-01-84 sur l'enseignement supérieur, article 57) On n'en impose pas autant aux bibliothécaires.
Les téléspectateurs sont protégés, selon la loi : « la communication audiovisuelle est libre. L'exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise, d'une part par le respect de la dignité humaine, de la liberté et de la propriété d'autrui, du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion (Loi du 17-01-89 relative à la liberté de communication, article premier).
Les usagers des bibliothèques n'ont pas la même protection. La presse écrite se dote de médiateurs et de codes de déontologie. Pas les bibliothèques.
Dans le secteur culturel, des exigences scientifiques sont de droit tant dans les musées (authenticité des oeuvres) que dans les archives, dont les documents sont soumis à l'analyse critique. Le statut des conservateurs du patrimoine reconnaît leurs responsabilités scientifiques et intellectuelles : « Les conservateurs du patrimoine exercent des responsabilités scientifiques et techniques visant à étudier, classer, conserver, entretenir, enrichir, mettre en valeur et faire connaître le patrimoine. Ils peuvent participer à cette action par des enseignements ou des publications. » (décret 90-404 du 16 mai 1990 pour les conservateurs d'État, repris mot pour mot dans le décret 91-839 du 2 septembre 1991 pour les conservateurs territoriaux du patrimoine)
Pourquoi cette exigence de scientificité, cette exigence intellectuelle, ne se retrouve-t-elle pas dans les bibliothèques ? Ou, plus exactement, pourquoi est-elle soumise à la libre interprétation des bibliothécaires, sans qu'aucune règle ne leur soit imposée, mais sans, non plus, qu'aucune protection ne leur soit assurée ? Pourquoi, dit autrement, la formation des bibliothécaires, depuis des années, est-elle axée sur le contenant et non sur le contenu ? Ou, dit encore autrement : pourquoi des textes faux, racistes, manipulateurs, falsificateurs, porteurs de violence et de haine seraient-ils un objet de scandale à l'école, au musée, dans les archives, mais pas à la bibliothèque ? Pourquoi, dit encore autrement, les pressions politiques peuvent-elles s'exercer à l'encontre des bibliothèques, mais pas (presque pas, beaucoup moins en tout cas) à l'encontre de l'école, des musées, des archives ? Pourquoi, enfin, accepte-t-on, parce que finalement on l'accepte, que des pressions politiques s'exercent à l'encontre des bibliothèques ?
Voilà le coeur du paradoxe que je m'efforce de mettre en évidence aujourd'hui : les bibliothèques publiques sont dans cette situation paradoxale, à vrai dire intenable, de revendiquer (ou de se voir reconnaître) un rôle politique, sans qu'aucune obligation ni aucune protection ne leur soit assignée ou reconnue en regard.
Parler de rôle politique signifie une responsabilité intellectuelle. Les bibliothécaires se sont sans doute trop éloignés de leurs collections et de leur contenu. Je pense qu'il est maintenant important, voire urgent, de revenir à une vraie responsabilité scientifique et intellectuelle. Je dis bien scientifique et intellectuelle : je ne dis pas gestionnaire ni technique. Le bibliothécaire ne peut se contenter d'être le maître des secrets du management public ou le grand horloger des procédures bibliothéconomiques. Il doit, d'abord et surtout, exercer ses compétences et ses responsabilités sur le contenu des collections. Ce rôle (politique) des bibliothèques et cette responsabilité (intellectuelle) des bibliothécaires peuvent être, doivent être, reconnus dans des textes. C'est à l'ABF, comme dans d'autres enceintes, que nous devons faire avancer cette idée. Le rôle politique de la bibliothèque ne peut s'exercer sans responsabilité intellectuelle ni protection statutaire. La protection ne se conçoit pas sans la responsabilité, ni la responsabilité sans la protection.
On dit souvent que « Le livre n'est pas un produit comme les autres, ni la lecture une activité culturelle comme une autre (...). La lecture est l'activité culturelle de base. À la fois la plus accessible et la plus complexe, la plus porteuse d'ouverture et la plus propice à l'expression des solidarités. » (La Politique culturelle 1981-1991, ministère de la Culture, 1991)
La lecture ne sera ni accessible ni complexe ni porteuse d'ouverture ni propice à l'expression des solidarités, si la bibliothèque comme les bibliothécaires demeurent sans responsabilités et sans protection. Parce que cela voudrait dire que la bibliothèque n'est pas dans l'espace public, mais dans l'espace économique, marchand (qu'elle est une « FNAC gratuite »), ou qu'elle est dans l'espace idéologique (où se prépare la conquête du pouvoir).
Voilà, certes, un changement dont les bibliothécaires se seraient bien gardés d'être acteurs. Mais c'est un changement lourd de conséquences et porteur d'enjeux, qu'il est important d'analyser pour mieux l'évaluer et y répondre..