Index des revues

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    A la manière d'Emile Zola...

    Une soirée à la B.N.

    Par André THILL, conservateur Bibliothèque et aux Archives des Musées Nationaux.

    Ce soir là, les concierges de la rue de Richelieu qui prome- naient leurs chiens n'en croyaient pas leurs yeux. Cette ar- tère, d'ordinaire si calme quand tombait la nuit estivale, se remplis- sait d'un flot ininterrompu d'indivi- dus portant des badges sur la poitrine où l'on pouvait lire ce message énig- matique «IFLA - PARIS - 1989». Plus les minutes passaient et plus les trottoirs étroits se noircissaient d'une joyeuse cohue que les bouches de métro Bourse et Palais-Royal expul- saient régulièrement.

    Impressionné par l'imposante et austère façade de la Bibliothèque nationale dont les hauts murs sévères contrastaient singulièrement avec la grâce modeste de sa petite bibliothè- que provinciale, Alain remontait d'un pas hésitant la longue file de collè- gues étrangers qui attendaient, sage- ment alignés, de pénétrer dans ce vénérable temple de la mémoire na- tionale. Il y avait là des allemands au physique athlétique, dominés par la haute stature du président Hans Peter Geh, de blondes scandinaves au teint frais, un groupe d'américains accom- pagnes de leurs plantureuses épou- ses, dont la prestance s'opposait à la silhouette discrète des asiatiques qui parlaient entre eux avec des voix haut perchées. Jetant une note pitto- resque dans cette queue bigarée, Alain apercevait quelques écossais arbo- rant chaussettes et kilts aux couleurs de leur clan, une procession d'ira- niennes en tchadors noirs, un cortège d'arabes en longues djellabahs coif- fés d'un keffieh et une délégation de ravissantes indiennes en saris de soie peinte. Face au grand portail de la bibliothèque et débordant largement sur la chaussée, un conglomérat compact de bibliothécaires français, s'interpelant de loin, s'esclaffant bruyamment, se saluant avec force démonstrations, observaient d'un air goguenard le long défilé que dis- tillait goutte à goutte la petite porte d'entrée.

    Absorbé par la contemplation de cet interminable flot humain qui passait devant lui, Alain se sentit soudain soulevé par une véritable lame de fond qui déferla contre l'immense porche. Un instant après, il fut entraî- né par un courant d'où surgissaient des têtes, des coudes, des mains qui exhibaient des cartons d'invitation, bousculant au passage les deux hô- tesses habillées de chatoyantes toi- lettes révolutionnaires, chargées de contrôler les entrées et d'endiguer ce fleuve impétueux qui se déversait dans la cour d'honneur.

    A l'intérieur, après le passage tumul- tueux de l'étroit défilé, le torrent fougueux des porteurs de badges s'élargissait en un lac paisible, agité seulement de quelques vaguelettes qui venaient s'éteindre au pied des hauts murs en longues et molles ca- resses.

    Autour de lui, Alain attrapait cà et là des bribes de conversations familiè- res où il était souvent question de manuscrits, de bibliographies, de catalogues, de couv. ill. en coul., qui le rassurèrent. Il se retrouvait dans son élément. S'approchant d'un petit groupe, il entendit parler de boissons inconnues, nouvelles sans doute et en usage à Paris. Il y était question d'«eau-dite», de «CD Rhum», de «thés aux russes», qu'on pouvait se procurer auprès d'un serveur appelé SUNIST. Plus loin, un joyeux drille, que les autres appelaient PANSU, peut-être à cause de sa taille ronde- lette, brandissait des bouteilles de vin rouge marquées sur l'étiquette de l'appellation «Cuvée IFLA 1989» en criant «l'ABF nouveau est arrivé».

    Trônant en haut du péron, entouré de son état-major portant ostensiblement cocarde ou fleur tricolore, le maître des lieux accueillait en souriant le long cortège des heureux élus qui, parfois au prix de multiples intrigues auprès des détenteurs des précieux cartons d'invitation, avaient pu se procurer les inestimables sauf-con- duits donnant accès aux festives agapes escomptées. Sitôt franchi le tambour de la porte conduisant au vestibule de la grande salle des imprimés, une rumeur loin- taine s'insinuait le long des larges couloirs, s'enflait à mesure que l'on s'approchait du jardin Vivienne. Ce bourdonnement assourdi mais insis- tant laissait pressentir aux oreilles perspicaces, gavées de communica- tions rébarbatives, de discussions byzantines, de débats assomants, que des motifs de satisfaction peut-être moins intellectuels mais au demeu- rant fort agréables, les attendaient là- bas.

    Le spectacle qui s'offrait aux yeux des congressistes sur le seuil du jar- din avait de quoi surprendre les familiers du quadrilatère Richelieu qui avaient l'habitude de traverser l'austérité monacale de cette cour caillouteuse pour se rendre à l'obs- cure salle des commissions.

    Perçant la clarté crépusculaire de cette douce soirée d'été, des guirlandes rutilantes, des lampions multicolo- res, accrochés aux branches des ar- bres, se balançaient, projetant une lumière féerique et joyeuse au-des- sus d'une foule en mouvement qui se pressait contre d'immenses tables couvertes de nappes blanches sur lesquelles s'alignaient, comme à la parade, des centaines de verres, des pyramides de serviettes de papier, des piles d'assiettes.

    Débouchant précipitamment des bouteilles de champagne qu'ils reti- raient de grands bacs à glace, une cohorte de garçons, coiffés de larges canotiers, s'empressaient de remplir les verres qui disparaissaient avec une célérité donnant le vertige.

    Devant eux, l'atmosphère devenait tumultueuse. Des centaines de mains se tendaient fébrilement, plongeant dans les coupelles remplies à ras bord de graines salées, saisissant les ver- res à peine remplis, disputant aux serveurs les plateaux où s'entassaient pêle-mêle canapés, quiches, pizzas, petites saucisses, radis, tranches de saucisson, galettes, tartelettes et au- tres mignardises.

    Au fond de la cour, juché sur une estrade de bois, un orchestre de bal musette s'essouflait à jouer valses et mazurkas, tentant de couvrir l'in- tense brouhaha qui mon- tait à la façon de la basse continue d'un orgue gi- gantesque qui grondait. s'amplifiait, se dilatait. passant du grave à l'aigu. utilisant toute l'ornemen- tation de ses jeux et tou- tes les inflexions de ses changements de timbre. Emergeant de ce fond sonore jaillissaient les détonations des bouchons de champagne, se croi- saient des appels, écla- taient des rires, mêlés en un tumulte confus. Lorsqu'arrivèrent les plats recouverts de vian- des délicatement posées sur des feuilles de salade. accompagnées d'un foi- sonnement de bonnes choses qu'une armée de garçons empressés brandissaient à bout de bras au-dessus des têtes, ce fut presque une émeute.

    Etait-ce la longueur des interventions de la journée, écoutées dans la grande salle du Palais des Congrès avec une attention un peu distraite, qui avait contribué à creuser les estomacs de ces intellectuels, habituellement davantage gavés de discours offi- ciels que de douceurs gastronomi- ques ?

    De toute façon, ces nourritures ter- restres qui s'étalaient à profusion sous les yeux effarés d'Alain agissaient sur les congressistes comme un ai- mant attirant à lui les plus petites parcelles de métal. De tous côtés, des mains, des bras, des tentacules sur- gissaient, virevoltaient, s'entrela- caient dans un prodigieux mouve- ment centripète faisant valser les assiettes en un terrible maëlstrom.

    Bientôt, la cour entière ne fut plus qu'une monstrueuse ondulation humaine, une marée montante qui avait fini par submerger jusqu'à la rue Vivienne, ce soir là interdite à la circulation.

    Cette houle, qui battait au rythme de milliers de ventres affamés, était tra- versée de puissants courants dans lesquels progressaient, en zigzaguant, quelques bibliothécaires dévoués partant récupérer, au hasard des buf- fets dévastés, un reliquat de victuailles diverses qu'ils déversaient en une noria continue sur les tables où elles étaient aussitôt englouties dans un désordre parfaitement incohérent.

    Alain, qui venait de terminer une tarte à l'abricot et s'apprêtait à atta- quer une aile de poulet, participait à ce titanesque et convivial bruit de meule de deux mille machoires co- lossales qui broyaient indistinctement toutes productions culinaires avec l'énergie d'une puissante machine- rie. Partout, ce n'étaient que cliquetis grandissant de fourchettes, glouglous de bouteilles qu'on vidait, chocs de verres qu'on heurtait, voix étouffées s'échappant des bouches pleines en un vacarme assourdissant et confus, au milieu d'une surexcitation crois- sante.

    Réparties en divers points de la cour comme des îles au milieu d'une mer agitée de mouvements bouillonnants, des voiturettes de marchandes de quatre saisons proposaient à ceux qui avaient la patience d'en faire le siège, ici des crêpes, là des glaces, là-bas des fruits, et même de la barbe à papa.

    «Au moins, nous ne serons pas ve- nues pour des prunes», lança, les deux mains enfouies dans une cor- beille de mirabelles, une élégante bibliothécaire à l'attention de son amie qui avait commis l'imprudence extrême de visiter d'abord l'admira- ble exposition sur «le patrimoine libéré» et qui contemplait, désolée et résignée, les nappes blanches rava- gées sur lesquelles gisaient des dé- chets de repas, des bouteilles vides... et un choco-BN.

    A présent, la fête battait son plein. La musique de guinguette jouée par l'orchestre déchaîné essayait de dominer le bruit émis par cette ivresse hurlante, attirant sur le podium des grappes vivantes aux visages rubi- conds qui s'agglutinaient, virevol- taient, sautillaient, trépignaient, tour- noyaient, se trémoussaient, se bous- culaient, parmi les éclats de rire et les crissements de barquettes en papier de petis fours qu'on écrasait.

    Observant la foule qui tanguait d'hi- larité, René Rémond, le sérieux pré- sident du Comité d'Orientation de la Conférence de Paris, constata, com- plètement effondré : «ce n'est plus la BN, c'est le carnaval de Romans !»

    Mais, soudain, la «lambada», un air à la mode, rythmé par un accordéon endiablé, engendra une longue fa- randole ondoyante aspirant sur son passage de jeunes couples de dan- seurs qui se balançaient, se contor- sionnaient, oscillant du buste et des reins, le visage rayonnant.

    Heurté de toutes parts, balloté, cha- huté, happé par ce tourbillon qui noyait en un raz-de-marée furieux cette énorme confusion d'hommes et de femmes, l'Administrateur de la BN, la tête couverte d'un canotier comme on en voit au bal de la Gre- nouillère, s'écria, ravi :«je n'ai pas connu ici un tel climat depuis l'an mil».

    Tout à coup, de cette gigantesque bacchanale retentit l'exclamation incongrue «vive le Roi» qui sembla à Alain bien paradoxale en cette année de la célébration du bicentenaire de la Révolution française. Interloqué et choqué, il s'approcha de la foule qui s'égosillait, tendit 1 ' oreille et com- prit sa méprise. «Vive Le Roy Ladu- rie» clamait-on alors que la lumière des lampions s'éteignait.

    Rasséréné, fourbu mais heureux, Alain abandonna ce jardin des déli- ces où, en cette nuit du 24 Août, il avait eu le privilège de cotoyer la fleur la plus fine de la bibliothécono- mie internationale.