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    Les murailles s'écroulent

    L'impact de l'ère électronique sur les bibliothèques et leurs utilisateurs

    Par Joseph A. Rosenthal, Conservateur bibliothèque de l'université de Californie à Berkeley (Etats-Unis)
    Josué prépara la bataille de Jéricho, Et les murailles commencèrent à s'écrouler... (Négro spiritual américain)

    Introduction

    Plus de vingt ans ont passé depuis la nais- sance du format MARC, et il y a presqu'aussi longtemps que le pré- curseur de l'OCLC d'aujourd'hui, l'Ohio collège library center, a com- mencé à produire des enregistrements sur ordinateur pour une poignée de bibliothèques universitaires de l'Ohio. Depuis lors de nouveaux développe- ments techniques se sont succédés pour envahir la scène des bibliothè- ques et des sciences de l'information: normes pour la transmission électro- nique des données, micro-ordinateurs, réseaux de télécommunication locaux, régionaux ou internationaux, servi- ces de documentation en ligne, CDROM, systèmes intégrés de ges- tion de bibliothèques... Nous, biblio- thécaires, nous disons souvent que nous vivons et travaillons dans une période de transition.... mais ce terme n'est plus approprié aujourd'hui. La transition ou le changement ne sont pas un stade, mais un état permanent, quelque chose qui est là pour durer. Le changement est constant dans nos vies, et son rythme est de plus en plus rapide. Dans mon intervention, je voudrais explorer quelques unes des conséquences d'un tel changement, en insistant sur l'utilisation de l'infor- matique dans l'offre des services d'in- formation au sein des bibliothèques.

    Les attentes des utilisateurs

    Un nombre croissant de lecteurs ou de personnes à la recherche d'informa- tions sont déjà "alphabétisés" en matière d'informatique, c'est à dire qu'ils se sentent à l'aise devant des terminaux et éprouvent peu de diffi- cultés à maîtriser les protocoles élé- mentaires d'utilisation des ordina- teurs. Ce savoir les conduit inévita- blement à plus d'exigence lorsqu'ils se rendent compte que l'ordinateur est la clé qui ouvre les magasins de l'information. Quelles sont leurs at- tentes ?

    • Les lecteurs imaginent facilement que les documents de bibliothèques enregistrés dans un catalogue en ligne constituent l'ensemble du fonds d'une bibliothèque donnée, que cela soit vrai ou pas - et malgré des preuves évidentes du contraire : existence d'un catalogue sur fiches bristol ou autres fichiers manuels ;
    • les lecteurs veulent aussi pouvoir, à partir d'un seul terminal, accéder à des références de périodiques ou à des rapports techniques et obtenir les in- formations du catalogue traditionnel. Les utilisateurs aimeraient de plus en plus disposer d'un résumé ou même du texte intégral d'articles ou de rap- ports tout comme de données numéri- ques ou graphiques à partir d'un même poste de travail informatique ;
    • les lecteurs s'attendent à trouver des informations bibliographiques sous toutes les formes et sur tout type de supports : livres, périodiques, cartes, manuscrits, enregistrements sonores, bases de données, films et autres documents audio-visuels ;
    • les lecteurs veulent savoir si l'infor- mation répondant à leurs besoins existe, sans se préoccuper de sa loca- lisation ou de ses modalités d'accès ;
    • les lecteurs veulent pouvoir sélec- tionner des données à partir de n'im- porte quel fichier, combiner et orga- niser des données provenant de sour- ces multiples, saisir ou imprimer les résultats et transmettre l'information à leurs collègues ;
    • les lecteurs veulent pouvoir faire tout cela et avoir accès à toutes ces informations dans les lieux et aux moments qui leur conviennent - au bureau ou à la maison. Ils veulent pouvoir disposer de ces possibilités dans un environnement informatique convivial et fiable. Et par dessus le marché, ils veulent n'avoir rien ou presque rien à débourser !

    Je cite un article d'Anne Grodzins Lipow : "La définition même du cata- logue de bibliothèque est en train de changer, à cause du changement de contenu du catalogue en ligne. Celui- ci contient bien plus que les titres des livres et des périodiques : il peut contenir d'autres informations biblio- graphiques, comme les titres des arti- cles de périodiques ; de nombreuses bases de données, y compris des fi- chiers en texte intégral; il peut conte- nir les acquisitions en cours et des informations sur la circulation des documents (il indique, par exemple, que le document que vous cherchez a été commandé, qu'il a été emprunté, la date à laquelle il doit être rendu) ; il peut donner des conseils sur la ma- nière d'effectuer la recherche dans le catalogue ; il peut contenir des infor- mations sur la bibliothèque et sur les événements internes à l'établissement; il peut être l'instrument grâce auquel la bibliothèque dialogue avec le lec- teur, pour mettre de côté un livre ou fournir des documents. En fait, il est difficile de savoir quelles peuvent être les limites du catalogue en ligne" (1)

    Etant donné toutes ces possibilités, il n'est pas surprenant que l'informa- tion soit perçue comme n'ayant au- cune limite, que se soit en terme de provenance, de support ou de coût de production, d'organisation et de mise en circulation des données.

    Dans quelle mesure peut-on répondre à ces attentes des utilisateurs ? Il y a, j'imagine, peu d'organismes où l'on trouve une proportion importante de ce que je viens de décrire. Il s'agit es- sentiellement de bibliothèques spé- cialisées, consacrées à des sujets très pointus, bien financées - et, peut-être, d'un petit nombre de bibliothèques universitaires. Pour la plupart d'entre nous il y a et il y aura longtemps de nombreux empêchements à la satis- faction de ces attentes de nos lecteurs.

    Les obstacles pour les bibliothèques

    Complexité

    Comme le faisait remarquer récem- ment le Comité d'organisation d'un réseau de bibliothèques aux Etats- Unis : " Plus que jamais, un grand nombre de personnes ont un large accès à un important stock d ' informa- tions ; mais il est faux de prétendre que la profondeur et l'ampleur de l'accès individuel s'accroissent au même rythme que la production de l'information. Le problème est que les gens ne savent pas que l'informa- tion est là, ou même s'ils en connais- sent l'existence, ils n'ont pas une perception très claire de la façon de pénétrer dans le labyrinthe crypté qui l'entoure". (2)

    La complexité croissante du monde de l'information se résume en quel- ques chiffres : l'année dernière 3 893 bases de données étaient disponibles en ligne, provenant de 1 723 produc- teurs et de 576 serveurs. En 1987, le texte intégral de 355 périodiques était disponible à partir d'un seul serveur commercial : Lockheed Dialog. L'in- frastructure du monde de l'informa- tion est en pleine transformation.

    Mais cette complexité croissante provient, dans une certaine mesure, d'un changement d'optique de notre part. Nous, bibliothécaires, tenons pour acquis que 1 ' information de toute origine et sous toutes ses formes peut être mise à la disposition de nos lec- teurs. Dans le passé, nous avions reje- té l'idée de vérifier si l'informatiion recherchée existait dans un autre pays ou sur un autre continent, parce que cette recherche aurait été intempes- tive ou trop coûteuse ; et même si nous en connaissions ou supposions l'exis- tence, il n'aurait été possible d'obte- nir cette information que dans quel- ques cas exceptionnels. Notre per- ception des capacités du monde de l'information a connu une considéra- ble expansion. Cependantrecevoirdes informations des extrémités du monde est plus compliqué que ce que nous faisions auparavant - c'est à dire ex- traire les références de notre propre catalogue et aller chercher les docu- ments sur les rayons de notre biblio- thèque.

    Même à l'échelon local, la complexi- té est la règle plutôt que l'exception. La plupart des bibliothèques de toute taille n'ont pas encore un catalogue général informatisé qui reflète l'en- semble de leurs collections ; même si la plupart ou la totalité des monogra- phies et des titres de périodiques y figure, c'est rarement le cas pour la littérature grise et les documents non- imprimés. Ainsi un éventail croissant de nos ressources n'est pas directe- ment accessible à notre clientèle.

    Formation du personnel et des lecteurs

    Bien que certains usagers des biblio- thèques aient peu d'hésitation ou de difficulté à aborder les terminaux de la bibliothèque et à maîtriser la com- plexité d'un catalogue en ligne, les autres ne sont pas seulement novices face à un terminal, mais aussi embar- rassés, intimidés, voire opposés au changement. Même dans les biblio- thèques étroitement spécialisées, nous pouvons nous attendre à rencontrer un très grand écart entre les niveaux d'instruction dans le domaine infor- matique. Dans les Bibliothèques uni- versitaires la situation est complexe : les collèges et les universités voient s'écouler sans fin un flot de nouveaux utilisateurs.

    Le développement de la recherche pluridisciplinaire fait émerger plus fortement le besoin de formation des utilisateurs et de recours aux conseils du bibliothécaire. Car les chercheurs ont de plus en plus besoin d'explorer des champs qui ne leur sont pas fami- liers et pour lesquels ils ne possèdent pas le vocabulaire spécialisé indis- pensable pour interroger les fichiers.

    Former et entretenir les aptitudes des lecteurs à accéder à l'information, devient de plus en plus difficile au fur et à mesure que croit le nombre de ceux qui ont la possibilité de se con- necter à des bibliothèques et à des bases de données depuis des lieux extérieurs aux locaux des bibliothè- ques. Comment une' bibliothèque peut-elle guider un lecteur à distance? Comment une bibliothèque, quand elle est "fermée", peut-elle aider un lecteur qui travaille sur son terminal à domicile et vient de rencontrer des obstacles techniques et intellectuels ?

    Nos systèmes de catalogues informa- tisés ont omis d'incorporer ou de remplacer de nombreux repères vi- suels perfectionnés, souvent implici- tes, qui se trouvaient sur les anciennes fiches de bristol. Bien que l'ordina- teur ait une capacité potentielle à gérer et organiser les données plus grande que celle des catalogues sur fiches, 1 ' organisation des catalogues manuels était comparativement plus simple et plus cohérente : les étiquettes sur les tiroirs donnaient le plan de classe- ment général ; à l'intérieur des tiroirs, on trouvait des cavaliers, des fiches explicatives (pour les auteurs pro- lixes, par exemple) et des fiches de renvoi. Les fiches elles-mêmes com- portaient de nombreux repères impli- cites : caractères gras pour les vedet- tes, utilisation des majuscules et des minuscules, retrait pour les titres, différents corps de caractères pour souligner les notes bibliographiques ou autres. (3)

    Alors que l'affichage à l'écran de la plupart des catalogues en ligne est une transposition de l'ancien format de fiches, beaucoup de ces repères ont disparu et l'affichage prête à confu- sion, surtout pour les personnes peu familiarisées avec l'informatique et pour les chercheurs néophytes. Cette perte de repères visuels pourrait avoir un effet négatif sur des utilisateurs qui ont besoin de passer d'un système à un autre, d'une base de données à une autre. En passant du catalogue en ligne de différentes universités au RLIN (Réseau d'information des bibliothèques de recherche), à OCLC ou à d'autres systèmes commerciaux (par exemple : NOTIS, GEAC, Inno- vative Interface Inc), on se rend compte au premier coup d'oeil que les affichages bibliographiques sont très semblables. Les styles typographi- ques à l'écran se ressemblent, les enregistrements sont formatés de la même façon, fondés pour la plupart sur les fiches de catalogues manuels. Cependant les stratégies d'accès sont très différentes ! La plupart des utili- sateurs familiarisés avec un système s'attendent à trouver les mêmes pro- tocoles d'accès et les mêmes possibi- lités en passant à un autre système. Il n'en est pas ainsi.

    Si les bibliothèques veulent assurer à leurs lecteurs un niveau suffisant de formation et d'assistance, elles doi- vent d'abord concevoir et mettre en oeuvre des programmes de formation pour les membres du personnel. Dans les grandes bibliothèques publiques ou de recherche, cela implique la diversification des programmes de formation plutôt que la mise en place d'un unique module. Dans toutes les bibliothèques, les programmes de formation doivent être révisés conti- nuellement si l'on veut être en mesure de suivre les changements des techni- ques et des produits documentaires.

    Changement organisationnel et fonctionnel

    Avec le temps le caractère du travail réalisé par les bibliothécaires du ser- vice de référence va changer d'une façon bien plus fondamentale que d'apprendre à maîtriser l'outil infor- matique. Les bibliothécaires vont de plus en plus faire fonction de con- seillers pour leur public, comme le fait le bibliothécaire spécialisé qui souvent devient membre à part en- tière de l'équipe de recherche.

    Les bases de données en ligne comme OCLC, RLIN, UTLAS et Blaise ont produit des données bibliographiques utiles à plusieurs bibliothèques et ont aussi souligné l'importance du per- sonnel non spécialisé dans de nom- breuses bibliothèques. De même que le travail de catalogage et d'autres tâches techniques qui étaient aupara- vant du ressort des bibliothécaires sont réalisés à présent par un corps d'employés moins qualifiés, de même on verra une proportion de plus en plus importante du Service de réfé- rence attribuée à du personnel non bibliothécaire, sauf dans certains cas de consultations spécialisées signa- lées ci-dessus. Dans les grandes bi- bliothèques, il est déjà possible de voir l'afflux de ces nouvelles catégo- ries d'employés qui peuvent être des professionnels, mais sans formation spécifique en bibliothéconomie : les programmeurs ou les analystes sys- tème, les spécialistes des télécommu- nications, les techniciens des médias, les restaurateurs et les techniciens de la conservation.

    Quand autrefois nous pensions en terme de fonds, dans un établissement particulier, nous pouvions construire notre propre fichier bibliographique sans nous préoccuper, comme c'est le cas à présent, de normes, de politi- ques et de pratiques utilisées ailleurs. Aujourd'hui, des pressions politiques s'ajoutent souvent aux problèmes techniques pour intégrer le fonds d'une bibliothèque locale dans un réseau de bases de données à l'échelle régio- nale, nationale, voire internationale. Dans ces circonstances, nous devons suivre les règles, c'est à dire nous conformer aux normes de catalogage et de formatage des enregistrements bibliographiques - et nous devons res- treindre ou éliminer les déviations que nous tolérions par le passé.

    Les changements qui interviennent en n'importe quel point d'un système informatisé se propagent comme une onde au sein de tout le système. Quand nous avions chacun des catalogues distincts qui donnaient accès à un fonds spécifique, intégrer une fiche, ajouter une vedette matière ou une fiche de renvoi avait peu de consé- quence ailleurs. Cela n'est plus le cas dans un environnement informatisé. Le catalogueur ne peut pratiquer l'in- dividualisme ou l'excentricité qu'à ses risques et périls - et sans s'exposer à perturber profondément tout le sys- tème employé, quel qu'il soit.

    Plus généralement, on constate une interdépendance croissante à tous les niveaux de l'organisation des biblio- thèques. Cet effet d'onde propagée oblige, beaucoup plus qu'auparavant, au travail de groupe et à la participa- tion active de l'équipe à l'organisa- tion, à la stratégie de développement et à la prise de décision à l'intérieur de l'organisme. Les différences de for- mation et de qualification entre les différentes catégories de personnel va demander une gestion plus fine de la part des administrateurs de bibliothè- ques.

    Les coûts

    L'avènement de l'informatisation d'une grande partie des bibliothèques et des services d'information a donné de nouvelles dimensions à la gestion financière des établissements. A pré- sent il est reconnu partout que l'auto- matisation n'a pas, en règle générale, réduit les dépenses des bibliothèques; dans la plupart des cas les coûts ont augmenté, mais sont justifiés par une amélioration et un accroissement des prestations. Cette justification évi- dente pour les administrateurs de bibliothèques, n'est pas toujours aus- si évidente pour d'autres et en parti- culier pour les autorités qui attribuent les crédits de fonctionnement. Cela se vérifie surtout lorsque le financement d'une bibliothèque est fondé sur une convention ou sur des pratiques anté- rieures à la technologie actuelle.

    L ' amortissement et le renouvellement des équipements représentent la deuxième dimension des coûts de 1 ' in- formatisation. Les matériels informa- tiques et les logiciels ont une durée de vie affreusement courte. Des généra- tions d'ordinateurs nous ont permis d'avoir accès à l'information plus rapidement et plus efficacement que jamais. Il n'en reste pas moins que devoir renouveler cet équipement dans un laps de 3 à 5 ans représente un défi sans commune mesure avec le rem- placement de l'équipement tradition- nel : bureaux, chaises et rayonnages. En outre, si nous pouvons prédire des développements technologiques qui modifieront notre travail, seule l'ima- gination nous permet d'en appréhen- der la nature. Le plus grand choc sur la fourniture d'informations devrait résulter des développements de la télématique et du vidéotex. Pour que les bibliothèques puissent effective- ment servir leurs utilisateurs et jouer des rôles qui ne se bornent pas à ceux de musées de l'information, nous devrons nous préparer et trouver des moyens pour exploiter ces avancées techniques.

    En ces temps où l'on voit le monde de l'information atteindre les limites de la terre, et même les dépasser, on ne voit plus toujours clairement de quel côté se situent les bibliothécaires. Sommes-nous au côté de Josué et de ses trompettes, faisant sauter les murailles de l'esprit de clocher et de l'isolement qui bloque la libre circu- lation de l'information ? ou faisons- nous partie des habitants de la cité lé- gendaire de Jéricho, défendant nos traditions, nos pratiques particulières qui restreignent notre vision à ce qui se trouve à l'intérieur des fortifica- tions? Nous avons le monde à gagner pour ceux que nous servons, à condi- tion d'y voir clair et d'avoir la volonté de travailler ensemble pour réaliser ce dessein.

    1. - LIPOW, Anne Grodzins. - Impact of an On line Catalog on library staff: not yet ait Roses. (Contribution présentée à la conférence sur les Micro-ordinateurs dans les Bibliothèques, Oakland, Californie, 16 mars 1989. Publié dans les Actes de la Conférence) retour au texte

    2. - Ohio Library Acces System (OLAS). Texte de présentation, 2 novembre 1988. (Greg BYERLY auteur principal). retour au texte

    3. - Voir LIPOW, op.cit. pour une argumentation plus détaillée sur les différences entre les catalogues manuels et les catalogues en ligne. retour au texte