Le financement des bibliothèques universitaires du Tiers Monde
Par Bart U. Nwafor, Université dejos, Nigéria
Traduction Balbine Callou
I e livre de Sam Ifidon,
"Essential of management
for African university libraries", bien
que concernant l'Afrique, semble
résumer avec justesse le système de
financement des bibliothèques uni-
versitaires dans les pays en voie de
développement. Il écrit "Les biblio-
thèques universitaires tiennent leur
budget de l'université dont les ap-
ports financiers se composent de
subventions gouvernementales, de
contributions et de dons privés, de
dotations, de droits payés par les
étudiants, de revenus d'investisse-
ments, ou travaux d'expertises.
La bibliothèque peut avoir des ap-
ports directs provenant de la factura-
tion des photocopies, de pénalités
pour emprunts non retournés en temps
voulu, de ventes de publications ou
d'exemplaires en double, de droits
pour prêts de documents spéciaux...,
La source principale du budget reste
la subvention gouvernementale qui
s'élève à environ 90 % du revenu
total de chaque université... Et la part
moyenne accordée aux bibliothèques
universitaires Africaines de langue
anglaise représente 5 % de la subven-
tion totale revenant à l'université».
Cependant, dans les pays où les uni-
versités sont propriétés à la fois du
gouvernement et d'organisations
privées, le Brésil par exemple, on
peut s'attendre à ce que le système de
financement diffère de celui décrit
par le Dr Ifidon.
Ceci dit, le livre d'Ifidon a été édité
en 1985 et depuis lors d'énormes
changements économiques et sociaux
se sont produits dans les pays en voie
de développement.
Changements économiques
et sociaux
Mentionnons au hasard quelques
événements récents dont la presse
s'est fait l'écho, ces derniers mois :
-
a) Le Fonds Monétaire International,
dans un rapport récent, montre que
les économies des pays du sud du
Sahara se sont détériorées encore plus
qu'il n ' était prévu 1 ' année précédente.
(BBC News, 3 avril).
-
b) Aujourd'hui le taux de change du
naira par rapport au dollar est de 7,50
naira pour un dollar. De janvier 1986
à janvier 1989, la dévaluation du
naira par rapport au dollar a été de
750 %. The Nigerian Guardian, 16
avril 1989, (p. 6) .
-
c) Vingt-huit des pays les plus pau-
vres d'Afrique ont demandé à leurs
créditeurs étrangers d'effacer leurs
dettes et certains d'entre eux sont au
bord d'un effondrement économique
imminent. (BBC News, 9 avril).
-
d) Le personnel et les étudiants de
l'Université de Makerere en Ougan-
da, se sont mis en grève pour la
première fois depuis 1948, date de la
création de l'université. Ils réclament
des salaires permettant de survivre ;
le salaire d'un enseignant débutant
serait de dix dollars par mois en
moyenne. La chute des salaires a
accompagné celle de la devise ou-
gandaise. (BBC News, 2 mai).
-
e) La devise argentine, l'austral, a
chuté par rapport au dollar dans les
récents mois. Si en février un billet
de 1000 australs valait encore 50 dol-
lars, aujourd'hui il n'en vaut plus que
12. (National Concord, 3 mai 1989,
p.8).
La devise argentine a été dévaluée de
80 %, depuis février 1989. (BBC
News, 15 mai).
Inflation galopante, émeutes, état de
siège... Ce sont les termes employés
pour décrire la situation en Argentine
où la devise glisse sur une pente
descendante dont on ne voit pas la
fin, et où l'inflation croît à un rythme
de 2 % par jour. (BBC News, 29-30
mai).
-
f) Depuis la récession mondiale de
1980, survivre est devenu l'unique
préoccupation des nations d'Afrique.
Leur dette collective, alors de 150
billions de dollars, a depuis presque
doublé. En même temps le taux d'in-
térêt de la dette, de 7 % est passé à 35
%. (Nigerian Television Authority
(NTA), Newsweek programme, 18
mai).
-
g) Une grève générale a éclaté au
Venezuela, la première en trente ans.
Au début de février, environ 300
personnes ont été tuées pendant des
émeutes où les grévistes réclamaient
du gouvernement un adoucissement
quant aux conséquences pour eux,
par exemple le doublement du prix
des marchandises, des très dures
mesures économiques adoptées.
(BBC News, 18 mai).
-
h) Les écoles normales se sont mises
en grève pour leur salaire. (BBC
News, 26 mai).
-
i) Un couvre-feu a été instauré dans
la ville nigérianne de Bénin, à la suite
de manifestations estudiantines pro-
testant contre la politique d'ajuste-
ment structurel du gouvernement
(Des manifestations semblables ont
été rapportées depuis dans d'autres
villes du Nigéria, y compris Lagos).
(Voice of America News, 26 mai).
-
j) La dette étrangère du Pakistan
s'élève à plus de 800 millions de
dollars et la plupart des gens ne
mangent que grâce à l'aide du gou-
vernement. (BBC News, 3 juin).
-
k) L'Ouganda a obtenu du Fonds
Monétaire International un crédit de
238 millions de dollars pour le finan-
cement de trois ans de réformes éco-
nomiques. (National Concord, 7 juin,
p. 10).
Dettes massives envers l'étranger ;
plans de paiement de la dette com-
plètement décourageants ; devises
surdévaluées ; emprunts incessants à
l'occident surtout auprès du FMI et
de la Banque Mondiale ; mesures
économiques d'une rigueur contro-
versée apportant avec elles des bou-
leversements majeurs et sociaux ;
émeutes de la faim ; grèves en séries
et manifestations pour 1 ' amélioration
du niveau de vie du citoyen etc... Tels
sont les événements rapportés quoti-
diennement dans les pays en voie de
développement.
L'expérience nigérianne peut nous
servir pour illustrer les effets dévas-
tateurs de l'effondrement des écono-
mies du Tiers Monde sur leurs systè-
mes d'éducation et les bibliothèques
universitaires. Coïncidence, un ma-
gazine d'information connu arécem-
ment mené une enquête sur le sujet et
nous n'avons, pour illustrer notre
propos, qu'à extraire quelques unes
des réflexions recueillies :
-
1) "On ne peut pas éduquer un enfant
affamé. Le problème de la faim doit
être résolu en premier". Un éduca-
teur et critique social.
-
II - "De nombreux étudiants de l'en-
seignement supérieur sont dans l'im-
passe. Beaucoup sautent un petit-
déjeuner et même le déjeuner pour
pouvoir poursuivre leurs études...
Mais la cherté des manuels et le coût
élevé des quelques exemplaires dis-
ponibles enlèvent toute signification
aux efforts faits pour s ' instruire ...Lors
de la dernière foire du livre d'Ife,
beaucoup de ceux qui s'y sont rendus
pour acheter des livres, n'ont tout
simplement pas pu se le permettre.
Certains livres coûtaient moins de 50
naira il y a trois ans ; ils en valent
maintenant plus de 400"...
-
III -"Nous délivrons maintenant des
diplômes à des étudiants qui ne lisent
pas de livres". Directeur du départe-
ment d'anglais.
-
IV - "Je compte sur la bibliothèque
qui n'est pas fournie en documents
puisque 1 ' université n'apas d'argent.
Cela signifie que nous enseignons en
1989 les données de 1979". Un en-
seignant d'université.
-
V - "Nous avons toujours le même
budget depuis cinq ans. Ce qui est
irréaliste si l'on considère que le prix
des livres s'élève tous les jours et que
la valeur de notre devise, le naira, a
chuté". Un bibliothécaire universi-
taire.
Peut-être dois-je ajouter rapidement
que l'état de ma bibliothèque à Jos
est pire que celle de mes collègues.
Pour 1985/86, par exemple, notre
budget total a été de 1.036.648 naira
et est tombé à 766.828 en 1986/87 !
Pire ce budget s'est révélé insuffi-
sant pour nous permettre de garder
nos abonnements à l'étranger que
nous avons dû réduire de 2 000 à 300
titres.
On peut faire encore quelques obser-
vations sur l'état des bibliothèques
universitaires du Nigeria :
-
1 - A Ibadan la faculté de médecine
n'a pu, depuis le deuxième semestre
de 1985, acquérir aucun document,
pas même un exemplaire de périodi-
que .
-
II - Dans certaines bibliothèques,
l'exemplaire le plus récent de quel-
que périodique que ce soit date de
1982.
-
III - Rares sont les bibliothèques
possédant quelques titres de périodi-
ques depuis 1974. Beaucoup ne re-
çoivent plus aucun abonnement
depuis cinq ou six ans .
A l'exception de la Chine qui ne
correspond pas aux pays types du
Tiers Monde et où selon Xiao, les
bibliothèques ont vu leur budget
augmenter de 47 % entre 1980 et
1986 (de 5.216.000 yuan en 1980, à
14.708.000 yuan en 1986), presque
toutes les bibliothèques universitai-
res des pays en voie de développe-
ment semblent avoir subi une dimi-
nution sinon de la subvention qu'ils
recevaient, en tout cas de sa valeur en
pouvoir d'achat. Andrade s'exprime
dans ce sens à propos des bibliothè-
ques universitaires de Minas Gerias
au Brésil "la valeur réelle du budget
d'acquisitionabaissé" . Dans la même
veine, Phiri quant à la Zambie con-
clut à un financement inapproprié et
à peu d'échanges avec l' étranger pour
les documents imprimés, malgré la
quantité commandée hors frontières.
La situation en Tanzanie est encore
pire. Petersen nous informe qu'il est
interdit depuis 1979 d'acquérir des
ouvrages étrangers, mesure dont
Kaungamo conclut avec justesse
qu'elle menace l'existence même des
bibliothèques .
De ce qui précède, il n'est pas exagé-
ré d'affirmer que les bibliothèques
du Tiers Monde sont actuellement au
bord du gouffre. En fait il faut aller
plus loin et déclarer sans ambages
que les conditions d'un état d'ur-
gence sont réunies dans nos biblio-
thèques universitaires.
Cependant c'est sans surprise que
nous voyons certains de nos collè-
gues des pays industrialisés se hâter
de nous rappeler que eux aussi ont
fait l'expérience récente de restric-
tions budgétaires non moins rigou-
reuses que celles que nous subissons;
et de se référer aux exemples donnés
par Wood et Larose. Bien sûr nous
les assurons de notre compréhension
des problèmes posés par la montée
continuelle du prix des livres et des
périodiques et par les cours fluctuants
des devises, néanmoins il faut souli-
gner que ces difficultés sont loin
d'être comparables à celles que doi-
vent affronter leurs collègues du Tiers
Monde : nos devises ont été déva-
luées sans pitié, notre revenu par
habitant a piqué du nez, et alors que
dans la région, les publications étran-
gères constituaient déjà 90 % de no-
tre fonds, ceci ne cesse de s'accen-
tuer. En effet notre édition est paraly-
sée par le manque de papier, d'encre,
de plaques photographiques, de
machines à imprimer ; il y en a d'au-
tant moins qu'il faut les importer.
D'autre part les machines en panne
ne peuvent être réparées faute de
pièces détachées. De sorte que nous
publions de moins en moins, et, iro-
nie, dans nos pays les maisons d'édi-
tion conservent des arriérés de ma-
nuscrits ! Finalement des sentiments
de frustration, déception, désespoir,
impuissance s'emparent de nos quel-
ques auteurs, de ceux qui travaillent
avec l'industrie du livre et des pu-
blics de lecteurs.
Jamais dans l'histoire des bibliothè-
ques universitaires du Tiers Monde,
de tels faits ne se sont produits. Non,
nos bibliothèques ne sont pas en
détresse, mais, redisons-le, au bord
du gouffre. Et là encore, nous avons
à nous plaindre non seulement de ne
pouvoir rien acquérir, mais aussi de
voir les quelques fonds qui nous
restent plus que jamais saccagés et
pillés par le lecteur affamé de livre
qui ne peut plus acheter son propre
exemplaire.
Peut-on sauver les
bibliothèques ?
La question est : peut-on sauver ces
bibliothèques ? Ma réponse est un
oui provisoire eu égard aux trois
suggestions qui me viennent à l'es-
prit :
-
I - Coopération et partage associatif
des ressources par les bibliothèques
en détresse, c'est la panacée habi-
tuelle recommandée par les biblio-
thécaires pour faire face à ce type de
problème. Nos collègues seront peut-
être intéressés de savoir que les bi-
bliothèques universitaires et de re-
cherche du Nigeria ont déjà examiné
cette solution lors d'un séminaire tenu
en 1987, dont les comptes rendus ont
depuis été publiés. Probablement sans
la résolution prise lors de ce sémi-
naire de partager «la pauvreté qui
semble devoir être notre lot pour
encore longtemps», le fonctionne-
ment de nos bibliothèques se serait
encore davantage détérioré.
-
II - Amener les autorités qui finan-
cent les universités à accentuer leurs
largesses et à y inclure les bibliothè-
ques. On présuppose alors que ces
autorités ont des moyens non em-
ployés et qu'une bonne priorité sera
donné aux bibliothèques. Les deux
solutions, l'expérience le montre, sont
chimériques. A mon avis, seul un
miracle, comme l'effacement de la
dette du Tiers Monde par les nations
créditrices, et le rééquilibrage de
l'économie mondiale pourraient
améliorer les choses. A cette occa-
sion, la tendance à vouloir croire que
5 % du budget de l'université suffi-
sent au fonctionnement de la biblio-
thèque, est irréaliste. Les indices
économiques et sociaux, le fait que
très rares sont les bibliothèques uni-
versitaires dans le Tiers Monde
pouvant prétendre à un fonds d'un
million de livres ou plus (la collec-
tion entière de toutes les bibliothè-
ques du Nigéria est estimée à moins
de huit millions d'ouvrages), mon-
trent qu'une allocation représentant
10 % du budget de l'université sem-
ble plus près des besoins.
-
III - La dernière suggestion est 1 ' aide
étrangère qu'on peut illustrer par des
exemples déjà existants :
-
a) l'action de philantropes, person-
nes civiles ou morales, comme Ford,
Carnegie, Rockefeller, le British
Council, l'USIS, Emerson Electric
aux Etats Unis, Tripple As, etc...
-
b) le Comité Australien des biblio-
thécaires collecte régulièrement,
parmi ses membres, des documents
en surplus (et non périmés), et les
envoie aux bibliothèques universi-
taires du Tiers Monde de la région du
Pacifique ;
-
c) des collectes semblables sont or-
ganisées en Grande Bretagne par,
entre autres, le «Ranfurly Library
service», "l'International Campus
Book Link" (Lien international in-
ter-campus pour les livres), le "Text-
book for Africa Project" (Projet des
manuels pour l'Afrique), le "Schools
Partnership Worldwide" (Partenariat
mondial pour les écoles), etc...
-
d) aux Etats Unis, des institutions
comme le Rotary international, la
compagnie "Frères à frères" (Bro-
thers to brothers Inc.) de Pittsburgh,
Dariens (?), etc, rassemblent les sur-
plus des éditeurs et d'autres docu-
ments et les envoient par bateaux, en
containers, toujours, aux pays en voie
de développement ;
-
* e) on sait que des associations de
pays industrialisés ont rassemblé et
donné du matériel à leurs équivalents
infortunés des pays moins dévelop-
pés. A cet égard, je souhaiterais re-
connaître publiquement l'aide signi-
ficative apportée à ma bibliothèque
et saluer la générosité de G.G. Allen
de l'université de Curtin, Ed Walters
de l'université de Dallas (Texas) et
enfin John Hudson de l'université
d'Arlington (Texas). Ces donations
ont peut-être été facilitées par les
contacts personnels et directs que
j'ai pu avoir avec ces personnes,
directeurs des bibliothèques citées.
J'avais découvert, lors de mon congé
sabbatique passé aux Etats Unis il y
quelques années, que nombre de
bibliothèques universitaires possé-
daient des fonds qu'elles auraient
volontiers donnés aux bibliothèques
dans le besoin, si seulement elles
avaient pu identifier ces dernières et
trouver les arrangements appropriés
pour évacuer les fonds en question.
D'autres programmes de collecte
existent certainement, autres que ceux
que je viens de mentionner.
Serait-ce trop demander à une orga-
nisation internationale telle que
l'IFLA, peut-être au début par l'in-
termédiaire de sa Section des biblio-
thèques universitaires, de coordon-
ner une action mondiale ayant pour
but, dans les pays industrialisés,
d'identifier, de rassembler et de dis-
tribuer les publications excédentai-
res ou des équipements et articles de
bibliothèques, pour les pays en voie
de développement ?
Serait-ce excessif de demander à la
Section des bibliothèques universi-
taires, de mettre sur pied, dès mainte-
nant, pendant ce congrès, un comité
de quelques personnes qui examine-
raient cette proposition de plus près
pour déterminer ce qui est faisable ou
ne l'est pas ?
Le monde a relevé les défis des gran-
des catastrophes naturelles, séche-
resses, tremblements de terre, qui ont
frappé des pays développés, en ras-
semblant des fonds ou autres dons
par des intermédiaires tels que le
'"Band Aid", le "Live Aid", le "Sports
Aids", etc... Une catastrophe grave
s'abat en ce moment sur les biblio-
thèques universitaires des pays en
voie de développement, nécessitant
aussi une intervention internationale.
Villa avec justesse s'interrogeait
«après toutes ces aides, pourquoi pas
une aide par le livre ?" . Si cette aide
ne se déclare pas, alors nous n'avons
plus qu'à préparer l'annonce de dé-
cès des bibliothèques universitaires
des pays en voie de développement.
Et dans ce cas, quelle différence si les
directeurs de ces bibliothèques rem-
plissaient les qualifications requises
pour le directeur de la Bibliothèque
publique de Chicago, dans une an-
nonce satirique du Chicago Sun
Times du 11 mars 1985 :
"Expérience : aucune en tant que
bibliothécaire".
Recherchons un administrateur de
premier ordre, coriace, possédant le
charme de Satan, l'énergie de Lee
Iacocca, les talents d'évangélisation
de Billy Graham, la capacité de trou-
ver des fonds d'un Carnegie, Rocke-
feller ou Vanderbilt.
Faiseurs de petits miracles, s'abste-
nir.