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    "La tache qui reste à accomplir est immense"

    Ou les heures d'ouverture des bibliothèques municipales

    Par Louis Yvert,, Chargé de mission Conseil Général de la Seine-Saint-Denis

    Dans un article sur les Bibliothèques territoriales, discours et réalité" (Interlignes, n°19), j'ai indiqué que plus de 15 % des villes françaises de plus de 10 000 habitants étaient encore, en 1987, dépourvues de bibliothèque et que la durée moyenne d'ouverture des bibliothèques municipales centrales était de 20 heures, chiffre qui n'avait pratiquement pas augmenté depuis 1980. Bien que puisés à bonne source, ces chiffres me paraissaient si médiocres que j'avais peine à y croire et je craignais (j'espérais en même temps, il va sans dire) le démenti que pourraient m'infliger les statistiques officielles 1987. Depuis lors, celles-ci ont été publiées, avec une préface, courte et bonne, du Directeur du livre et de la lecture, préface dans laquelle on peut lire que, malgré les importants progrès de ces dernières années :

    • "la tâche qui reste à accomplir est immense",
    • "la réussite des grandes médiathèques, qui focalisent l'attention, ne doit pas dissimuler qu'il y a encore trop d'équipements médiocres, inadaptés, vieillis",
    • "128 villes de 10 000 à 20 000 hab. et 28 villes de 20 000 à 50 000 hab. sont encore dépourvues de bibliothèque".

    Additionnés, ces derniers chiffres donnent 156 villes sans bibliothèque sur les 844 villes de plus de 10 000 hab. que comptait notre pays en 1987 : les 801 communes métropolitaines du recensement de 1982, les 33 communes des départements d'outre-mer et les 10 villes nouvelles, ainsi que le précise le tableau 1 des statistiques. En fait, ce même tableau indique que sur ces 844 villes, 683 ont été "prises en compte dans les statistiques", soit 161 qui ne l'ont pas été. Cela signifie-t-il que ces 161 villes n'ont réellement pas de BM ? Ou bien que certaines en ont une, mais n'ont pas envoyé de rapport ? Je n'ai pas trouvé la réponse dans les commentaires, mais seulement dans la préface : ce sont bien 156 villes qui sont sans BM et par conséquent 5 qui en ont une mais n'ont pas répondu au questionnaire - ce qui fait un total de 688 bibliothèques existant réellement. Ces comptes sont un peu vains lorsqu'on sait que, sur ces 688 bibliothèques, il y en a un bon nombre qui sont encore "médiocres, inadaptées, vieillies". Mais enfin, le constat est là, honnête et terrifiant : cinq ans après le début de la "dynamique de la décentralisation", 18,5 % des villes françaises de plus de 10 000 hab. n'ont toujours pas de BM, chiffre qui correspond à une population de l'ordre de 2,5 millions d'habitants.

    C'est, il faut le souligner, la première fois que de tels chiffres sont mis en évidence. Il faut aussi souligner qu'en les publiant, le nouveau Directeur du livre dément quelque peu non seulement son ministre, mais aussi son prédécesseur, qui écrivait en mai 1986 : "les zones d'ombre sont encore importantes : [en 1983] une centaine de villes de plus de 10 000 habitants n'ont toujours pas de bibliothèque" (préface aux Statistiques 1983).

    On peut en effet rapprocher ainsi les plus récentes déclarations officielles sur le sujet :

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    Tableau 1 des statistiques

    C'est Bernard Shaw, je crois, qui disait "il y a la vérité, il y a le mensonge et il y a les statistiques". N'empêche : pour des chiffres officiels, ce petit tableau fait un peu désordre. Et pour la période 1988-90 (72 établissements créés en 3 ans !), il fait même un peu farce.

    Concernant les heures d'ouverture des centrales, les dernières statistiques permettent de calculer (à grand peine, il faut le dire) des moyennes plus précises que les 20 h avancées dans mon article. Mais il faut d'abord rappeler que les durées d'ouverture des BM ne sont mentionnées dans les statistiques détaillées (qui sont publiées tous les 3 ou 4 ans) que depuis l'édition 1980. Cependant, ces durées ne sont fournies que pour les villes de plus de 10 000 habitants et ville par ville, sans totaux ni moyennes. Par conséquent, l'on ne dispose d'aucun chiffre pour les villes de moins de 10 000 habitants et l'on est contraint, pour celles qui en ont plus, de faire soi-même les additions. Situation étrange, puisque la voie, dans ce domaine particulièrement important, avait été ouverte par le Rapport Vandevoorde. On y trouvait en effet (p.39 des annexes) un tableau sur les horaires moyens d'ouverture des centrales, des annexes de quartier et des bibliobus en 1979, tableau qui constituait une première assez accablante, laquelle aurait donc mérité un suivi de la part de la Direction du livre et (on l'oublie trop) de la lecture. Pour les centrales, les chiffres étaient les suivants :

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    Durées moyennes d'ouverture en 1979

    On peut estimer, d'après ce tableau, que la moyenne était de l'ordre de 26 heures pour les villes de plus de 10.000 habitants et de 11 heures pour les villes de moindre importance.

    La situation des villes de plus de 10.000 hab. en 1987

    J'ai éliminé de mes calculs les 13 villes pour lesquelles l'ouverture indiquée est de zéro, aucune explication n'étant fournie. En effet, si pour Paris, qui n'a pas de centrale, le zéro est compréhensible, il l'est moins pour des villes comme Villeurbanne ou Montrouge qui dépensaient respectivement 95 et 98 F par habitant pour le fonctionnement du service. Je n'ai pas non plus retenu Angoulême, dont les 85 h affichées m'ont naturellement paru plus que douteuses. Par contre, j'ai réintroduit les villes nouvelles dans leur tranche respective de population (cf tableau 1).

    Pour les villes de plus de 100 000 habitants, la moyenne est de 40 h 26. Sur les 45 BM de ces villes, 20 sont ouvertes plus de 40 heures et 15 sont en dessous de ce chiffre.

    Pour les 54 BM classées - dont 30 sont dans des villes de plus de 100.000 habitants - la moyenne est sensiblement la même : 40 h 02. Mais on est surpris par l'hétérogénéité du groupe : 3 bibliothèques sont ouvertes moins de 30 heures et 2 plus de 60 h.

    Avec 68 heures, Toulouse détient le ruban bleu et a des heures d'ouverture 2,5 fois supérieures à celles de Périgueux ou de La Rochelle (27 h) !

    Les chiffres pour 1980

    A partir des statistiques 1980 et en faisant les mêmes fastidieuses opérations, on obtient les chiffres du tableau 2 limité aux villes de plus de 20 000 habitants, faute d'une patience suffisante de la part du soussigné. On peut donc voir - pour les villes de plus de 20 000 habitants en tout cas - que non seulement la situation ne s'est pas améliorée, mais qu'elle s'est légèrement détériorée : 30 h 11 en 1980 et 29 h 24 en 1987. Or, durant la même période et pour cette même catégorie de villes, les effectifs du personnel sont passés de 5 329 à 7 905 et les locaux de 513 417 m2 à 745 165 m2 ( (1) , soit une progression de 48 % pour les premiers et de 45 % pour les seconds.

    Remarques

    1) L'ouverture des bibliothèques est naturellement un des critères les plus importants pour l'évaluation de leur capacité à remplir leur mission. C'est le point 3 de l'article "Evaluation" d'Anne-Marie Bertrand, paru dans le n°19 d'Interlignes, article qui est un sévère mais évident constat de carence et dont l'importance n'a pu échapper ni aux professionnels des BM ni aux experts de l'avenue de l'Opéra. Le problème des horaires devrait en fait être étudié avec soin par l'administration centrale, autant sinon plus que d'autres : les maires sont en droit de le lui demander et on peut espérer qu'ils le feront.

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    Durées moyennes d'ouverture en 1987

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    Durées moyennes d'ouverture en 1980

    2) Les moyennes ci-dessus sont naturellement parcellaires. Elles ne concernent que les villes de plus de 10 000 habitants et que les centrales, alors que les chiffres concernant les villes moins importantes et les bibliothèques de quartier sont régulièrement envoyés par les municipalités au Ministère de la culture. Pour les quartiers notamment, l'annexe 2 au rapport annuel comporte une mine de renseignements dont on ne peut que regretter la non-exploitation.

    3) Dans les villes de moins de 10 000 habitants, on peut espérer que la durée d'ouverture a augmenté depuis 1980. Mais il est douteux que cette augmentation soit considérable puisque c'est précisément dans ces villes que les effectifs du personnel ont le moins augmenté (tableau 34 des statistiques), bien que les bénévoles soient désormais comptabilisés. La moyenne est-elle inférieure à 15 h ? C'est fort probable et l'on peut mesurer à ce chiffre la vanité des propos ministériels récemment tenus sur les bibliothèques des petites communes. Au total, les 1 366 BM recensées dans les statistiques 1987 doivent avoir une ouverture moyenne de 22 ou 23 heures par semaine, avec une diminution progressive des chiffres quand on va des plus grandes aux plus petites communes. On a pris l'habitude de cette diminution du service public parallèle aux chiffres de population et l'on n'y prête même plus attention lorsqu'il s'agit des bibliothèques. Mais peut-on admettre que le temps consacré à la lecture et à la formation permanente soit trois fois moindre dans les petites villes que dans les grandes ? Accepterait-on que les écoles soient moins ouvertes dans les petites villes que dans les grandes ?

    4) De 80 à 87, les emprunteurs de livres sont passés, à durée d'ouverture constante, de 2,6 à 4,2 millions, soit 1,6 fois plus. Si, dans le même laps de temps, l'ouverture était passée de 22 ou 23 h à 40 h par semaine, le nombre des emprunteurs serait-il proportionnellement passé à 7 millions ? L'hypothèse est optimiste, mais ne paraît pas absurde. Le Ministère de la culture devrait alors répondre du déficit de 2,8 millions de lecteurs.

    5) Il est normal que la durée d'ouverture n'inclue pas le temps consacré à l'accueil des classes et le formulaire statistique est très clair à ce sujet. Par contre, il est insuffisant concernant cette activité spécifique (question n°279 et commentaire sur les questions 274 à 285). L'accueil des classes peut et doit être mesuré : c'est aussi important que les dépenses de fonctionnement, luxueusement traitées. A propos, j'ajouterais volontiers un 15ème point à l'article d'Anne-Marie Bertrand sus-mentionné : où sont nos informations fiables, à jour et comparables sur les sections pour enfants des BM ?

    6) Malgré le caractère fragmentaire des calculs, on peut néanmoins avancer une hypothèse assez sérieuse : l'important progrès en matière d'effectifs du personnel n'a pas eu d'incidence sur l'ouverture moyenne des services. Il ne permet que "d'éponger" l'accroissement des locaux et des activités d'accueil ou d'animation. Autrement dit - et en simplifiant - lorsqu'on double les locaux, il faudrait quadrupler le personnel pour assurer réellement leur plein emploi. Est-ce possible dans les conditions actuelles de financement ? J'en doute fort.

    7) Le décret du 12 mars 1986 sur le concours particulier, c'est-à-dire sur le co-financement par l'Etat de l'équipement et du fonctionnement des BM, prévoit, comme on sait, une part de 65 % pour le premier et de 35 % pour le second. Ces 35 % ne permettent plus désormais qu'un taux de subvention de 5,9 % du fonctionnement. Or, on peut voir que les moyens de fonctionnement ne sont pas à la hauteur des investissements. Le décret a été pris après avis du Comité des finances locales, mais ce dernier était-il bien en possession des données lui permettant de donner un avis réellement fondé ? J'en doute aussi.

    Cette 7ème remarque ne vise pas à conseiller l'inversion du rapport 65-35 %. En fait, je souhaiterais 65-65 et même plus, mais les crédits globaux affectés au concours particulier pour les BM ne sont pas extensibles (ils sont figés par la loi du 7 janvier 83, art. 95), sauf décision politique qu'on ne voit guère poindre à l'horizon après les déclarations du Ministre de la culture rapportées dans mon article précédent. Mais je me répète : les villes ne veulent pas ou ne peuvent pas assurer à elles seules le financement de la lecture publique. Il faut en tirer les conclusions.

    En fait, tant que le pouvoir central ne comprendra pas ou fera semblant de ne pas comprendre qu'une législation appropriée est nécessaire, les bibliothèques municipales ne sortiront pas du tunnel, décentralisation ou pas : il faut en finir avec cet alibi, comme on l'a d'ailleurs fait dans d'autres domaines, les quartiers défavorisés par exemple.

    En attendant, il faudrait refaire les rapports Vandevoorde et Pingaud et dresser un bilan des années 19821990. Rappelons que le premier de ces rapports avait été demandé par le Premier ministre d'avant 1981 et le second par le Ministre de la culture d'après 1981 (alors qu'étaient déjà connues les grandes lignes de la décentralisation qui devait intervenir à partir de 1982). Tous deux concluaient à la nécessité d'une loi sur les bibliothèques publiques que l'on attend toujours. Et dix ans ont passé durant lesquels les bibliothèques municipales n'ont enregistré aucun progrès dans le domaine fondamental de leur ouverture au public. "La tâche qui reste à accomplir est immense". Certes, mais par qui ?

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    Exemple de la bibliothèque du 18e arrondissement de Paris

    1. Après correction de l'erreur concernant la surface de la centrale d'Amiens (55 020 m2 au lieu de 5 500), qui se répercute sur plusieurs tableaux, notamment le n° 35. retour au texte