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    Que sont nos lecteurs d'antan, devenus ?

    Par Françoise Kersebet, sociologue
    Le texte intégral de cette étude est disponible à l'Association des Bibliothécaires Fran-çais - qui, en liaison avec la Direction du livre, a commandité ce travail. Les chapitres1 et 2 étudient l'approche méthodologique et l'échantillon de l'enquête. Nous nepouvons publier ici que les chapitres 3 à 5 et les conclusions, précédés d'une rapideprésentation.

    DEFINITION DU CHAMP DE L'ETUDE

    Les années 70 marquent l'essor du mouvement d'implantation des bibliothèques enfantines - publiques ou privées - et d'ouverture de sections enfantines au sein du réseau de lecture publique.

    Vingt ans après, que sont ces ex "jeunes lecteurs" devenus ? En termes d'inscription socioprofessionnelle (en projet ou réalisée), de pratiques de lecture et d'usages de la bibliothèque. L'inscription précoce en bibliothèque a t-elle eu des effets sur leur carrière de lecteurs ?

    Ce sont les questions que nous avons évoquées auprès de 23 anciennes et anciens usagers de bibliothèques ou de sections enfantines de MASSY, MARLY et NOISY-LE-SEC inscrits entre 1972 et 1976 et retrouvés à partir des fichiers "d'époque".

    LE CHOIX DU QUALITATIF

    Il existe à ce jour peu d'études sociologiques de type longitudinal sur la lecture permettant de suivre une cohorte. Les études statistiques "Pratiques culturelles des Français, Démoscopie" apportent des informations chiffrées sur l'évolution de grandes tendances - à l'instant T - en matière de pratiques culturelles parmi lesquelles la lecture. Le classement des lecteurs s'effectuant en fonction de leur performance par rapport à la lecture et des sélections qu'ils opèrent au travers des genres.

    Il existe par ailleurs des récits de vie et récits de pratiques portant sur un groupe social défini, une situation particulière (lire en prison) ou un usage spécifique de la lecture .

    Pour cette étude, nous avons cherché à définir notre échantillon, non pas à l'arrivée - aujourd'hui - mais au moment de la première inscription en bibliothèque durant l'enfance. Nous avons effectué un tri aléatoire à l'intérieur de trois fichiers "restés en l'état", constituant ainsi des listes de noms que nous avons recherchés à l'aide du Minitel puis par téléphone. Lors des entretiens, nous avons opéré un double mouvement chronologique : de ce premier contact avec la bibliothèque aux pratiques actuelles, puis à l'inverse en renvoyant celles-ci à leur genèse.

    Au-delà de l'image du lieu, du livre et d'une typologie d'usages de l'équipement, nous cherchons à mesurer les effets de l'inscription précoce en bibliothèque sur des attitudes, usages et modes de représentation actuelle de la lecture et de la bibliothèque. L'inscription précoce est-elle un acquis, qui, chez le jeune adulte ouvre sur des pratiques nouvelles distinctes de celles du "patrimoi-ne familial" ?

    En d'autres termes, y a-t-il, au-delà de l'enfance, capitalisation des effets de la lecture, qui se poursuivent notamment au moment de la rupture d'avec le cadre scolaire, éventuellement universitaire, puis au moment du passage à la vie professionnelle ?

    Nous posons en effet l'hypothèse que la fréquentation d'une bibliothèque assortie d'une inscription a pu être soit abandonnée totalement ou partiellement (mais à partir de quel seuil fixer ce palier ?), soit en quelque sorte "transformée", car transférée vers d'autres activités (pratiques ou savoir-faire à l'origine desquels on peut placer l'inscription précoce en bibliothèque). La proximité du livre dès l'enfance aurait alors constitué une sorte de détonateur ou de catalyseur d'énergie et de curiosité, elles-mêmes transférées par la suite vers d'autres pratiques culturelles, sociales ou de loisirs.

    Il est par ailleurs acquis que l'inscription précoce en bibliothèque est avant tout un indice de la bonne volonté culturelle parentale. La stratégie des parents, bien souvent, tient plus d'un souci de rentabilisation sociale des effets de la lecture à travers une réussite scolaire, que d'une incitation à développer le plaisir de la lecture proprement dit.

    Afin d'appréhender ces dispositifs et leur degré de réussite, nous avons opté pour une démarche qualitative. Nous pensons qu'il n'existe pas de rapport déterministe ou mécanique entre la simple inscription en bibliothèque et des logiques d'attitudes à l'égard du livre et de la lecture. Ces logiques se négocient au sein d'une histoire individuelle. Ces histoires de lecteurs sont dans le même temps des histoires de famille, d'éducation et de devenir professionnel et social.

    CHAPITRE III LA QUALITE DU SOUVENIR ET LES SAISONS DE LA MEMOIRE

    1. La mémoire comme indice d'investissement dans la lecture

    La construction de notre objet de recherche : isoler d'une part les effets induits par l'inscription précoce en bibliothèque, d'autre part, le jeu des forces qui ont continué à s'exercer sur l'enfant puis le jeune adulte après cette inscription, a entraîné un dispositif ouvert de recueil d'informations, dépassant largement le souvenir (ou le non souvenir) du moment de l'inscription.

    Et ce pour deux raisons. Nous souhaitions tout d'abord "mesurer" l'acuité du souvenir qui nous semblait constituer un indice de l'investissement passé, ce qui nécessitait de ne pas nous focaliser sur l'inscription en bibliothèque tout en justifiant notre appel par la connaissance de cet acte passé. En second lieu, il nous est très vite apparu lors des premiers entretiens téléphoniques que la seule référence à la bibliothèque enfantine était insuffisante à la fois pour convaincre notre interlocuteur et situer ce que nous attendions de lui : l'existence ou non de la persistance d'une relation (et laquelle ?) à la lecture et à l'usage de la bibliothèque.

    Nous devions en effet disposer d'éléments de compréhension à la fois du passé et du présent, ou plutôt de ce que le lecteur- ou non-lecteur-contemporain se souvenait du lecteur enfant. Dans plusieurs cas, en effet, notre appel téléphonique se heurtait dans un premier temps à une amnésie partielle puis constituait l'élément déclencheur permettant une cristallisation du souvenir.

    C'est donc à partir de la remontée du souvenir, de l'effet de preuve en quelque sorte, que l'interlocuteur acceptait, avançant cependant que "tout était flou". Dans d'autres cas de faible souvenir, c'était la règle même de l'entretien et le travail de restitution et de reconstruction d'une histoire de lecteur qui étaient acceptés d'emblée.

    Le souvenir fort et positif du passage en bibliothèque a, bien entendu, constitué la "voie royale" des acceptations immédiates.

    L'éloignement dans le temps, ou au contraire la proximité du moment de fréquentation de la bibliothèque (c'est-à-dire l'âge de nos interlocuteurs et la durée de l'inscription) ne constituent l'élément déterminant ni de l'acceptation, ni de l'acuité du souvenir, ni bien sûr de la continuité de l'usage de la bibliothèque. Ainsi, les deux interlocuteurs qui, bien qu'ayant accepté l'entretien, n'ont gardé aucun souvenir précis de leur passage en bibliothèque (avec qui ils s'y rendaient, selon quelle fréquence, ce qu'ils y faisaient, les livres qu'ils empruntaient...) sont âgés de 18 ans, (15 Loïc) et de 20 ans, (12 Odile) (1) . Loïc prépare une première année de CAP, Odile un BTS de commerce, aucun d'eux n'est aujourd'hui inscrit en bibliothèque (bien que Loïc en ait le projet), ils lisent peu. Leur lecture est essentiellement documentaire, thématique (l'un sur le sport, l'autre le cinéma) et ponctuelle.

    La production d'un discours sur la lecture est étroitement dépendant du rapport entretenu avec cette pratique au moment de l'entretien. En ce sens, l'acuité du souvenir constitue un indice de l'investissement actuel dans la lecture.

    2. L'évocation de la lecture à la fois comme expérience personnelle et processus de socialisation

    Au travers de l'ensemble du corpus, il apparaît que toute question sur la pratique et/ou l'usage de la lecture entraîne la production d'un discours traitant à la fois d'une expérience intime et d'une confrontation à des règles, codes, normes de lecture au travers desquels le livre est associé soit directement à la réussite scolaire, soit au capital culturel familial.

    En ce sens, tout discours sur la lecture est impliquant en ce qu'il nécessite une procédure de classement des livres ou des genres de lecture selon le degré reconnu de légitimité de ceux-ci et la culture propre de l'interviewé.

    On observe ainsi au travers de nos entretiens le développement de grands couples d'oppositions : aimer/ne pas aimer lire, la lecture comme liberté/la lecture contrainte, la lecture plaisir/la lecture travail, la rapidité/la lenteur, la continuité/la discontinuité de la lecture et de l'inscription en bibliothèque (nous y reviendrons plus tard). C'est dans le jeu de ces oppositions qui évoluent dans le temps, que se négocient la relation à la lecture et le goût de lire.

    3. La lecture plaisir ou déplaisir

    La première manière de "mettre en scène" l'espace culturel de référence dans lequel s'inscrit la lecture consiste pour le locuteur à évoquer son plaisir ou déplaisir face au livre et à la lecture, à affirmer, confirmer ou infirmer un ensemble de goûts ou d'attitudes qui constituent ses pôles de référence positifs ou négatifs. Plaisir de la découverte, de l'évasion et de l'appel à l'imaginaire, déplaisir face à une obligation ou une contrainte extérieure à soi. En ce sens l'acte de lire n'est jamais neutre ni pour ce qu'il apporte à ego, ni pour ce qu'il révèle aux autres. C'est au travers du cadre familial et scolaire, ou en référence à eux que cette première relation à la lecture et au livre se met en place.

    La répartition bi-polaire que nous évoquions : plaisir ou déplaisir, se traduit chez les interviewés par une répartition spontanée en deux sous-groupes : ceux qui aiment lire, et ceux qui n'aiment pas, voire même redoutent cette confrontation "au lire" synonyme pour eux de solitude et d'isolement.

    Le goût ou dégoût de lire renvoie aux effets supposés, attendus ou reconnus de la lecture par le milieu familial et scolaire d'une part, par l'enfant d'autre part. Le plaisir de lire est corrélé au livre, comme :

    moyen d'évasion :

    "J'aime lire tout d'une traite. Pas forcément en une seule fois, mais le plus rapidement possible. Quand je suis en train de lire un livre qui m'intéresse, j'ai du mal à en sortir. C'est le côté aventure, dépaysement qui m'attire" (lectrice de romans et de livres d'épouvante) .(14 Isabelle,25).

    Cette lecture-évasion, peut s'avérer constituer un refuge ou un recours indispensable imprimant les rythmes de la journée. C'est notamment le cas de Laurence, âgée de 23 ans qui assure depuis peu les fonctions d'Audit au Commissariat aux Comptes. C'est son père, responsable de la comptabilité et de la fiscalité à la SNECMA qui a suivi sa scolarité ainsi que celle de ses deux frères et les a inscrits au Biblio-club de Marly.

    Elle présente la lecture à la fois comme un "plaisir solitaire" et un recours indispensable qui fait parfois penser à une dépendance ou une "toxicomanie" :

    " A partir d'un certain âge, j'ai toujours eu besoin de lire avant de m'endormir, c'est en quelque sorte mon somnifère . Ca peut être aussi bien des magazines que des livres. En général, j'ai toujours un livre en cours de lecture ou plusieurs .../

    A l'école il me fallait, un livre pour lire entre les cours ". Aujourd'hui : "Au petit déjeuner je commence par lire ; il me faut de la lecture. J'aime prendre mon petit déjeuner en lisant, toute seule et le soir avant de m'endormir . Dans la journée c'est généralement dans les transports en commun que je lis " (4 Laurence,23).

    . moyen de détente :

    "Il me faut quelque chose de rapide, de l'action, de l'aventure. Les bouquins que je prends, c'est pour me détendre, me transporter quelque part, changer d'univers J'aime les histoires où ça bouge, justement pour me mettre à la place du protagoniste et partir avec lui en voyage. Je me mets à la place du héros. A la télé, avec les pièces de théâtre, justement je retrouve cette atmosphère de bouquin parce que cela bouge . C'est vif, ce n'est pas comme dans un film" (17 Fabien,27).

    Evasion et détente sont souvent corrélés au plaisir de lire vite, voire de "dévorer" des livres. A l'opposé se situent les lecteurs qui aiment "savourer" le texte. Le couple vitesse-lenteur a des traductions spécifiques en terme d'usages de la lecture et de pratiques culturelles et de loisirs (référence au sport et à l'image notamment pour ce qui concerne la vitesse) ;

    facteur d'intégration à une culture globale ou familiale :

    "Ma mère nous incitait à lire. Dans un foyer, quand quelque chose est considéré comme fondamental, ce n'est pas obligatoirement exprimé, c'est dans l'air et on vous élève avec cette idée-là. Quand quelqu'un a le goût de la lecture, le respect des gens qui lisent, le respect de la culture, eh bien c'est dans la famille, c'est pour cela que l'école est importante . Quand les gens n'ont pas cela dans le foyer, c'est l'école qui doit jouer ce rôle-là. " (6 Chiara,25)

    La lecture s'inscrit alors dans un patrimoine familial que chaque membre de la famille tend à constituer et développer. Il y a à la fois effet de capitalisation ou de cumul du patrimoine familial et effet d'appropriation. Elle peut ainsi apparaître comme un outil d'affirmation individuelle au sein de la cellule familiale. Lorsque le déplaisir est avancé, il est associé à l'effort :

    "disons que j'ai du mal à m'y mettre. Une fois que je suis dans un livre qui me plait, je peux y rester des heures. C'est le fait de m'y mettre. Mon temps libre, je préfère le passer à autre chose... Je ne suis pas vraiment attiré par la lecture, c'est un peu comme une roue de secours" (13 Philippe, 21).

    "Les livres, non je n'aime pas trop. C'est un trop gros effort, une contrainte... Je relis souvent les mêmes livres, en fait je n'ai pas envie d'aller voir ailleurs" (12 Odile, 21).

    Lire peut à l'inverse renvoyer à la fatigue, l'ennui ou encore à un rite social et une contrainte auxquels on ne souhaite pas se soumettre en raison du caractère d'obligation ou d'imposition dont il est le produit : pression initiale des parents ou des instituteurs puis du milieu lycéen.

    Pour ce qui concerne l'inscription en bibliothèque enfantine, l'obligation n'a été évoquée que par trois interviewés. Ils sont cependant toujours inscrits en bibliothèque mais l'utilisent comme pourvoyeur exceptionnel soit pour constituer des dossiers professionnels (prolongement des devoirs scolaires), soit pour trouver des idées de lecture.

    Pour ces lecteurs, le caractère obligatoire de la lecture, associé au travail scolaire se reporte parfois (momentanément ou définitivement) sur la bibliothèque.

    "Aller à la FNAC et bouquiner, cela ne me gêne pas mais une bibliothèque, je n'aime pas. C'est peut-être les contraintes de temps. Non, c'est l'endroit, je ne peux pas expliquer, cela a toujours été comme cela. C'est peut-être parce qu'on m'a forçée quand j'étais petite à emprunter un livre aux bibliothèques itinérantes.../ C'était en primaire, on était obligé d'emprunter un livre, j'ai jamais aimé. J'ai commencé à lire quand on fait du français, on commence à étudier des livres . Je me suis forcée à lire ce qu'on nous donnait à lire, mais par moi-même, les bibliothèques, j'y vais pas souvent " (12 Odile, 21).

    "Le français n'a jamais été une matière qui m'ait plu. Le français et la lecture c'était la même chose, c'était les mots . Maintenant, j'aime les mots, mais ce que je préfère ce sont les sensations qu'ils produisent, les atmosphères, je ne fais pas attention aux formules. " (2 Sandrine, 26). Pour ces lecteurs, la distinction s'opère entre ce qu'on lit "par obligation", qui reste associé aux études ou à l'exercice d'un métier (lecture documentaire), et ce qu'on lit "pour soi". Ce phénomène de bi-répartition repose sur l'attribution à la lecture de deux grandes fonctions par ailleurs opposées. D'une part, celle d'un acte désintéressé, librement choisi (même s'il est conforme aux attentes du milieu social d'origine et aux stratégies de l'école et de la famille vis-àvis de l'enfant) et source de plaisir. D'autre part, celle d'une activité fastidieuse et fatigante dictée par des usages sociaux imposés. Lire peut être une source d'enrichissement personnel parfois une nécessité voire un remède à la peur du manque (lire pour soi/intériorité), ou au contraire une corvée imposée (extériorité).

    L'une et l'autre fonction peuvent parfois coexister chez un même individu et entraînér des conflits. Ainsi la lecture-plaisir (bien souvent le roman, le témoignage ou le récit autobiographique) doit parfois combattre pour s'imposer la lecture documentaire (professionnelle) :

    "Je lis des revues professionnelles , mais je suis moins motivée. Si j'ai à ce moment-là un roman en cours, j'aurais tendance à prendre d'abord le roman et puis à voir le texte après. Pour moi c'est cela la lecture, le reste c'est le côté travail".

    "La lecture c'est du loisir et une détente évidemment. Quand je lis je cherche quelque chose d'utilitaire, une sorte de connaissance, surtout en ce moment. J'oriente mes lectures en fonction du but que je me fixe. L'Eco-le Nationale de la Magistrature demande un minimum de culture générale dans certains domaines. Mes lectures sont en ce moment assez orientées sur la littérature française des années 50. Quand je vais à la Bibliothèque de Marly, c'est pour deux choses, soit mes études, je vais alors carrément dans le rayon qui m'intéresse, ou alors c'est plutôt pendant les vacances et j'y vais pour trouver un livre qui me fasse plaisir. Ce sont en général des romans historiques. " (5 Stéphanie, 21).

    Le comptage des interviewés faisant intervenir la bipolarisation lectureplaisir / lecture-travail, dans leur modalité de sélection des livres se répartit aussi par villes : Marly 5, Massy 1, Noisy 4.

    Il apparaît que pour les classes supérieures, la bibliothèque ne constitue pas un accès à la lecture "pour soi" (lecture non utilitaire), celui-ci passe par la famille. L'usage de la bibliothèque s'inscrit comme un des loisirs possibles dans une gamme plus large. La rubrique "autres activités pratiquées" du tableau enfance est à cet égard significative. Le nombre d'activités pratiquées hors lecture croît très nettement et de façon déterminante avec le statut social du chef de famille. Par contre, pour les enfants des classes populaires, la lecture en bibliothèque peut constituer un outil de formation, beaucoup plus investi que pour les premiers, et ce d'autant plus que les parents sont globalement de moins forts lecteurs. Elle remplit alors une fonction didactique.

    Plus souvent, on observe la mise en place progressive et parallèle à l'affirmation de l'axe professionnel, de "cycles de lecture" liés à des temps sociaux spécifiques : vacances, weekends, ou au contraire moments intenses de travail. Le taux de lecture est alors un bon indicateur de la répartition entre l'investissement personnel et l'investissement professionnel qu'il "matérialise" en quelque sorte. Ainsi, plus l'investissement professionnel est intense, plus le "taux" de lecture (temps passé, nombre de livres, degré de difficulté des lectures retenues, autonomie de celles-ci par rapport à l'axe professionnel) est faible. Ces cycles peuvent être l'occasion d'abandons partiels ou au contraire de moments de relecture intense. La lecture s'adapte alors au temps social jusqu'à ce qu'elle parvienne à inverser cette tendance et à imposer son propre rythme. Des périodes de boulimie peuvent alors succéder à des périodes sans lecture. Lire n'est pas, pour ces profils de lecteurs, une activité constante et régulière. Elle n'est pas toujours chargée de la même intensité, celle-ci comme les événements qui la suscitent ou la freinent est extrêmement variable. Ce type de profil où l'abandon de la lecture peut s'installer sur un laps de temps important, constitue un cas de faible lecture légitimée par la vie professionnelle.

    Dans deux cas, nous avons pu établir une corrélation directe entre des difficultés survenues dans le cycle scolaire au moment de l'apprentissage du déchiffrement et un rejet de la lecture pour raison explicite de déplaisir et implicite d'effort important. La lecture est alors le révélateur et le lieu de confrontation en quelque sorte d'un double handicap.

    C'est notamment le cas de Valérie. Agée de 23 ans, elle vit à nouveau au domicile de ses parents après un séjour de 1 an à Boston où elle a suivi un stage de perfectionnement au commerce international offert par la Chambre de Commerce de la Ville de Paris, puis une domiciliation en province d'un an . Son père est cadre technique chez Peugeot (département des affaires d'Outre-mer), sa mère travaille bénévolement au Centre d'Information des Droits de la Femme de Marly. Après avoir obtenu son BAC A2, elle suit une première année d'anglais puis s'oriente vers le commerce international. Elle obtient un BTS, puis se rend aux USA pour travailler au standard et à la réception d'un hôtel. Le secteur hôtelier constitue pour elle un véritable choix de carrière professionnelle, elle souhaitait initialement se diriger vers la cuisine. Elle travaille aujourd'hui comme assistante commerciale dans une chaîne hôtelière.

    C'est sa mère qui l'a inscrite ainsi que sa soeur âgée de 21 ans, au Biblio-Club de Marly. Ses souvenirs sont essentiellement liés à des animations, lectures à haute voix faite par les bibliothécaires, ateliers (imprimerie), travaux manuels. Ses choix de lecture la portent vers les dossiers de bricolage (BT).

    Au moment de l'inscription, elle est inscrite dans un lycée pilote où les enfants décident chaque semaine d'un thème privilégié de travail. Ils ont accès à un centre d'auto-documentation. Valérie est par ailleurs gauchère et connaît des difficultés dans la transcription des mots.

    "Je devais plutôt regarder les livres que les lire. Ça n'a jamais été vraiment mon fort la lecture. Ça a été dur, ma mère a essayé de me pousser et ce n'était pas très concluant pour des lectures suivies. Il fallait que je sois passionnée d'avance . Quand on regarde un livre, on ne sait pas de quoi ça va parler. Je ne pouvais pas me passionner dès la première page. C'était assez fastidieux. Lire les premières pages, me concentrer sur l'histoire et plonger dedans était fastidieux. " (3 Valérie, 23).

    Suite à une question sur le déchiffrement : "Je crois, d'après ce qu'on m'a dit par la suite, que j'avais du mal à retenir un extrait de lecture pour l'école. Je retenais l'histoire car je la connaissais par coeur, mais je changeais les mots, je les substituais, ce qui fait que je ne lisais pratiquement pas sur la page. En fait, à l'école, on apprenait d'une manière assez générale. On apprenait des phrases entières et je crois que c'était à nous de retrouver les mots, ou leur répartition dans les phrases pour retrouver les mots.Je crois que lorsqu'il fallait réciter les leçons, je ne lisais pas, je répétais l'histoire que j'avais apprise. Je faisais semblant de suivre avec mon doigt et certains mots ne correspondaient pas à ce qui était écrit". (3 Valérie, 23).

    Aujourd'hui, Valérie accorde à la lecture "plus un rôle pédagogique qu'un vrai plaisir". Elle dit par ailleurs lire beaucoup, mais lentement, avec de petites pauses pour analyser ce qu'elle lit. Elle a également des difficultés à lire un livre de bout en bout. Ces lectures portent essentiellement sur des documentaires concernant des pays étrangers, des revues professionnelles, et quelques romans qu'elle achète à la FNAC essentiellement sur le conseil d'une amie qui joue le rôle de "test-maker".

    La difficulté de structuration du texte lui-même ne peut permettre à la lecture de jouer pleinement un rôle de structuration et de maturation personnelles. Pour ces lecteurs, plus la pression scolaire et parentale à lire ont été fortes et ont associé cette activité à l'idée de réussite, plus le choix des lectures s'avère difficile à opérer. Ces lecteurs connaissent encore des difficultés dans le choix des livres, fréquentent peu les bibliothèques où précisément il faut savoir effectuer un repérage puis une sélection.

    La pratique de la bibliothèque nécessite également le respect d'une discipline extérieure à soi : emprunter un nombre limité de livres, dans un cadre horaire spécifique, les lire en un temps pré-déterminé. Il faut aussi se conformer à des usages corporels et éviter de causer trop de bruit. Ces consignes sont difficiles à suivre puis-qu'elles contrarient leur propre approche des livres qui n'est liée ni à l'immobilité ni à la concentration. Ils ont souvent également beaucoup de difficultés à lire un livre de bout en bout, mais aiment à relire les ouvrages appréciés. On voit bien que cette lecture "fragmentaire" est distincte d'une lecture-plaisir ou d'une lecture-évasion dans laquelle on s'immerge et on "cherche à se perdre".

    4. Les temps pour lire

    Nous l'avons vu, lire n'est ni un acte indifférencié, ni une pratique homogène et continue. Elle nécessite pour le lecteur une prise de conscience de son univers culturel et social de référence : la famille, l'école, le travail ; que ce soit pour l'adopter, s'y fondre, le rejeter ou le fuir. Le choix d'un livre puis l'affirmation d'un goût pour un genre littéraire sont une succession d'actes sociaux. Ceci se vérifie tout particulièrement dans ce type d'entretien où la génèse du processus de lecture est initiée ou favorisée par l'environnement familial et scolaire puis prolongée dans le cadre professionnel.

    L'accès à la lecture puis le développement du goût de lire apparaissent comme des marqueurs sociaux. Le second se renégocie à chaque étape de la vie (socialisation, identification à des rôles ou des places au sein de la famille, positionnement des goûts au moment de l'adolescence, choix d'un métier, trajectoire professionnelle, relation à la réussite scolaire et au savoir). L'évocation de cet apprentissage entretient des relations très étroites avec la position sociale de l'interviewé au moment où il parle. A l'inverse, on peut émettre l'hypothèse que l'inscription dans un milieu social nouveau, notamment professionnel ou estudiantin modélise ou induit des pratiques nouvelles en matière de lecture, entraînant une réinterprétation de l'influence passée de la bibliothèque. Chaque déplacement dans un nouveau milieu social produit des incidences à la fois sur ce qu'on lit et sur le temps et le sens accordés à la lecture.

    Nous avons évoqué le recours à la lecture dans une double problématique : expérience personnelle, processus de socialisation. Ces deux fonctions ont des incidences spécifiques sur les temps de lire.

    La lecture-plaisir est évoquée aux travers de postures, rituels divers, "moments volés", relations à un espace privé constituant en quelque sorte une "retraite" ou un refuge dans l'espace et dans le temps.

    L'évocation des temps pour lire réfère à des moments particuliers qui peuvent bien sûr se conjuguer, c'est majoritairement le soir (pour 11 personnes) ; et à des moments et temps sociaux qui, eux aussi, se juxtaposent. Ce sont par ordre d'importance : les vacances (10), les transports en commun (7), les week-ends (3). Le lieu et la posture majoritairement avancés sont "au lit et allongé" (5). Enfin, il existe pour chacun des conditions requises, elles relèvent majoritairement du silence ou du calme (8), de l'intimité ou de la solitude (7), plus rarement de la présence d'un fonds sonore (3) voire de la musique écoutée à son maximum (1).

    On verra plus loin, que la référence à des espaces séparés, chaleureux, comportant des "coins" différenciés autorisant des zones d'intimité, est régulièrement évoquée pour caractériser les souvenirs positifs du passage en bibliothèque enfantine.

    La confrontation des deux dimensions : espace et temps, peut parfois paraître contradictoire. Comment en effet associer le calme et la solitude avec des transports en commun ? Cette lecture occupe un statut particulier de repli sur soi et de défense. Elle impose ou modèle des usages de lecture que les bibliothécaires connaissent bien : livres courts, légers, sans difficulté majeure de compréhension permettant soit une "lecture d'un trait" (comme les romans roses et les "romans de gare"), soit une lecture fragmentée.

    CHAPITRE IV INCITATEUR ET INITIATEUR A LA LECTURE

    1. L'inscription en bibliothèque

    Avant d'assigner à la bibliothèque une fonction, ce sont le livre et la lecture que l'enfant va investir en étroite relation avec son milieu familial pour qui la lecture entre dans un capital-temps plus ou moins valorisé. On note à cet effet l'intervention d'incitateurs à la lecture qui vont permettre que se développe la fonction exploratoire de la lecture qui pourra se transférer par la suite sur la bibliothèque. Cet incitateur, majoritairement la mère puis le père, se distingue parfois de l'initiateur à un genre de lecture. Avant de développer cette distinction, notons que l'incitateur c'est-à-dire la personne ou l'institution qui inscrit l'enfant et bien souvent "l'accompagne" à la bibliothèque, réfère dans notre échantillon à 7 figures dont 6 appartiennent à la sphère familiale. Il s'agit par ordre d'importance de la mère (pour 15 interviewés), du père (3), du couple parental (2), du frère aîné (1), de l'école (2), d'une tante (1).

    Des combinatoires de figures existent entre notamment la mère ou le père et la famille élargie, ou encore plus rarement la mère et l'école.

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    Répartition par ville de ces incitateurs, quelquefois prescripteurs de lecture

    Au regard de nos entretiens, l'influence de l'école est donc faible, elle n'a que rarement le rôle de prescripteur en matière d'inscription (2 cas), ce rôle étant majoritairement tenu par la mère. On ne peut bien sûr limiter l'influence à l'acte d'inscription, l'école ayant souvent un rôle incitateur indirect sur l'inscription dont nos interlocuteurs ne se souvenaient pas nécessairement.

    En revanche, beaucoup d'enfants ont fréquenté ponctuellement la bibliothèque dans le cadre scolaire. Ils marquent nettement la différence entre ces visites et le fait de se rendre régulièrement (en terme de jours et d'horaires) à la bibliothèque accompagnés d'un parent ou d'un groupe d'amis. Il s'agit là pour eux du véritable usage de la bibliothèque enfantine, même si l'activité para-scolaire (devoirs) est importante dans les deux cas.

    L'influence d'un petit noyau d'amis lorsqu'il existe, est forte pour ce qui concerne le choix des lectures. La constitution du goût pour un genre de lecture s'opère au sein de ce petit groupe qui s'échange des informations et sélectionne en commun des livres.

    2. La figure de l'initiateur

    Nous opérons la distinction : incita-teur/initiateur, car nous avons observé dans cinq cas, au travers desquels le développement du goût de lire se trouve associé à une spécification sexuelle au niveau de la famille (adopter ou rejeter les goûts de lecture d'un des parents, se positionner par rapport à la fratrie) que l'incitateur se distingue de celui que l'on pourrait appeler l'initiateur. Ce second rôle nous apparaît plus impliquant en ce qu'il permet réellement le développement du plaisir de lire, et prépare le développement de l'autonomie de lecture nécessaire à l'usage régulier et suivi de la bibliothèque. L'un et l'autre transmettent au travers de la lecture, à la fois une pratique culturelle ou loisirs, et un "modèle moral".

    La division des responsabilités et des rôles entre le père et la mère auprès de l'enfant a des effets sur l'investissement de celui-ci dans la lecture. L'un peut se situer du côté de la norme, (dans nos entretiens, il s'agit majoritairement de la mère qui incite à lire) l'autre défendre le principe de plaisir (dans nos entretiens ce rôle est souvent tenu par le père). La lecture sert ainsi à marquer les limites d'un territoire parental se fondant sur l'autorité ou le plaisir de la découverte. On peut poser pour hypothèse qu'au travers de la lecture se joue une fonction transférentielle à l'égard des parents.

    C'est souvent au moment de la pré-adolescence que cette disjonction apparaît, c'est-à-dire à un moment où les goûts et attentes vis-à-vis de la lecture (et plus largement de sa propre existence) se renégocient et s'individualisent. Ce changement de position a des effets au sein de la structure familiale ; ils peuvent se transférer vers la lecture dans les familles où celle-ci est fortement valorisée. A l'inverse lorsque la lecture est peu valorisée cette période de la vie représente souvent une parenthèse, l'adolescent ne sachant vers quels livres orienter ses choix. Il semble que le travail spécifique vis-à-vis de ces publics mériterait d'être approfondi.

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    Cas de disjonction entre l'incitateur et l'initiateur

    Nous citons ici pour exemple de cas de disjonction, la trajectoire de Thierry. Agé de 20 ans, il vit au domicile de ses parents avec son frère et sa soeur à Marly. Après avoir obtenu un Bac C à 18 ans, il suit la seconde année de préparation aux concours d'ingénieur (maths sup, maths spé.) et souhaite par la suite s'orienter vers le secteur automobile et travailler à la conception et au design de voitures.

    Inscrit à 5 ans au biblio-club de Marly, par sa mère, il s'y rend régulièrement avec celle-ci qui est une lectrice de romans (genre qu'il n'aime pas). Elle le conseille et l'initie à la lecture qui reste cependant une activité secondaire après le sport. Il lit essentiellement de la BD en bibliothèque, puis plus âgé des documents traitant de l'automobile. Il recherche "le style-aventure où ça bouge beaucoup". Il procède alors par saturation successive passant d'une collection ou d'un auteur à un autre. Il utilise peu la bibliothèque puisqu'il "sait ce qu'il veut" et que l'on se rend dans une bibliothèque, précisément lorsqu'on "ne sait pas ce qu'on veut et qu'on cherche des trucs au hasard". La famille constitue pour lui le pourvoyeur essentiel de livres qui satisfont son "instinct de collectionneur". La bibliothèque n'intervenant que pour alimenter un goût constitué et validé ailleurs (au sein de la famille et auprès d'amis).

    Le grand tournant de son histoire de lecteur, se situe à l'adolescence. Il a 14 ans et s'essaie sur les conseils de son père à la Science-Fiction. Celle-ci constitue l'univers littéraire de référence du père, conseiller en entreprise. Le fils se risque cependant prudemment dans cette lecture initiée à l'école par la lecture de "Ravages" de Barjavel. Il lit un premier livre puis se rend à la bibliothèque afin de tester ce qu'elle propose dans ce genre. Déçu du choix proposé (fonds réduit et non actualisé), c'est dans la bibliothèque paternelle puis par le biais d'achats qu'il pourvoira désormais à son désir de lire.

    C'est donc le père qui joue le rôle de véritable initiateur à un genre de lecture, après que celui-ci ait été identifié et labellisé en quelque sorte par l'école. Ce double facteur de légitimation l'autorise en quelque sorte à s'investir dans un genre qu'il décline du roman à la BD.

    "Au départ, ce n'était l'histoire de personne, ensuite je me suis un peu plus mis dans la peau des auteurs ". (1 Thierry, 20).

    Il va ensuite se créer sa propre spécialité dans la bibliothèque familiale au travers de bandes dessinées scénarisées par Jodorowski ou ayant pour auteur Moebius notamment. Son intérêt est double : tout d'abord esthétique, il recherche en effet "un dessin clair, coloré et en relief", et un mélange entre la fiction de l'histoire et le réalisme de la représentation "comme sur une photo".

    Aujourd'hui, cette passion s'alimente au travers d'un réseau de copains qui jouent le rôle de test-maker pour le groupe, Thierry ayant cependant le rôle de leader et d'incitateur. Il achète ses livres à Parly 2 et consacre à cet effet (ainsi qu'au cinéma) un budget mensuel. Sa famille est inscrite à la bibliothèque adulte de Marly, mais il ne s'y rend presque jamais si ce n'est pour effectuer strictement des recherches documentaires.

    Au travers de l'ensemble de nos entretiens, la lecture est en quelque sorte "jouée", (voire mise en scène) par la cellule familiale parfois à son insu. C'est par elle que transitent certains messages ou signes, comme l'isolement ou le repli sur soi :

    "Quand j'étais enfant, les livres étaient un moyen de communication, de comprendre les choses. Je n'ai pas eu une enfance malheureuse, mais le fait que j'avais des parents divorcés et que ma mère n'allait pas bien, et n'était donc pas forcément disponible, lire c'était déjà un moyen d'évasion pour sortir de ces problèmes .Pour connaître aussi des choses qu'on n'expliquait pas. C'était vraiment très important, la lecture ". (20 Nadine, 24).

    Communication autour de thèmes difficiles à évoquer avec les parents (rôle du témoignage et des romans vécus au moment de l'adolescence). Cette fonction de la lecture peut se prolonger à l'âge adulte et devenir en quelque sorte une "lecture spécialisée". C'est le cas d'Annick (n°23), âgée de 28 ans qui a quitté l'école à 15 ans et demi. Mère de deux enfants, elle fréquente 3 ans la bibliothèque enfantine de Noisy. C'est depuis l'adolescence (14 ans) une lectrice assidue et quasi-exclusive de livres traitant soit de la maladie, soit de problèmes de société (drogues, délinquance) qu'elle découvre ou vit ainsi par "procuration". La lecture remplit pour elle une fonction éducative explicite tout en satisfaisant un attrait implicite pour le sensationnel et le drame.

    On peut risquer un parallèle avec la lecture de romans sentimentaux qui remplit à la fois un rôle de transfert et de projection sous couvert "d'évasion".

    "J'ai toujours aimé les livres sur la maladie, même maintenant je les aime. Mon mari dit que je suis folle, que j'aime bien pleurer, j'ai lu beaucoup de livres sur la guerre, la résistance et les prisons... Suite à une question sur son père, technicien retraité en longue maladie depuis 2 ans, lecteur de policiers et de livres de guerre.

    "J'ai lu des livres sur le cancer, sur la mort clinique. Il faut dire que lors-qu'on est malade, quand on est entre de bonnes mains ça va. Mais il faut savoir lutter, et lire des livres sur la maladie, je trouve que ça apporte beaucoup de choses. C'est en lisant que l'on peut aider les gens de toutes façons".

    Elle a été abonnée à France Loisirs mais s'est désengagée car la sélection "envoyée d'office" ne lui convenait pas. Cependant, elle conserve une carte du Club du Livre et y effectue la majorité de ses achats. Dans les transports en commun, elle lit des magazines qui traitent des mêmes thématiques que celles recherchées au travers des livres, sans doute plus "dramatisées" et illustrées.

    "Je lis Maxi, c'est une revue comme Femme Actuelle. On ne peut pas dire que c'est un journal. Vous avez par exemple une mère dont le gamin est mort d'une overdose à 12 ans. Il y a toujours des trucs comme ça mais qui sont vrais". (23 Annick, 28).

    Si son mari ne lit que des magazines sportifs, elle incite fortement ses enfants à lire.

    La famille en quelque sorte, communique souvent à son insu ou à des niveaux différents selon les acteurs au travers du livre et de la lecture. On voit ainsi apparaître des lignées de lectrices. La mère conseillant la fille, elle même conseillée par la tante et conseillant son amie.

    Agée de 26 ans, Sandrine vit depuis 4 mois à St Germain avec son compagnon administrateur d'un théâtre en province. Ses parents sont divorcés, son père est remarié . Elle a obtenu un Bac D et prépare une maîtrise de biochimie à Jussieu, à la suite de laquelle elle souhaite préparer une école de marketing-gestion afin de s'orienter vers le poste de chef de produit dans une entreprise pharmaceutique. Son histoire de lectrice s'inscrit dans une lignée féminine d'où se dégagent notamment sa mère, sa tante institutrice, l'amie de sa mère, enfin sa belle-mère.

    C'est sa mère qui l'a inscrite au biblio-club de Marly ainsi que ses frères jumeaux. Ses souvenirs sont vagues et reposent essentiellement sur des mercredis après-midi passés à lire et à suivre des animations. Elle insiste dans sa description des lieux sur l'aspect chaleureux, et le soin attentionné des bibliothécaires. Alors que sa mère "très littéraire" l'incite régulièrement à lire, cette activité lui apparaît fatigante, astreignante et ennuyeuse. Elle n'a pas encore de véritable goût en matière de lecture et ne sait pas comment orienter ses choix. La lecture reste attachée à une discipline enseignée à l'école : le français, puis la littérature. Petit à petit cette référence s'estompe, et s'éloignant de la "contrainte des mots", elle investit la lecture en tant que source de sensations et d'émotions. Elle aime ainsi lire le soir "pour que son esprit s'en aille avec le livre". Aujourd'hui elle trouve ses livres grâce au réseau des femmes de sa famille, ce sont des romans et des témoignages qui constituent en quelque sorte un signe de connivence et de complicité. Avec son compagnon, administrateur de théâtre, elle constitue une bibliothèque, lit des textes de théâtre et des récits de voyages. Elle fréquente ponctuellement la bibliothèque de Marly où réside sa famille.

    CHAPITRE V L'IMAGE, LE ROLE ET L'USAGE DE LA BIBLIOTHEQUE

    1. La perception de la bibliothèque enfantine

    En matière de perception rétrospective de l'image du lieu-bibliothèque nous observons à nouveau une bipolarisation des discours entre d'une part ceux qui identifient ce lieu en référence à des usages spécifiques : lire, choisir des livres, se documenter, emprunter, faire des devoirs, s'amuser, flâner, et ceux, d'autre part, pour qui la bibliothèque est en quelque sorte un lieu neutre car peu investi. Et ce, non pas en terme de fonction : ces enfants généralement utilisent la bibliothèque soit pour emprunter chaque semaine des livres, soit pour lire quelques BD, soit encore pour retrouver un petit groupe d'amis ; mais en terme d'investissement personnel dans la lecture.

    A ceci des raisons diverses, voire opposées. Il peut s'agir d'enfants :

    • contrariés dans leur désir d'activité qui souhaiteraient "faire autre chose", notamment hors d'un lieu clos et sans encadrement ;
    • qui n'aiment pas lire ;
    • qui connaissent des difficultés scolaires;
    • ou encore qui n'investissent la lecture que dans le cadre familial ;
    • enfin d'enfants qui n'aiment pas les conditions de lecture proposées par le lieu (environnement, attitude des bibliothécaires, choix, disposition des livres, bruit, classement, encadrement).

    Que ce lieu soit fortement investi ou non, son usage nécessite de se conformer à un ensemble de codes. L'usage complet de la bibliothèque nécessite en effet, d'identifier et d'adhérer à des niveaux de codes différents (compétences de déchiffrement du lieu, de la signalétique générale, des classements, des fichiers).

    Les couples d'opposition que nous évoquions à propos de la lecture : liberté/contrainte, immobilité/mouve-ment, être seul/être ensemble, se retrouvent ici. Le sport étant la principale activité opposée à l'usage régulier de la bibliothèque et au goût de lire. Apparaissent ainsi deux profils-types opposés, fonctionnant à partir de ces dualités.

    Au premier profil-type, se rattachent les enfants qui recherchent la solitude (majoritairement des filles), ou le repli sur soi, qui rejettent les activités à l'extérieur. Pour eux la lecture représente l'activité de référence légitimant cette attitude.

    "Je lisais beaucoup quand j'étais enfant. Ce n'est pas que cela inquiétait mes parents, mais ils trouvaient que je ne jouais pas assez, que je n'allais pas souvent dehors. On était inscrits à la natation, mais on y allait tellement peu, c'était la lecture" (16 Chiara, 26).

    "Je ne peux pas m'en passer même toute petite, je crois que j'ai tout de suite accroché à la lecture. Tout de suite, j'ai commencé à lire pas mal de livres... / on a fait de la musique, c'est pareil. C'est un truc solitaire. On n'a jamais fait d'activités en groupes, on refusait. La seule chose qui nous intéressait c'était de travailler, voir des amis et ce n'était pas fréquent, ou bien lire" (8 Isabelle, 23).

    Le second profil-type concerne des enfants qui recherchent au contraire l'extériorité, le groupe et la mobilité, d'une part au travers du sport qu'ils opposent à la lecture.

    "Au collège et au lycée on nous forçait à lire. Je n'ai jamais regretté de lire un livre, mais de moi-même je n'en lisais pas. Je préférais passer mon temps libre à autre chose, faire du sport, bouger". (13 Philippe, 20). "Lorsque j'étais chez mes parents, tous les soirs pratiquement j'allais avec mes copains jouer au foot assez tard. Je rentrais chez moi, posais le cartable et je sortais. Moi, c'était plutôt le sport, encore actuellement si j'ai l'occasion de faire une activité, je préfère faire cela que de m assoir et prendre un bouquin" (17 Fabien, 27). D'autre part au travers de l'image (cinéma et audiovisuel) qui arrive largement en tête des pratiques culturelles suivies. Le cinéma est cité 7 fois par le premier groupe et 5 fois par le second. Ce résultat est homogène avec les derniers résultats de l'enquête Pratiques culturelles des français qui fait apparaître l'influence du cinéma et de la musique au détriment de la lecture.

    Globalement les perceptions positives l'emportent sur les perceptions négatives avec cependant des appréciations différenciées par ville.

    Parmi les 14 lecteurs, portant une appréciation positive sur leur passage en bibliothèque enfantine : 4 sont encore inscrits en bibliothèque, 10 ne le sont plus ; 8 ont constitué une bibliothèque personnelle, 6 ne l'ont pas fait.

    Les activités de loisirs concurrentes de la lecture citées au moment des entretiens sont par ordre d'importance : le cinéma (cité 7 fois), le théâtre (3), la télévision (3), la musique (3), le sport (2).

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    Appréciations positives et négatives

    Parmi les 7 lecteurs portant une appréciation négative sur leur passage en bibliothèque :

    • 5 sont encore inscrits en bibliothèque,
    • 2 ne le sont plus ;
    • 6 ont constitué une bibliothèque personnelle, 1 ne l'a pas fait.

    Les activités concurrentes de la lecture sont pas ordre d'importance : le cinéma (cités 5 fois), la télévision (2), le sport (2)

    Il serait intéressant de prolonger ces observations de manière systématique en croisant une typologie des activités périphériques à la lecture avec les genres de référence de chaque lecteur en recherchant, par exemple, les relations entre le goût pour la vitesse et l'image fixe (BD. Magazines). Il apparaît que la perception positive du passage en bibliothèque enfantine n'entretient pas de rapport déterministe avec les deux facteurs que nous présentions comme deux indicateurs possibles de la réussite de l'inscription : d'une part la continuité dans l'inscription en bibliothèque hors de la seule influence du couple famille-école, d'autre part la décision de constituer une bibliothèque personnelle.

    En effet, les jeunes adultes qui ont des souvenirs à la fois précis et positifs de la fréquentation de la bibliothèque enfantine ne sont plus, aux 2/3 aujourd'hui inscrits en bibliothèque. Qui plus est, ce rapport s'inverse lors-qu'il s'agit des jeunes ayant une perception négative de la bibliothèque enfantine qui sont presque tous toujours inscrits (5 sur 7). Par ailleurs, pour ce qui concerne la constitution d'une bibliothèque personnelle, le pourcentage positif n'est pas vraiment discriminant par contre, et de manière assez surprenante, pour ceux qui, soit n'ont pas de souvenir de cette pratique passée, soit en ont une appréciation négative, le taux de fréquentation de la bibliothèque à l'âge adulte est positif aux 2/3, et le pourcentage de possesseur de bibliothèque est très important (en terme d'échantillon). Nous revenons sur ces éléments cidessous.

    On peut avancer deux hypothèses explicatives à ces observations en apparence contradictoire :

    • d'une part le transfert de la fonction de pourvoyeur dominant en matière de lecture, de la bibliothèque vers l'achat et le prêt entre amis pour ce qui concerne le premier groupe (perception positive de la bibliothèque enfantine). Cette transposition ayant provoqué chez ces lecteurs un détachement progressif, non pas visà-vis du plaisir de lire, mais des contraintes liées à une pratique collective de la bibliothèque. La bibliothèque personnelle prenant la suite logique et progressive de la bibliothèque familiale (certains lecteurs alimentant les deux). Le marquage social que représente la lecture, et la référence à des genres se matérialisent ainsi dans l'espace domestique.
    • d'autre part, pour ce qui concerne le second groupe, (ayant une perception négative de la bibliothèque enfantine) la continuité en matière d'inscription et de fréquentation d'une bibliothèque marque le prolongement d'un investissement faible, en terme de fréquence d'emprunts, d'effets attendus, et de spécificités de lectures. Ils utilisent essentiellement la bibliothèque pour des recherches et des lectures documentaires.

    Il serait bien entendu nécessaire de développer plus avant ces hypothèses par une comparaison systématique des contenus exhaustifs des fonds de chacune des bibliothèques (municipales et personnelles) des lecteurs du premier et du second groupe. Le rejet de la bibliothèque adulte pouvant être lié, non pas à son offre de lecture, mais à l'institution elle-même, et ce malgré une appréciation positive de la bibliothèque enfantine.

    L'argumentaire concernant les perceptions positives :

    Contrairement à un certain nombre d'idées reçues, l'aspect positif de la bibliothèque réfère chez nos interlocuteurs à un lieu calme, ordonné permettant à un nombre important d'enfants d'effectuer ensemble et sans heurt un apprentissage de la lecture mais aussi d'un ensemble de codes et de rituels.

    "C'est important pour des enfants d'être en contact avec les livres, c'est un moyen d'apprendre beaucoup de choses et de se créer". (8 Isabelle,23 mère violoncelliste, père cadre commercial chez SIEMENS).

    "Je pense que si je n'avais pas été au biblio-club, je n'aurais pas eu le goût de lire. C'était une ambiance spéciale, je m'en souviens très bien, ça incitait vraiment à lire. Il y a aussi l'environnement familial, ça aide". (5 Stéphanie, 21 mère institutrice et directrice d'école maternelle).

    Il s'agit bien sûr d'enfants acquis à la lecture par le milieu familial.

    Concernant la perception de la bibliothèque il apparaît que l'image même du lieu, son environnement, sa conception architecturale, le mode de circulation interne induit par le lieu, ont une forte influence sur la qualité du souvenir lui-même, mais aussi sur l'appréciation portée. Le caractère positif de ce jugement tient notamment à la conjugaison d'un lieu spécialement conçu pour les enfants, qui présente un avenir pour le jeune lecteur en lui permettant une projection de la lecture dans sa vie d'adulte.

    On pourrait aussi opposer la perception globale de la bibliothèque de Massy à celle de Noisy. Concernant la première dotée d'un équipement informatique, l'aspect de ritualisation est moins mis en avant, le lieu est globalement jugé bruyant, et quelquefois inadapté pour des enfants qui en ont un usage circonscrit et peu fréquent, ceux-là se sentent en surnombre, et connaissent des difficultés à autogérer leurs comportements. La bibliothèque remplit alors moins son rôle d'apprentissage de la vie en commun, des usages du classement, du rangement c'est-à-dire la capacité de renouveler une offre de lecture jugée satisfaisante, et, ce malgré une appréciation positive du travail et de l'attitude des bibliothécaires.

    En ce qui concerne Noisy, bien que le nombre de nos entretiens y soit moins élevé, l'image du lieu a spontanément été évoquée par tous nos interlocuteurs. Cette bibliothèque municipale est abritée dans un hôtel particulier, anciennement entouré d'un parc. La section enfantine se trouve au rez-de-chaussée du bâtiment qui abrite à l'étage la bibliothèque adulte. De nombreux enfants s'y rendaient accompagnés de l'adulte incitateur à la lecture qui prolongeait ainsi son rôle, qui plus est cette fois dans le cadre de l'apprentissage autonome d'une pratique de socialisation, luimême se rendant souvent à la section adulte. Par ailleurs, le passage matériel entre ces deux espaces (en terme d'usages mais aussi de référence) s'opère par un imposant escalier de bois sculpté. Au delà de l'anecdote, tous les entretiens réalisés à Noisy font état de la prégnance de l'image de la bibliothèque et de son environnement, et laissent implicitement apparaître la force symbolique d'un lieu qui porte inscrit dans sa configuration un avenir possible à l'intérêt et au plaisir de lire. En permettant la cohabitation sur deux niveaux géographiques des enfants et des parents, la bibliothèque autorise et met en scène une projection des enfants dans un avenir de lecteur.

    Les qualificatifs associés aux perceptions positives des bibliothèques sont : "gai, calme, chaleureux, impressionnant par le nombre de livres et la qualité de l'accueil". L'ensemble apportant un confort de lecture qui ne tient pas nécessairement à la taille du lieu (cf. biblio-club de Marly). Les images mentales sont liées au caractère intimiste, petit, chaleureux, rassurant, (Marly) ou au contraire solennel du lieu, (Noisy) enfin ludique (référence à une maison des jeunes pour la bibliothèque de Massy). En tout état de cause un lieu dont l'échelle et l'aspect extérieur ont un impact fort sur l'imaginaire des enfants et constituent un système de repères.

    Enfin, les notions de ritualisation et de socialisation apparaissent très fortement comme deux éléments structurants qui marquent en quelque sorte l'entrée dans une collectivité, certes éphémère, mais qui possède ses règles propres de fontionnement. La bibliothèque marque alors la découverte heureuse que la profusion de livres et la réunion d'enfants peuvent constituer un atout.

    Les souvenirs cités font état :

    • d'un ensemble de rituels annexes à la lecture. Ce sont des "chaussons laissés à l'entrée" de la bibliothèque, "les coussins", mais aussi la règle "du parler à voix basse" (plus que du silence), le dépôt des livres au guichet (Marly).
    • d'un cadre particulier spécialement conçu pour les enfants comprenant, "des petis coins", "des coins de lecture par âge", "un coin atelier" ...
    • de présence d'activités annexes comme des expositions (Noisy) ou l'écoute de disques (Massy).

    L'argumentaire concernant les perceptions négatives :

    Les qualificatifs associés à une image négative sont essentiellement liés au caractère bruyant du lieu, à l'absence de "coins" et de repères suffisants permettant à la fois la concentration, la détente, mais aussi le rangement. "En général on lisait les BD à la bibliothèque, c'était pas des livres sérieux. Les livres sérieux c'était pour la maison. C'est le fait qu'il y avait du passage, je n'arrivais pas à me concentrer, et puis il y avait une hiérarchie. Il me semble que c'était comme cela, on n'avait pas envie de se plonger dans un livre sérieux à la bibliothèque" (8 Isabelle, 23).

    C'est une jeune fille au pair qui accompagnait cette lectrice à la bibliothèque en l'absence de sa mère, violoncelliste, qui était peu présente. Cet usage de la bibliothèque se poursuit encore aujourd'hui :

    "Quand on va à Beaubourg, c'est pour les études, mais pas pour lire comme ça. Cela ne m'est jamais arrivé de m'installer dans une bibliothèque pour lire, ou alors de la BD, mais pas des bouquins. Il y a une hiérarchie apparemment dans ma tête, qui fait que les livres sérieux, c'est tranquille ou en vacances, pas en bibliothèque". (8 Isabelle, 23).

    "Cela aurait pu être un lieu agréable. Je me rappelle que les gens qui tenaient cela se donnaient beaucoup de mal, mais malheureusement il y avait beaucoup de gamins qui y allaient "style garderie", ce qui fait que c'était plus du tout l'aspect recherché de la bibliothèque ; au niveau du silence, c'était pas cela (9 Jean François, 26).

    Pour ce qui concerne spécifiquement l'usage de la bibliothèque enfantine, la proximité du lieu et son accessibilité constituent des facteurs incitateurs importants. Les quelques jeunes lecteurs ayant eu recours au bus pour s'y rendre, ou à des bibliothèques itinérantes (deux cas) ont des souvenirs plutôt négatifs de la bibliothèque.

    2. Les usages retrospec-tifs de la bibliothèque

    Nous l'avons vu, l'évocation de la bibliothèque se structure autour de plusieurs étapes. Il s'agit tout d'abord de l'évocation de la relation d'égo à la lecture en général (c'est-à-dire à un investissement présenté en comparaison avec d'autres activités), puis de l'effet de contrainte ou de liberté suscité par la lecture, enfin par la définition d'usages. Ceux-ci font référence à:

    1- une fréquentation avec ou sans encadrement institutionnel :

    Nous avons vu que l'école n'apparaît que deux fois comme co-prescripteur initial en matière d'inscription. La majorité des enfants se rendant à la bibliothèque seul(e)s, avec un groupe d'amis ou accompagné(e)s d'un des parents. Le mode de fréquentation : seul ou en groupe, induit des pratiques de lecture bien distinctes qui doivent être intégrées à la conception de l'offre de lecture.

    2- une typologie d'usages opposés :

    Typologie ayant pour pôles, d'une part s'amuser et flâner, d'autre part pratiquer par l'intermédiaire de la bibliothèque une gamme étendue d'activités et d'apprentissages : lecture sur place, emprunt, écoute de disques, recherche documentaire, préparation de devoirs scolaires, suivi d'animations et d'ateliers. On observe ainsi une bi-partition entre d'une part les enfants attribuant à la bibliothèque un usage unique, d'autre part ceux qui, dans ce lieu, développent des multi-compétences liées au déchiffrement mais aussi au classement, au rangement, au test et à la constitution d'une véritable sélection de livres allant de pair avec un usage du fichier, des cahiers de nouveautés, et avec le recours aux bibliothécaires. Adultes, ces lecteurs utilisent ces compétences pour juger de l'intérêt des bibliothèques municipales, par ailleurs ils opèrent un système de classement (alphabétique, par genre ou par auteur) au sein de leur propre bibliothèque.

    3. Les souvenirs liés aux animations

    Les années 70 marquent le développement d'activités de sensibilisation active des enfants à la lecture au travers notamment de "l'heure du conte". Nous avons sollicité le souvenir de nos interlocuteurs sur l'existence et le suivi d'activités au sein de la bibliothèque.

    Alors que le thème environnemental suscite des descriptions précises et bien souvent des images chargées d'affectivité, la place et le rôle des activités proposées connaissent des traitements très différents d'une bibliothèque à l'autre (bien que chacune d'elles en aient proposées).

    Les lecteurs ayant suivi des activités autre que la lecture sur place et le choix des livres sur rayon se répartissent ainsi : à MARLY : 8 entretiens sur 10 ; à MASSY : 3 entretiens sur 9 ; à NOISY : 1 entretien sur 4

    Les animations citées sont par ordre d'importance :

    • lectures à voix haute effectuées par les bibliothécaires - 9
    • ateliers de travaux manuels (imprimerie, peinture sur soie, dessins) - 4 . théâtre et spectacles - 2
    • expositions - 2
    • animations - 1
    • jeux - 1
    • signatures de livres par des auteurs - 1

    Il semble que la régularité des activités et le fait que le projet d'animation soit intégré à la conception globale de la bibliothèque (programmation des activités, pièce spécifique, signalétique) permettant une lisibilité et une dynamique propres, constituent deux points forts de l'adhésion des enfants.

    4. L'influence de la perception de la bibliothèque enfantine sur les pratiques actuelles

    Comme nous l'avons souligné, l'étalon de mesure des faisceaux d'influences qui concourrent à la continuité de la pratique de lecture et de la fréquentation d'une bibliothèque est complexe à définir. Nous pouvons tenter de mesurer les effets à partir des deux questionnements suivants :

    • 1° L'appréciation positive ou négative de la bibliothèque enfantine, determine-t-elle des comportements d'adhésion ou de refus de la lecture et de la bibliothèque à l'âge adulte ?
    • 2° Existe t-il une corrélation entre des usages et pratiques mis en oeuvre durant l'enfance et ceux que développe le jeune adulte (emprunts et achats de livres notamment) ?

    Si l'on se réfère au tableau ci-dessous présentant la fréquence par ville de la continuité d'inscription en bibliothèque, on observe que :

    • la répartition des inscrits et des noninscrits à l'âge adulte est quasi-homogène, soit 11 inscrits et 12 non-inscrits et ce en terme d'échantillon global.
    • cependant il existe des disparités par villes : c'est à Marly que le nombre des interviewés encore inscrits est le plus élevé (6 sur 10), c'est à Noisy qu'il est le plus faible (1 sur 4).

    Si l'on ajoute à ce critère, celui de la continuité de l'inscription, on obtient le tableau ci-dessous.

    A Marly le taux de souvenir est important et les perceptions positives nettement majoritaires, c'est aussi cette ville qui connaît le taux le plus fort d'inscrits. Celui-ci ne tient cependant pas qu'à la fréquentation de la bibliothèque enfantine. Comme nous l'avons déjà noté, il s'agit d'enfants ayant été fortement incités à lire par un milieu lui-même lecteur et acheteur de livres. Ils ont eu accès aux livres par le biais d'un fonds familial qu'ils contribuent bien souvent à alimenter à l'âge adulte et d'une bibliothèque associative créée à l'initiative des parents et d'éducateurs acquis au développement de la lecture.

    La bibliothèque est un recours parmi d'autres lieux et d'autres pratiques (cumul des atouts). Dans le cas de Noisy, où les lecteurs sont plus âgés, plus actifs et tous satisfaits de leur passage en bibliothèque enfantine, le nombre d'inscrits à l'âge adulte est plus faible. Ce sont cependant tous des lecteurs réguliers. Le nombre de bibliothèque familiale est également faible et l'activité professionnelle est largement mise en avant pour expliquer le non-recours à une bibliothèque municipale.

    Le tableau de la page ci-contre fait le tri à plat des modalités d'accès aux livres, déclarées dominantes au moment des entretiens.

    Parmi les 23 personnes interviewées, 11 sont encore inscrites en bibliothèques. Cependant l'influence réelle de la bibliothèque est faible puisque sur les 9 lecteurs ayant recours aux emprunts, 2 seulement utilisent la bibliothèque de manière régulière et quasi-exclusive. Les emprunts et la circulation des livres (choix, test, discussions, échanges) se font majoritairement au travers de la famille puis d'un réseau d'amis, la bibliothèque permettant quant à elle une consultation et un choix sur rayon.

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    Répartition des appréciations positives et négatives et continuité d'inscription

    Lorsque le rejet de la lecture n'est pas explicitement mis en avant pour écarter le recours à la bibliothèque, les argumentaires s'organisent ainsi :

    • Les "forts lecteurs" écartent la bibliothèque, que certains utilisent cependant ponctuellement, au profit de l'achat. Ils mettent en avant la nécessité de "posséder" un livre, de "l'annoter", "le garder auprès de soi" (car un livre "ne se prête pas") pour des relectures éventuelles.
    • Les "faibles lecteurs" justifient leurs positions par les contraintes d'utilisation (horaires, nombres de prêts) ou la constitution de l'offre de lecture (classement, identification des genres, mauvaise actualisation ou absence de fonds susceptible de les intéresser). Ce sont également ces lecteurs qui évoquent la lecture comme une obligation ou une "roue de secours".

    En matière d'usage actuel de la bibliothèque, on note 4 profils d'usagers :

    • 1° ceux qui n'ont jamais recours à la bibliothèque (bien qu'ils y soient parfois inscrits) et, soit lisent très peu, soit sont de "forts lecteurs" mais acheteurs exclusifs ;

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    Modalités d'accès aux livres

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    Répartition par villes de différents usages actuels

    • 2° ceux qui ont toujours fréquenté et utilisé sans discontinuité la bibliothèque;
    • 3° les lecteurs qui ont recours à la bibliothèque pour des usages spécialisés et bien distincts. Nous en avons relevé trois :
      • - lire sur place pour, notamment, consulter les documents et périodiques ou constituer des dossiers professionnels, (le prolongement des devoirs scolaires). Nous parlerons dans ce cas d'usage documentaire
      • opérer une pré-sélection, un repérage avant l'achat. La bibliothèque remplit alors une fonction de test et de banc-d'essai ;
      • élargir le choix de la lecture à partir d'un thème ou d'un auteur.
    • 4° "les usagers-mixtes" qui ont recours à la bibliothèque de manière ponctuelle, comme appoint et complément, sans stratégie clairement pré-établie. Pour eux, la bibliothèque est avant tout un lieu de loisir ou de consultation, où ils effectuent sans risque une sorte de "picorage" et de flânerie. C'est l'achat à partir de propositions émanant de la famille et du cercle d'amis, qui constitue le signe distinctif du "vrai lecteur" et l'apanage de la vraie lecture.

    La dernière fonction de complémentarité, et de faible investissement (associée à un éclectisme revendiqué), est nettement majoritaire. Viennent en seconde position, les lecteurs toujours inscrits, soit qui ne fréquentent plus la bibliothèque soit insuffisamment pour qu'on puisse parler d'une véritable pratique. Les deux seules trajectoires continues de lecteurs de bibliothèques, se retrouvent à Massy.

    CONCLUSIONS

    Nous avions posé pour question initiale à ce travail : "Que sont nos lecteurs d'antan devenus ?".

    La méthode de recherche à partir des fichiers d'époque de 3 villes de la région parisienne, puis d'entretiens semi-directifs, a permis de retrouver puis d'interroger un peu moins d'un tiers de l'échantillon initial. Ces ex-jeunes lecteurs constituent un sous-groupe ayant des caractéristiques propres référant à la fois aux villes, aux C.S.P. présentes dans chacune d'elles, et/ou au protocole d'enquête. Ce sont :

    • une faible mobilité résidentielle de ces lecteurs, et/ou une forte stabilité résidentielle des parents ;
    • un taux important de cohabitation au sein de la cellule familiale des jeunes adultes suivant des études supérieures ;
    • un taux important de diplômés, notamment les filles ;
    • une adhésion minimale de la famille à un intérêt ou un projet pédagogique autour de la lecture.

    Le travail de confrontation des usages passés d'égo avec ses pratiques contemporaines, permet de mesurer, d'une part l'acuité de ses souvenirs (indice de l'investissement passé et présent dans la lecture) et d'autre part la stabilité ou la discontinuité de ses pratiques. La différence entre ces deux pôles autorise l'évocation du rôle de la bibliothèque enfantine comme l'un des facteurs incitateurs ou au contraire inhibants à la lecture.

    Les entretiens ont fait apparaître différents niveaux d'informations. Ceuxci concernent respectivement :

    • * la lecture proprement dite ;
    • * l'usage et l'image de la bibliothèque enfantine ;
    • les pratiques actuelles en matière de lecture et de loisirs ;
    • la perception et l'usage actuels de la bibliothèque.

    Lire constitue un ensemble complexe d'opérations nécessitant des compétences de déchiffrement, de classement et de labellisation. Accepter de produire un discours sur sa propre lecture met en jeu ces dimensions auxquelles se superpose la compétence du locuteur à structurer ses souvenirs puis à légitimer ses pratiques. Lire est donc un acte social, à la fois un signe d'appartenance à un milieu d'origine (famille - milieu scolaire), et signe de distinction, qui évolue avec la progression de la trajectoire scolaire et professionnelle de l'individu. Les trajectoires continues de lecteurs sont rares dans notre échantillon, nous dénombrons 2 lecteurs n'ayant abandonné ni la lecture, ni l'usage de la bibliothèque. On observe plutôt des "cycles de lecture" ou la "lecture plaisir" et la "lecture-travail" se succèdent ou "cohabitent".

    Toute question sur la lecture renvoie le locuteur à ce qui mérite pour lui d'être labellisé comme lecture. Nous avons vu à cette occasion apparaître des couples d'opposition très fortes structurant les pratiques lectorales : plaisir-déplaisir ; lecture plaisir-lecture travail ; évasion, détente-obligation ; pratique autonome-pratique contrainte. Par ailleurs, l'incitation à la lecture est également complexe puisqu'autour de celui qui inscrit, existe un réseau de personnes-relais pouvant jouer le rôle soit de test-maker, soit d'initiateur à un genre littéraire, ou encore de "relanceur" après une période d'interruption (nous avons rencontré deux cas, la relance s'opérant soit par la soeur ainée, soit par une professeur de philosophie au lycée).

    Enfin, lire remplit des fonctions distinctes, d'une part selon les individus, d'autre part selon les temps forts ou ruptures d'une même trajectoire.

    Les lecteurs peuvent ainsi rechercher : le confort ou le risque, l'initiation ou le conformisme, le réalisme ou la fiction, l'évasion ou le témoignage, un outil de formation ou une pratique de loisirs. De la même façon les usagers peuvent attendre d'une bibliothèque qu'elle soit un "self-service" ou un fonds sélectionné, qu'elle offre des possibilités de repérer rapidement des genres ou au contraire de flâner, incite à des parcours prescrits ou au vagabondage.

    Malgré un échantillon réduit, et une forte déperdition sur la ville de Noisy, nous avons globalement retrouvé :

    • une majorité de cadres moyens et supérieurs ;
    • une majorité de "faibles lecteurs" ;
    • une majorité de "faibles utilisateurs" de bibliothèque accordant par ailleurs à cet équipement un rôle complémentaire à l'achat et à la constitution d'un fonds propre de livres ;
    • des usages socialement différenciés de la lecture et de la bibliothèque en fonction des C.S.P.

    L'achat constitue la pratique de référence dominante à la fois des forts lecteurs (que l'on retrouve majoritairement parmi les classes supérieures) et des faibles lecteurs. Il est à noter l'importance des achats réalisés dans des grandes surfaces telles Parly II ou la FNAC. Celles-ci semblent mieux répondre aux attentes des lecteurs en matière de : classement, signalétique, mise en valeur et actualisation des fonds, coûts. Ces "espaces-librairies" qui se sont sensiblement développés proposent un fonds permettant une lisibilité rapide et efficace des livres, et ce d'autant plus que les grandes références de classement (largement simplifiés par rapport à la DEWEY ou la C.D.U.) sont cohérentes avec celles diffusées dans les médias (telle la presse magazine, la T.V...). Il faut également souligner l'importance des lecteurs inscrits à France-Loisirs : 5 parmi les inscrits en bibliothèque municipale, auxquels il faudrait rajouter ceux qui choisissent leurs lectures au sein d'une bibliothèque familiale largement alimentée par l'abonnement des parents à France-Loisirs.

    L'eclectisme revendiqué par les lecteurs des classes supérieures s'avère, dans la majorité des cas, fictif (1), il est cependant d'autant plus justifiable que le niveau d'études supérieures est élevé. La bibliothèque municipale est alors utilisée afin d'avoir accès soit aux nouveautés, soit à des livres qu'on ne souhaite pas acheter ou qu'on ne placerait pas dans sa propre bibliothèque. La "vraie lecture" renvoyant à l'achat et la bibliothèque personnelle à une attitude ostentatoire permettant de "classer" celui qui la constitue.

    La bibliothèque enfantine quant à elle, représente un des sommets d'un triangle dont les deux autres sont la famille et l'école. Il peut y avoir une conjonction d'incitations à l'égard de l'enfant pour qu'il lise ou au contraire une disjonction rendant à la fois plus difficile l'accès à la bibliothèque mais plus intense et durable son influence. Il apparaît, au travers de nos entretiens, que pour ces anciens lecteurs, le bon fonctionnement d'une bibliothèque enfantine se situe dans une combinaison harmonieuse, car équilibrée, entre le plaisir de la découverte et la structuration personnelle autour de règles de fonctionnement identifiées avec l'aide ponctuelle d'adultes éducateurs. Combinaison également entre une fonction éducative et une fonction de loisirs. La bibliothèque autorisant une sorte d'immersion dans les livres tout en fixant des repères. Comme plus tard pour l'adulte, la bibliothèque enfantine recèle par elle-même une image du savoir et de la lecture qui doit être jugée positive pour être réellement investie.

    A partir de ce qui précède, on peut donc penser qu'un soin tout particulier doit être apporté dans la conception des bibliothèques enfantines autour d'espaces spécifiques identifiés comme étant réservés aux enfants, mais qui trouvent un prolongement et une continuité dans un autre espace destiné aux adultes (bibliothèque tous publics).

    Ce lieu doit également posséder une image forte et générer des échanges permettant à la fois pour l'enfant la rencontre avec des supports (textes, images) et aussi avec d'autres enfants au travers d'un cadre identifié comme accueillant et bienveillant à son égard et qu'il ne situe pas dans une approche performative à l'égard de l'acte de lire.

    Ce qui favorise le développement de la lecture chez l'enfant c'est son inscription forte identifiée et relayée par des personnes qui ont une influence sur lui, à la fois dans une continuité et au sein d'une constellation plus large : famille, parentèle, amis.

    L'implication et le relais apportés par le milieu familial inscrivent la bibliothèque dans une véritable pratique de socialisation du jeune enfant et non pas dans un strict usage "instrumentaliste". La bibliothèque, en retour, suscite l'apprentissage de rituels, de codes et de symboles qui sont réinvestis ailleurs et trouvent leur prolongement au sein d'autres activités.

    La connaissance de ces activités annexes pourrait permettre aux bibliothécaires de développer des offres de lectures spécifiques autour de petits fonds de livres conçus comme des animations et traitant de ces activités.

    Enfin, compte-tenu de ce que nous avons souligné quant à l'importance de l'achat, la bibliothèque pourrait permettre aux jeunes enfants de mieux connaître et identifier des maisons d'éditions, des collections, des auteurs. L'accent étant plus porté sur la lecture et le livre que sur une pratique de consommation.

    Les entretiens de Massy ont été réalisés par Caroline de Saint-Pierre.

    Ceux de Marly et Noisy ainsi que la rédaction de ce rapport d'étude, l'ont été par Françoise Kersebet.

    Nous remercions vivement Patrick Parmentier pour son écoute attentive tout au long de l'étude.

    1. * Les interviewés sont identifiés à partir d'un code qui fait apparaître: la ville (Marly 1 à 10, Massy 11 à 19, Noisy 20 à 23), le prénom et l'âge de l'intéressé au moment de l'interview. retour au texte