Il est d'abord nouveau : tous les auteurs que j'ai pu consulter ont parlé au nom de leur expérience propre, souvent pour mettre à jour et rendre positive une réalité importante jugée par d'autres peu avouable sinon honteuse. Ici je vais essayer de parler pour l'avenir, d'écrire - en quelque sorte, la "chronique d'une élimination annoncée" - âmes sensibles, s'abstenir ...
Il est ensuite périlleux parce qu'il touche à la vocation même d'une bibliothèque nationale, et qu'il me faudra bien faire référence à la doctrine et aux usages de l'actuelle Bibliothèque nationale. Or, si cette doctrine est énoncée, les usages sont souvent mal connus. Périlleux donc, mais n'est-il pas pour autant nécessaire ?
Lorsqu'on participe - lorsqu'on a la chance de participer - à la naissance d'un projet immense dans ses ambitions et qui un jour prend sa forme et ses limites, il est impossible de ne pas s'interroger sur un tel sujet. Oui, pourra-t-on réellement conserver sans limite de temps tout ce que la future bibliothèque engrangera comme documents imprimés, sonores ou visuels ? Bâtissons-nous, non pas une, mais quatre tours de Babel ? Gardons-nous les yeux fixés sur le mirage d'une bibliothèque immatérielle, délicieuse construction qui empilerait ses cubes de silence et de vide, sans savoir que les cales du navire se chargeront d'une folle inflation des documents ?
Peut-être pensons-nous - vous êtes en droit de vous interroger - qu'après tout, avec ces centaines de milliers de m2nouveaux, nous verrons bien demain ? Mais au fait : peut-on se prétendre la "mémoire bibliographique" et ne pas tout conserver ?
Ces questions-là ne sont pas légères ni frivoles, elles pèsent aujourd'hui sur nos épaules et ce sont des questions auxquelles toute la profession est confrontée. Elles pèsent en termes d'investissement, de coût du M2, de coût d'équipement, de coût de chauffage, de fonctionnement, de coût d'entretien ou de restauration des collections. Notre mémoire est-elle trop "luxueuse", comme on le dit de notre système de santé ? Elles pèsent aussi, ces questions, en termes de responsabilité historique, car il nous semble qu'en choisissant de tout collecter ou non, de tout conserver ou non, de tout traiter ou non, nous façonnons, selon l'expression d'un colloque récent, "la mémoire du futur" (2) .
Je dis, "il nous semble" ; en effet, en préliminaire à cet exposé, je voudrais diagnostiquer, dans l'inconscient de la profession, un équivalent du "complexe de Pontmartain" dont José Cabanis a parlé pour la critique (3) .
Pontmartain fut un très sérieux et sévère critique du siècle dernier. Il nous a laissé ses "Mémoires d'un vieux critique". Cet homme a ceci de remarquable qu'avec une constance parfaite il a loué des écrivains aujourd'hui tombés dans l'oubli le plus total, et démoli avec un acharnement aussi continu les Flaubert, Bau-delaire, Stendhal, à qui il n'accordait ni talent, ni avenir. Se tromper avec autant de persévérance a quelque chose de tragique et de ridicule à la fois. Les critiques modernes, dit Cabanis, ont depuis acquis, sinon plus de lucidité, du moins cette crainte immense d'être démentis. Aussi, pour ne pas, pour ne plus se tromper, encensent-ils toute nouvelle tête apparue, et crient-ils au génie toutes les semaines.
Ai-je besoin de transposer aux bibliothèques cette expérience douloureuse ? Les bibliothécaires d'aujourd'hui ne jetteraient plus aux orties, bien sûr, les livrets de colportage et toute la littérature populaire d'autrefois pour garder tous en coeur les mêmes gros in-folio de la patrologie latine et grecque.
Trêve d'introspection ! Mon souhait n'est pas de mettre en doute ce dogme - la mission d'une bibliothèque nationale est de tout conserver - mais de me situer dans la marge des nuances. Je remarquerai, mais en passant, que ce dogme de l'exhaustivité est comme, par exemple, l'Immaculée Conception pour l'Eglise catholique, un dogme tardif. Si l'on revient aux sources, on lit en effet dans l'Ordonnance de Montpellier de 1537, que le roi lettré souhaitait garder en sa librairie "toutes les oeuvres dignes d'être vues".
Le désir d'exhaustivité, et toutes les conséquences pratiques qu'il comporte, appartient-il au domaine de l'utopie ? C'est-à-dire est-ce un de ces rêves nécessaires qu'on ne réalise pas ? Et la mémoire est-elle à ce prix ?
Il parait bien utile de s'arrêter un instant sur cette noble notion de "mémoire", pour voir ce qu'elle recouvre quand on l'applique aux collections de bibliothèques.
Ceci fait, j'aimerais vous faire revenir quelques années en arrière, pour ressusciter, grâce à la mémoire des mots, un colloque de l'ABF tenu en 1978 sur le thème "Conserver, éliminer". A cette occasion, le Conservateur des Imprimés de la BN, Roger Pierrot, fit une intervention d'une remarquable clairvoyance. Il m'apparaît utile de réexposer la problématique de Roger Pierrot, et, en contrepoint, de rappeler les solutions préconisées et de les apprécier avec le recul du temps.
On pourra alors mieux mesurer comment le projet Bibliothèque de France tente à son tour d'apporter une réponse à ces questions et on verra à quel point il s'inscrit dans des préoccupations anciennes. Cette perspective nous permettra, je l'espère (au delà d'une recherche de légitimité), de mieux cerner les interrogations actuelles, c'est à dire de mieux deviner avec quelles utopies nous vivons aujourd'hui.
Qu'en est-il de la mémoire appliquée aux bibliothèques ? Qui oserait douter que, tout uniment "les bibliothèques, c'est la mémoire", et que voir des livres disparaître, c'est perdre "des pans entiers de cette mémoire". Il y a cependant plusieurs choses derrière ce terme ou plusieurs niveaux à cette mémoire.
Il y a d'abord la mémoire des textes, plus précisément des états d'un texte. Préoccupation majeure au temps où le texte, manuscrit, circule sous forme de copies, occasions de fautes ou de variantes ; préoccupation toujours vivante à l'époque du livre artisanal où l'on pouvait corriger sur le marbre, où une volée de bois vert infligée de nuit à Molière le persuada de retirer les premiers feuillets d'une dédicace qui avait déplu. Préoccupation non éteinte aujourd'hui où on laisse paraître une oeuvre inachevée de Marguerite Yourcenar, toute encombrée de fautes et de scories, où un même éditeur (le Seuil) publie simultanément deux traductions du chef d'oeuvre de Selma Lagerlof, l'une complète, l'autre réécrite selon le goût français des années 30. Il n'y a pas, pour prendre un dernier exemple, une "Recherche du temps perdu", mais presque autant que d'éditions de ce texte (4) .
Il y a ensuite la mémoire de l'objet-livre (je prends ici le livre dans son sens le plus générique). Mémoire portée par sa technologie (comment ce livre est fabriqué depuis la presse à bras jusqu'à la moderne Cameron, avec quels matériaux, eux-mêmes produits selon certaines techniques, dans un contexte économique...), par sa forme ou sa figure (comment un texte est découpé, imposé, illustré, par quels caractères il est servi) et par le destin particulier de ce livre-là, acheté, revendu, donné, oublié, relié, annoté, souligné, sali...
Il y a enfin un autre niveau de mémoire, celui de la collection, du fonds, ou de la bibliothèque prise comme un tout - objet plus difficile à cerner, surtout quand cette collection est vivante encore. Cette mémoire là, c'est celle des catalogues, des descriptions, des inventaires. mais aussi des bilans, des statistiques, ....
Chacun de ces niveaux de mémoire est important : retrouver un texte, c'est tout autant retrouver un état (établir ce texte), qu'une ou des formes qui l'inscrive dans une histoire, une géographie et une économie, qu'une appartenance qui le lie à des savoirs, à une culture.
Mémoire des textes, mémoire des objets, mémoire des collections, ces niveaux de mémoire, aux frontières parfois indécises, sont utiles à distinguer. Pour s'en convaincre, il suffit de décliner, face à la question "Tout conserver ?", les trois niveaux cités : tous les textes ? tous les objets ? toutes les collections ? Face à cela, des objectifs - ou des rêves - différents.
Ces préliminaires posés, je voudrais reprendre la question telle qu'elle fut exposée en 1978. Roger Pierrot avait résumé son opinion en quatre idées forces, qui ont une résonance toute particulière aujourd'hui :
C'était pour lui la seule façon de faire face à une situation où se cumulaient un rapide accroissement de documents (plus de 2 km/an sans les périodiques), le développement des communications (1 160 000/an) et des photocopies (900 000/an). le faible pourcentage d'ouvrages donnés à relier (12 000/an) et la fragilité des supports papier. A chacun de ces axes, il proposait une solution concrète.
Pour le premier, il citait le circuit de sélection constitué par l'annexe de Versailles. Les cotes EL ("extension livres" et non "éliminables" comme de mauvaises langues l'ont parfois traduit), créées en 1965 permettent de stocker hors du quadrilatère "les livres scolaires, l'infra-littérature, la petite technologie, la vulgarisation religieuse". Mais en 1978, les bâtiments sont (déjà !) pleins et il envisage une décentralisation plus lointaine.
Pour le second, notre auteur propose une meilleure utilisation des 4 exemplaires du dépôt légal : l'un irait dans les magasins (donc pour la communication), le deuxième serait orienté vers le Centre national de prêt, le troisième servirait à alimenter les départements en usuels et fonds spécialisés, et le quatrième serait "un exemplaire de conservation de sécurité (sic) à stocker dans un silo à livres éloigné de Paris".
Pour répondre à la troisième préoccupation, Roger Pierrot parle de la micrographie, en précisant qu'il faut en même temps développer les techniques de conservation et de restauration du papier.
Sur le quatrième point, il rappelle que la conservation est "l'oeuvre collective des bibliothèques françaises, la Bibliothèque nationale est seulement au centre du réseau", et il appelle de ses voeux la réalisation d'un "catalogue en coopération".
Comment, de 1978 à 1988, jusqu'à l'annonce de la création d'une nouvelle bibliothèque, a-t-on essayé de répondre au programme annoncé par un des responsables de la Bibliothèque nationale ?
Pas de miracle d'abord sur le premier point . les magasins pleins ont continué à se remplir (à Versailles, on a créé le stockage "en profondeur"), et la seule tentative vers la province loin-taine (5) - qui concernait à vrai dire le Centre de prêt - a connu il y a peu un bien triste épilogue.
Sur le second point. Roger Pierrot n'avait pas été vraiment entendu : effectivement, le deuxième exemplaire du Dépôt légal a été orienté à partir de 1983 vers le Centre national de prêt, au départ seulement alimenté par des dons, pour ne pas dire par des bribes de collections dont personne ne voulait plus ; mais il ne s'agit en fait que d'une partie de cette "deuxième collection", puisque, comme Pierrot le dit dans le même exposé, le Centre national de prêt n'a pas une vocation de conservation : les "livres scolaires, l'infra-littérature, etc.. " n'y furent donc pas conservés.
Sur les deux (ou plus) exemplaires restants on prélève bien quelques usuels, les ouvrages intéressant les échanges internationaux, les attributions aux bibliothèques parisiennes, et depuis peu aux bibliothèques en région (Chambéry a reçu un moment les livres concernant la montagne) ; mais de collection de sécurité, rien encore.
Au besoin de transfert, a répondu dès 1979 le Plan de sauvegarde et la création du Centre de Sablé, puis de Provins : microfilmage de la presse, microfichage des romans français..., avancée considérable, mais les résultats atteints (100 000 monographies microfichées) sont encore loin des besoins recensés et la question demeure avec toute son acuité.
Enfin, sur le partage de la mission de conservation, Roger Pierrot a été en partie entendu. Sans revenir sur ce qu'a été comme tentative de catalogue collectif le projet LIBRA (un réseau sans la BN), il faut souligner les actions menées, à la suite du rapport Patrimoine des bibliothèques (1982), pour la conservation et la mise en valeur des collections anciennes et locales sur l'ensemble du territoire.
On a remarqué que la lucidité de cet ancien responsable de la BN n'allait pas jusqu'à revendiquer une "refondation" de sa bibliothèque ; il y a des choses inimaginables... C'est pourtant à ces mêmes questions - associées à celle, décisive, de l'affirmation de la Bibliothèque nationale comme grande bibliothèque pour la recherche et non plus seulement "bibliothèque de dernier recours" - que le projet Bibliothèque de France doit apporter une réponse globale, cohérente, sinon définitive.
Sur le premier point, on notera que la future bibliothèque, fière de ces 250 000 m2de planchers et ses presque 400 km de rayonnages (en très grande majorité des compacts) semble se situer dans cette utopie dénoncée par Roger Pierrot : bien sûr, on est à Tolbiac un peu moins au "coeur de Paris", mais c'est là qu'on prévoit de transférer non seulement tous les Imprimés et Périodiques de Richelieu, ainsi que la Phonothèque de la rue Louvois, mais aussi les "relégués" de Versailles, ces 60 km de documents jugés, comme on l'a vu, secondaires ou "infra-littéraires". Ainsi, dès le départ, plus de 150 km seront occupés à Tolbiac - et, le rythme d'accroissement des collections passant à 6,7 ou 8 km par an (tous documents confondus), le spectre de la saturation pourrait réapparaître à l'horizon d'une ou deux générations. Soit nous imaginons déjà ce congrès de l'ABF où nos successeurs viendront sourire de notre imprévoyance (ou même la dénoncer), soit nous envisageons dès maintenant le contrôle et la gestion de ce stock. Le contrôle des stocks - notion plus large que la gestion dynamique qui approche et éloigne les fonds selon les besoins de la communication - est dès aujourd'hui posé.
Pour parvenir à ce contrôle, nous travaillons à un modèle "dynamique" qui prend en compte les besoins de renouvellement des fonds en libre-accès (10% par an environ), un partage en documents très communiqués et peu communiqués, l'évolution de la demande de communication, les possibilités de transferts initiaux de certains documents, les campagnes de reproduction des documents incommunicables sous leur forme originale, et en fin de compte les choix de conservation ou d'élimination de certaines catégories : le modèle repose sur l'interaction permanente entre les sites, sans attendre la saturation de l'un pour redouter celle du second.
Sur le second point, nous répondons au souhait de Roger Pierrot. En effet, l'Etablissement public de la Bibliothèque de France, reprenant une recommandation émise par le rapport Conservation (1990), a programmé la dissociation des exemplaires de conservation et de communication, à travers le projet (un projet aujourd'hui au stade de l'APD) du Centre technique de Marne la Vallée. La répartition nouvelle des exemplaires devrait être la suivante : un pour la communication, recevant un traitement physique chaque fois que nécessaire ; un pour la conservation dite "absolue", orienté dès la réception vers les magasins de "stockage industriel" de Marne la Vallée ; le troisième d'abord utilisé pour établir la Bibliographie de la France, puis servant pour partie à la reproduction, et à l'instar du 4e exemplaire, aux diverses réattributions. C'est dire que sur ces deux derniers exemplaires, un tri, donc une élimination devra s'exercer. Deux remarques : l'usage effectif de la collection de recours est difficile à décrire aujourd'hui. Posée à un groupe de travail (Politique patrimoniale), elle est restée sans réponse. Sans doute faudra-t-il quelques années pour mieux percevoir quelle part,de la production éditoriale française il convient de protéger en conservant deux exemplaires papier, et pour quelle part, la moins consultée, une copie micrographique ou électronique s'avérera suffisante. Cependant cette question peut intéresser la capacité à terme de ce Centre (qui n'est pas infinie ou plus), et qui accueillera, à une date qui pourrait être 1996, 3 ou 4 km de documents imprimés et audiovisuels par an.
Seconde remarque : les espoirs mis dans le Centre de prêt pour alléger la pression sur la collection nationale ont été déçus. Le coût de constitution et de gestion d'une collection de prêt paraît aujourd'hui excessif en regard de l'usage qui en est fait. La politique d'épuration des bibliothèques universitaires et municipales par le biais d'un tel centre a aussi vécu. Ce qui séduit sur le papier ne tient pas toujours face au poids de la réalité, en l'occurrence des tonnes de périodiques dépareillés. Si le futur service de prêt s'oriente vers une politique nouvelle (réorientation bibliographique ou service de reproduction à partir des collections existantes) qu'adviendra-t-il de la collection du Centre national de prêt ? Peut on, en particulier, passer par pertes et profits 12 ans ou plus de dépôt légal, même incomplet ? Pour ma part, je souhaite qu'on y voit l'ébauche de cette collection de recours, et que, à l'occasion des opérations de maintenance, il soit possible de remplacer, pour la communication, l'exemplaire dégradé par un exemplaire neuf, relié pour l'occasion et même microfilmé au préalable si cela s'avère nécessaire.
Cette articulation permanente entre un fonds de communication proposé sans restriction et un fonds de recours, (portant au départ sur la période limitée, correspondant à la collection du Centre de prêt), serait ainsi un terrain d'expérience - qui nous permettrait de mieux penser l'usage futur de la collection de "conservation absolue".
Sur la question des documents fragiles et de la politique de transferts, le projet Bibliothèque de France veut apporter non pas une, mais un ensemble de réponses. Disons d'abord que le chiffrage des besoins, rapporté aux coûts actuels des procédés (micrographie) a permis de dire qu'un milliard de francs au moins serait nécessaire au simple transfert des informations ! Ceci sans prendre en compte la sauvegarde des originaux - et sans estimer les besoins nouveaux (de nombreux documents sont encore imprimés sur de mauvais papiers).
Aussi, pour rester dans le domaine du réel, nous souhaitons à la fois développer le microfilmage de sauvegarde, grâce aux ateliers de Tolbiac et de Marne-la-Vallée (35 caméras contre 12 aujourd'hui), et aux prestataires extérieurs, en couplant, chaque fois que possible ces programmes avec ceux de la numérisation, et d'autre part assurer des programmes importants de désacidification et de renforcement des papiers, en rendant industriel un procédé révolutionnaire en cours de développement avec des partenaires privés. Enfin procéder à du "microfil-mage à la source". Ce dernier point posera avec acuité la question de la conservation, sous une forme papier, de tous les documents... en deux exemplaires.
Sur la question enfin du réseau et du catalogue collectif, le projet Bibliothèque de France a permis, nul ne le conteste, des progrès spectaculaires. Nous voici en train de rattraper le temps perdu à grandes enjambées. Je voudrais souligner ici que ce catalogue et le réseau qui le sous-tend se bâtissent en assemblant des fonds spécialisés (fonds d'excellence, fonds anciens, fonds régionaux) et que s'appuyant sur une actuelle répartition, ils esquissent une future "carte documentaire" du pays - donc qu'ils mettent chaque bibliothèque face à la maîtrise de ses fonds. Il ne s'agit plus de reporter ailleurs (sur le Centre national de prêt, sur des centres régionaux comme on a pu le préconiser au début des années 80) le soin de faire le tri : chaque bibliothèque, de la plus petite à la plus grande, devra dire ce qu'elle veut conserver. Cela signifie au fond qu'un réseau n'institue pas par décret la décentralisation des collections, et que les fonds qui se constituent doivent s'appuyer sur la réalité géographique, économique, humaine, des collectivités.
Voici donc, un peu sommairement, les réponses les plus récentes à ces vieilles questions. Je voudrais avant de conclure revenir sur cette ambition d'être la mémoire totale. Sur la mémoire des textes, je dirai qu'elle est possible avec les procédés actuels ou avec des procédés nouveaux, comme la numérisation, donc que nous ne devons pas y mettre de limite, pour notre patrimoine national, pour chaque patrimoine régional ou local. Les accidents, les destructions involontaires ou volontaires, les omissions sont bien assez nombreuses.
Pour celle des objets, nous avons déjà "bénéficié" en quelque sorte pour les collections anciennes de tous les tris de l'histoire ; n'y ajoutons pas notre ignorance. Mais garderons-nous tous les objets futurs ? Non, certainement, si nous voulons les conserver bien. Nous procéderons sans nul doute, après avoir mis "en boîte" texte et images, à l'échantillonnage de certains documents. Le microfilmage ou la numérisation à la source permettront un jour prochain de mener cette politique sur des documents comme les gratuits, les annuaires, les prospectus commerciaux.
Quant à la mémoire des collections, elle me semble très préoccupante. Les bibliothèques françaises bougent beaucoup, la plupart ont vécu une informatisation récente, un déménagement dans de nouveaux locaux. La conservation des anciens inventaires, des catalogues imprimés est capitale. Celle des fichiers aussi, sous une forme papier ou en microfilm. L'informatisation, la conversion rétrospective ne doivent pas conduire à faire du passé, trop vite, table rase. Quant aux fichiers informatiques où l'on peut si facilement (parfois sans le vouloir) "gommer" une référence, ils posent un problème nouveau. Conserver des sauvegardes annuelles devrait être suggéré, ainsi que des listes d'acquisitions. C'est l'ensemble de ces traces, que nous inscrivons jour après jour, qui, croisées, constituent la mémoire des bibliothèques, plus qu'une impossible accumulation à quoi on réduit trop vite la mission de conservation.
Si elle a la volonté et les moyens de traiter dès aujourd'hui l'ensemble de ces questions - et non d'en remettre à demain la solution - la Bibliothèque de France sera, avec une part d'utopie et beaucoup de réalisme, un des lieux privilégiés où s'élabore la mémoire.