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Synthèse des conférences du congrès de l'ABF Bibliothèques et mémoire

1993
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    Synthèse des conférences du congrès de l'ABF Bibliothèques et mémoire

    Par Bruno Bodin
    Bull (programme de recherche : prospective des usages des technologies de l'information)

    à Introduction : les six conférences écoutées

    J'ai hésité à présenter publiquement cette synthèse et la première raison de cette hésitation est que je n'ai pas eu la possibilité de suivre toutes les conférences, c'est pourquoi je vais donner pour commencer la liste des conférences que j'ai pu suivre intégralement.

    La deuxième raison de mon hésitation est, bien sûr, mon intrusion dans un domaine dont je ne suis pas spécialiste : j'ai été amené, dans mon travail de recherche sur les usages des technologies de l'information, à étudier un grand nombre d'applications de gestion électronique de documents, dont l'informatisation des bibliothèques ne représente qu'une faible partie.

    Mais les six conférences que j'ai écoutées m'ont tellement passionné, et les enseignements que j'en ai tirés pour mon programme de recherche m'ont paru tellement importants. que je me suis décidé à faire partager ceux-ci par cette synthèse qui. je l'espère, vous intéressera.

    Voici donc pour commencer la liste de ces six conférences : Pour un service public de la mémoire ? par Jean-Michel Leniaud (Directeur à l'Ecole pratique des hautes études) : Mémoire technique et économie par Bernard Stiegler (Maître de conférence à l'Université de Compiègne) ; Mémoire et information : l'expérience de la Bibliothèque Nationale d'Ecosse par Antonia J.Bunch (Director, Scottish Science Library of Scotland) ; Conservation et valorisation par Jean-Marie Arnoult (Directeur technique à la Bibliothèque Nationale) ; Gestion des fonds et éliminations en bibliothèque par Jean-Paul Oddos (Chef de projet à la Bibliothèque de France) ; Pilon et réimpression : que font les éditeurs ? par François Gèze (Editions La Découverte)

    Je pense que les titres des conférences sont très clairs, et je n'en ferai pas le résumé puisque j'en citerai les principaux arguments pour illustrer ma synthèse. Mais en regardant les mots de ces titres mis côte à côte, j'ai découvert visuellement le principe même, l'intention profonde de votre beau métier.

    En effet, dans les titres des trois premières conférences, les mots accolés à "Mémoire" sont successivement : "Service", "Economie", "Information" , et la phrase qui tombe littéralement sous le sens est : "Service et économie de l'information".

    Et dans les titres des trois dernières conférences, je sélectionne les mots suivants : Valorisation " . "Gestion ", "Editeurs", ce qui donne la phrase : "Valorisation et gestion de ce qui est édité".

    Ces deux bouts de phrase résument bien, je pense, l'esprit de ce congrès, et je vais construire ma synthèse en deux parties correspondant à ces deux "déclarations d'intention", en commençant par la deuxième :

    en première partie, je regrouperai tout ce que les conférenciers ont développé comme problèmes par rapport à la mise en valeur et à la gestion des fonds, et j'appellerai cette première partie "La mise en valeur des fonds face à trois écueils" ;

    en deuxième partie, je proposerai une grille d'analyse pour donner une vision prospective des arguments développés par les conférenciers en terme de service avec le titre "Les trois économies du service de l'information".

    Enfin, en guise de conclusion, je vous ferai part de mon intérêt croissant à constater dans les applications informatiques des entreprises industrielles et commerciales, une demande pressante de mémoriser autre chose que les "données" informatiques traditionnelles, et ce sera l'occasion de faire l'inventaire des types de mémoire qui, à coté de celles dont vous avez la charge, constituent "Le phénomène mémoire dans l'économie moderne".

    M Les trois écueils à la mise en valeur des fonds

    J'ai repéré dans les propos des conférenciers, trois dangers qui guettent les responsables de la constitution et de la mise en valeur des fonds documentaires, ce que j'appelle "l'appréciation primaire", "l'économisme primaire", et "la médiatisation primaire".

    L'appréciation primaire

    Ce premier écueil est celui qui consiste à porter un jugement hâtif sur ce qui doit être conservé dans les bibliothèques, deux des conférences ont abordé ce problème de choix absolument crucial. Le complexe de Ponmartin tout d'abord : ce sévère critique du 19e siècle s'est trompé avec une constance extraordinaire, louant des écrivains oubliés, honnissant Flaubert auquel il ne prédisait aucun avenir. Les critiques modernes sont beaucoup plus prudents nous rassure Jean-Paul Oddos : ils crient au génie pour tout le monde.

    L'uniformisation ensuite, danger plus général, cité par Jean-Michel Leniaud : l'internationalisme libéral fait de l'échange économique le seul critère de valeur universelle. "Et nous-mêmes aujourd'hui, que demandons-nous de plus à garder et à transmettre, à recevoir et à donner que l'anglais et l'ordinateur" : cette citation désabusée est extraite par Leniaud d'un article du Monde sur le récent colloque "littérature et nationalités".

    Le théocratisme mémorial enfin, belle expression du même conférencier : le service public de la mémoire ne doit pas inclure le droit de dire ce qu'est la mémoire, ce qui doit être conservé.

    Et l'on pourrait résumer ces trois périls en imaginant un corps de Critiques d'Etat, rattaché au Ministère de l'Economie, qui aurait le monopole de la qualification des biens de culture. Fort heureusement nous sommes loin de cette vision orwellienne.

    L'économisme primaire

    Ce deuxième écueil à la mise en valeur des fonds est commenté par Jean-Michel Leniaud : le rendement culturel serait mesuré à l'aune du nombre de visiteurs pour un musée par exemple, sorte d'audimat du patrimoine, ce qui pourrait entraîner la destruction de musées aux fonds inestimables...

    Et le conférencier fait allusion à un rapport du CNRS sur le patrimoine vu comme "luxe de la conservation" : "le patrimoine doit être utile", note ce rapport, et conservé en fonction de son utilité pour éclairer les grands choix de l'avenir, véritable "appel à la censure" conclut Jean-Michel Leniaud. Je reviendrai sur cet aspect des choses dans la deuxième partie de cette synthèse.

    La médiatisation primaire

    Le troisième écueil à la mise en valeur des fonds est souligné par Bernard Stiegler, quand il évoque "la télécratiela couverture médiatique, "qui organise son propre oubli massif et immédiat" avec pour seule base la valeur marchande de l'information ("mon journal vaut aujourd'hui 7 francs et demain vaudra zéro") et qui bien sûr organise aussi une sélection événementielle : "un événement non couvert n'est pas un événement".

    Je mettrai dans cette lignée la redoutable mode des "best of", qui à la limite fera retenir dans toute la musique ancienne par exemple, les seuls passages qui auront été sélectionnés pour la publicité. Il s'agit là d'une autre forme de censure des fonds : la censure par amnésie.

    Un autre effet de médiatisation primaire est développé par Jean-Marie Arnoult : l'hypertrophie de la mise en scène. Il parle d'abord des expositions, qui ont tendance à devenir "plutôt des exhibitions que des expositions", et où le problème de la relation avec les scénographes, qui n'ont d'autre souci que la mise en scène, joue au détriment d'une pédagogie de l'exposition. Arnoult qualifie même de "fétichiste" la distribution de produits dérivés autour des expositions comme "les profils de nymphettes de Boucher sur des torchons", "ça se vend" ajoute-t-il . Mais nous verrons plus loin que ces produits dérivés ont d'autres vertus.

    Complexe de Ponmartin, uniformisation, théocratisme mémorial, rendement culturel, utilitarisme du patrimoine, télé-cratie, hypertrophie de la mise en scène : sombre tableau des risques qui guettent la conservation et la mise en valeur des fonds. Mais fort heureusement, tous les conférenciers montrent que votre profession ne se laisse pas abattre et j'ai trouvé dans la deuxième partie de mon "best of Chambéry" d'extraordinaires ferments d'espoir, où les technologies de l'information jouent d'ailleurs un rôle essentiel.

    M Les trois économies du service de l'information

    J'ai repéré dans les propos des conférenciers, trois visions du service de la mémoire-information, correspondant à trois conceptions de l'économie, que je me suis permis de nommer ainsi : "l'éléphant dans la porcelaine patrimoniale", "le service de l'héritage hérité", et "la conservation économiquement recyclable".

    L'éléphant dans la porcelaine patrimoniale

    Le premier niveau d'économie correspond au traitement du risque d'économisme primaire évoqué ci-dessus. et qui risque de faire les dégâts suggérés par le titre de ce paragraphe.

    Au delà de la conception strictement utilitaire du patrimoine culturel, ce risque est évoqué en termes à la fois très concrets et très émouvants par l'éditeur François Gèze qui nous rappelle qu'en France. 50 millions de volumes par an sont détruits sur 350 millions produits. Sa description des trois sortes de pilon (pilon partiel. pilon des retours, et surtout pilon total). est tout simplement terrifiante pour un auteur, je vous le garantis.

    Cependant François Gèze nous décrit avec beaucoup d'intelligence, et beaucoup de sympathie en particulier pour les ouvrages de sciences humaines, le processus de décision de réimpression. "la décision la plus difficile" : comment faire pour maintenir en rayon un ouvrage de fonds dont la première édition va s'épuiser, qui continue à se vendre régulièrement, mais à un rythme insuffisant pour justifier économiquement sa ré-impression ? Mais il souligne aussi le risque de cassure entre les professionnels de l'édition et les "ingénieurs" de la distribution, qui "ont optimisé économiquement sans tenir compte de politique éditoriale ou culturelle", ajoutant qu'une prise de conscience de ce risque permettrait de le gérer.

    En ce qui concerne les bibliothèques, et bien qu'elle ne se soit pas exprimée à Chambéry, je tiens à citer ici Anne-Marie Bertrand, auteur d'un article au titre évocateur : "Compter", dans le numéro 151 du Bulletin d'informations de l'ABF. "Compter : qui. quoi, pour quoi ?". . Compter les inscrits, les usagers, les emprunteurs, les entrées, les consultations sur place, ou... les conversations sur les livres : cet article pose de manière précise et ouverte les questions qui permettent d'échapper aux raisonnements simplistes du "rendement cul-turel"... ce qui nous conduit tout naturellement au deuxième niveau d'économie.

    Le service de "l'héritage hérité"

    Ce deuxième niveau de conception de l'économie de l'information et de gestion du patrimoine est parfaitement symbolisé dans l'expression de Pierre Bourdieu. citée dans la première conférence par Jean-Michel Leniaud : le patrimoine, c'est l'héritage hérité. Leniaud désigne le bibliothécaire comme "le médiateur. celui qui choisit ce qui sera hérité". médiateur "entre un ensemble de litres et le public ail service du public, donc.

    Et le même conférencier fait remarquer que le grand changement dans le service public de la culture a été le passage progressif d'une administration de police à une administration de prestation .

    Et là nous sommes loin de la bibliothèque de cauchemar décrite par Umberto Eco dans "Bibliotheca" dont l'une des caractéristiques serait : "le bibliothécaire devra considérer le lecteur comme un ennemi, un désoeuvré (sinon il serait au travail), un voleur potentiel".

    On trouve aussi la notion de service développée dans la conférence d'Antonia J. Bunch qui souligne que les bibliothèques nationales voient maintenant dans leur mission "à la fois la conservation et la mise a disposition du patrimoine documentaire de la nation", et que ce service doit s'appuyer sur "la compétence d'un personnel spécialiste hautement qualifié".

    Je me permets de souligner ici toute la différence qui existe entre la vente d'un "best of", acte d'économie primaire de consommation, et le service d'intermédiation entre le patrimoine et le public, action d'économie de niveau supérieur où se produit un échange tel que la valeur de la chose échangée est irréductible à sa valeur avant l'échange.

    Ce thème de la valeur de la chose, transformée par la nature de la relation qui est en jeu dans l'échange, est au coeur d'une économie de service encore à venir. Bernard Stiegler l'affirme : "le fonds documentaire est irréductible à un fonds de commerce". C'était l'un des thèmes essentiels de Pierre Bourdieu cette année au Collège de France dans son cours "Les fondements sociaux de l'économie .

    a La conservation économiquement recyclable

    Le troisième niveau d'économie, est je crois le plus nouveau et. même s'il vous paraît trivial à vous du fait de votre métier, c'est le plus difficile à faire comprendre aux économistes rationalistes : faire admettre à un financier, que l'organisation de la mémoire collective est un investissement porteur, ce n'est pas simple dans une entreprise industrielle et commerciale.

    Le premier indice de cette nouvelle vision nous est donné à Chambéry par Jean-Marie Arnoult : la première étape, c'est le faux comme oeuvre de conservation, le fac-similé qui "évite d'avoir recours au document original". Et c'est là qu'on voit apparaître la technologie comme facteur de démultiplication de la mémoire diffusée, par les microformes d'abord, et par les technologies modernes plus puissantes dont il sera question abondamment aujourd'hui.

    De ces nouvelles technologies, Bernard Stiegler nous donne un tableau prospectif : "le lecteur sans hypertexte, au champ limité à quelques dizaines de pages", acquiert "avec l'hypertexte une visibilité totale sur l'ensemble du fonds".

    Et ceci nous amène à introduire la nécessaire distinction faite par Jean-Paul Oddos sur les trois niveaux de conservation :

    • 1) conserver les textes ("pas de limite, les accidents sont assez nombreux") ;
    • 2) conserver les objets ("il y a eu le tri de l'histoire, pour le futur : faire un échantillonnage"),
    • 3) conserver les collections ("la conservation des inventaires est fondamentale").

    L'hypertexte permettra évidemment d'utiliser au maximum le premier niveau de conservation : les textes. Cependant, la séparation du texte et de l'objet livre qui le contient initialement, pose un problème, et Jean-Paul Oddos cite à ce sujet le livre de référence de McKenzie "La bibliographie et la sociologie des textes" qui montre les variations de sens introduites historiquement par les différents modes de reproduction et de lecture.

    On va encore un peu plus loin dans cette nouvelle économie de la conservation avec Jean-Marie Arnoult qui nous fait remarquer à propos du programme de numérisation des Archives Générales des Indes à Séville. que les usagers acquièrent par cette numérisation "un instrument de travail complémentaire" avec la possibilité de "lire à l'écran des choses illisibles sur le document lui-même... sous la tâche d'encre". On touche là l'un des attributs les plus passionnants de la technologie, également développé dans le domaine architectural (reconstitution aidée par ordinateur du temple de Karnak aux différentes époques de son histoire) : faire lire ou voir, à partir des objets conservés, des éléments indiscernables directement dans ces objets.

    On fait encore un pas de plus dans cette économie de la conservation avec le récit de Jean-Marie Arnoult sur le projet "Mémoire du Monde" de l'UNESCO, et sa première application : la numérisation de 15 000 documents de la grande mosquée de San'a au Yemen, découverts "mouillés, dans un état lamentable" : les documents progressivement numérisés font l'objet de produits dérivés (calligraphies, historiques, catalogues...), mis sur le marché, la vente des produits dérivés permettant de ré-injecter de l'argent dans la sauvegarde des documents qui restent à traiter.

    "Aspect très révolutionnaire" de la conservation conclut le conférencier qui consiste à "trouver des systèmes pour que le patrimoine puisse être sauvé" : une boucle économique conservation - recherche - culture - conservation.

    Enfin, la clé de cette boucle économique nous est donnée avec l'exemple des images de la terre prises par le satellite Spot : 200 000 images par an, images en danger sur leur support d'origine. Chaque image représente un carré "incunable" de la terre, qui prend "avec le temps une valeur tout à fait étonnante". Or, conserver 200 000 images par an, "il n'y a pas d'argent pour faire çà".

    Et c'est un participant du congrès qui, s'adressant au conférencier, tire la conclusion de cet exemple, et du congrès tout entier : "Cet exemple de Spot est très représentatif : il faut intégrer le coût de la conservation dans la production, sinon nos professions en bout de chaîne ne pourront pas assurer cette conserva-tion".

    a Conclusion : la montée du phénomène mémoire dans l'économie moderne

    Ce congrès de Chambéry de l'Association des Bibliothécaires français, est représentatif de tout un courant de création d'un véritable cycle économique de la mémoire, où les technologies de l'information se révèlent indispensables.

    Ce qui est frappant, c'est que pas une entreprise, pas une administration ne peut se permettre de passer à côté de ce cycle, qui constitue le prochain big bang informatique.

    Les "data", les données, conservées dans les fichiers informatiques actuels sont bien loin de satisfaire la demande d'information "riche" contenue dans les documents de textes, d'images fixes, d'images animées, de sons, qui dorment dans l'histoire des entreprises, ou dont la création est en cours ou à venir.

    Pour vous en convaincre, je vous donne pour terminer la liste des domaines de mémorisation que j'ai eu l'occasion d'observer à propos d'applications informatiques :

    • les mémoires techniques : toutes les documentations techniques, en particulier pour la maintenance des objets complexes (ordinateurs, avions, véhicules automatiques, centrales nucléaires...) ;
    • les mémoires réglementaires : tous les documents sur les lois, règlements, jurisprudences, accords de partenariat (par exemple la réglementation concernant la diffusion des médicaments, l'exportation de produits agro-alimentaires, le fonctionnement des ascenseurs...) ;
    • les mémoires administratives : tous les documents contenus dans les dossiers (dossiers de prêts dans les banques, dossiers des personnels employés...) ;
    • les mémoires commerciales : tous les documents concernant la totalité des circuits commerciaux (catalogues, bons de commandes, avis de livraison, factures...) ;
    • les mémoires sociales : tous les documents concernant la protection sociale (Caisses d'allocations familiales dossiers d'accidents du travail ...) ;
    • les mémoires culturelles enfin que vous représentez pleinement, mais qui concernent aussi de plus en plus les entreprises où l'on commence à s'apercevoir que la "censure par amnésie" n'est, finalement, pas un choix très "rentable" : l'un des programmes de recherche européen auquel nous participons avec Matra s'appelle "Mnemos", et consiste à créer l'environnement logiciel propre à constituer les mémoires d'entreprise.

    Dans beaucoup d'entreprises, on commence aussi à considérer que toute production d'"objet informationnel" devrait intégrer au niveau de la conception, le coût de sa conservation et de sa consultation ultérieure.