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    La mémoire de la profession

    Par Noë Richter, Conservateur en chef honoraire
    Pour aborder un sujet aussi nouveau pour nous, il convient de définir ces deux termes, Mémoire et Profession, que des oreilles de bibliothécaires peuvent entendre dans des acceptions multiples.

    La mémoire d'abord. Des brillantes et subtiles variations de Pierre Nora et de quelques autres historiens et socio-graphes sur ce thème, j'ai retenu que la mémoire est un vécu collectif qui se cristalise sur quelques objets et quelques personnes transmis aux générations à venir comme objet de culte. J'en ai retenu que cette mémoire est subjective, sélective, oublieuse, déformante, et aussi singulièrement fragile, puisqu'elle est périodiquement emportée et anéantie par les révolutions de l'histoire. Symbolique et fétichiste, cette mémoire est le ciment indispensable à toute collectivité vivante dont elle assure la cohésion, la stabilité et la continuité.

    Mais est-il bien pertinent de parler de notre mémoire quand nous savons que le métier de bibliothécaire n'a affirmé sa spécificité qu'à une époque tardive, même si la fonction est attestée depuis des millénaires ? De fait, si la lecture publique, plus récente encore que le métier, s'est forgé des héros et des mythes fondateurs, je n'ai rien découvert de tel dans les autres secteurs de nos activités. Voilà pourquoi je placerai mon propos sur un terrain plus concret, celui des matériaux de la mémoire, et le parlerai en définitive moins de mémoire que d'histoire. Celle-ci est une reconstruction rationnelle et objective du passé. Découvrant nos origines et dégageant les constantes et les lignes de force de nos activités. elle nous installe dans la continuité et la cohérence, et cet enracinement, qui nous protège du bibliocentrisme et de l'aventurisme, est de nature à éclairer et à étayer les décisions et les actes qui engagent la profession. La question posée aujourd'hui par l'ABF est donc celle-ci : comment réunir, trier et conserver les matériaux d'une histoire professionnelle qui est encore en gestation et qu'il nous faudra bien écrire un jour ?

    Voilà pour la mémoire. La profession ensuite. Comment la définir ? Les origines et les composantes du pouvoir professionnel dont nous sommes dépositaires ont été analysées par plusieurs des auteurs de l'Histoire des Bibliothèques françaises. Leurs propos s'ajustent assez bien. Le désir d'identité a poussé des bibliothécaires à proclamer la spécificité de leur domaine par rapport à des secteurs voisins dont ils étaient souvent issus : l'érudition et la recherche, les lettres. l'enseignement, l'action sociale. En le faisant, ils se démarquent aussi du bénévolat militant, religieux, philanthropique, intellectuel, socio-culturel, qui a accompagné le développement des bibliothèques pendant deux siècles. Cette autonomie auto-proclamée, le bibliothécaire l'a confortée par l'élaboration de règles et de procédures, qu'il érige en corpus et vulgarise dans des manuels d'application. A un degré supérieur, cette normalisation prend une dimension éthique avec les codes de déontologie. Et peut-être le congrès de l'ABF accède-t-il à un sommet en s'interrogeant sur ce qui est le fondement de toute collectivité : une mémoire et une culture communes, dont nous auront à dire si elles sont réalité, objets de désir, ou simples vues de l'esprit. Quel qu'en soit le niveau, cette normalisation de la pratique renforce la conviction de la spécificité professionnelle et débouche sur une double revendication : la formation obligatoire au métier et la sanction par le diplôme d'une part, la reconnaissance par la puissance publique, c'est-à-dire un statut légal d'autre part.

    En moins de trois minutes, je viens de résumer quatre siècles d'histoire. Mais les choses ne se sont pas passées aussi uniment, aussi linéairement, aussi synchroniquement. Si la bibliothéconomie naît au dix-septième siècle, son corollaire, la formation, est esquissée au dix-neuvième et devient opérationnelle au vingtième seulement. Quant aux statuts et aux corps spécialisés, ils sont postérieurs à 1950. Mais ceci ne concerne que l'institution noble et le secteur public. Le bibliothécariat n'a jamais été constitué en ordre comparable à ceux des avocats ou des médecins. Le titre n'est pas protégé, et chacun peut se dire bibliothécaire pour peu qu'il en exerce la fonction. Or ceux qui nous gouvernent sont peu sensibles à la spécificité dont nous nous prévalons et celle-ci a a souvent été mise en cause par des tiers. Berna-dette Seibel met l'accent sur ce qu'elle appelle une "dévaluation symbolique de l'identité professionnelle du métier" au cours des dernières années. Nous percevons en effet un recul de notre initiative, voire même une dépossession, dans les domaines où nous pensions détenir un monopole : la formation et les recrutements, l'animation, l'historiographie et la sociographie du métier où l'Université entre en force, la lecture enfantine avec la reprise en main des bibliothèques scolaires par les enseignants à tous les degrés.

    Ce retour de l'histoire invite à briser les cloisonnements administratifs et corporatifs, et à donner une définition extensive de la profession. Avec d'autres, les bibliothécaires participent à une fonction sociale de communication et de médiation du patrimoine spirituel, intellectuel et culturel. De tout temps, avec des titres diverses,-bibliothécaire, médiathécaire, documentaliste-, ou pas de titre du tout, des hommes et des femmes, professionnels ou bénévoles, à temps plein ou partiel, ont sélectionné les supports matériels sur lesquels sont fixés le savoir, les inventions, les rêveries et les actes qui ont ponctué la marche du monde, et ils les ont organisés en collections accessibles à chacun selon ses capacités. Ces hommes et ces femmes sont dépositaires d'un vécu passé et présent dont il nous faut réunir les témoignages pour en faire cette mémoire collective sans laquelle nous ne pourrons jamais reconstituer et écrire l'histoire des bibliothèques.

    Dans son état actuel, cette mémoire défie toute synthèse parce qu'elle est fragmentée et dispersée. Les documents administratifs sont dans les archives, les bibliothèques, les associations, mais leur dissémination en rend la consultation difficile. Quant aux archives et aux correspondances privées, leur localisation même est aléatoire. Or elles corrigent le conformisme et la sécheresse des archives administratives par une spontanéité, une humanité, un humour parfois, qui font le bonheur de l'historien, à qui elles présentent l'image vivante d'un milieu professionnel aux facettes multiformes. Or ces archives privées sont en péril parce que leurs possesseurs, lorsqu'ils arrivent en fin de carrière et en fin d'existence, ne savent qu'en faire. Par pudeur, et par respect des autres, ils sont souvent tentés de les détruire. Et s'ils ne le font pas, soyons assurés que leurs héritiers se chargeront de pilonner ces papiers, qui n'auront plus pour eux de pouvoir évocateur.

    Depuis quelques années, nous avons vu disparaître cinq femmes pionnières qui ont incarné, chacune à leur manière, la générosité et les idéaux d'une profession en pleine effervescence dans les années vingt et trente : Myriem Foncin, Yvonne Oddon, Victorine Vérine, Claire Huchet et Marguerite Gruny. La dernière m'a communiqué des dossiers et des correspondances, et nous avons parlé ensemble du sort de ces documents. Or, Marguerite Gruny n'était pas seulement la mémoire de l'Heure joyeuse. Je devrais dire des Heures joyeuses, puisqu'elle a parrainé la plupart des sections enfantines créées en France jusque vers 1950. Elle était celle de la lecture publique encore au berceau, et celles des bibliothèques populaires municipales de Paris avant qu'un corps professionnel y fut institué en 1941. Elle était aussi mémoire associative, celle de l'ABF et de l'ADLP. Où sont les archives de ces pionnières ? Elles nous seraient bien nécessaires pour comprendre cette période obscure de l'entre-deux-guerres, dont on connaît mal le contexte social, administratif et événementiel, et dont on commente surtout le discours idéologique sans toujours savoir bien y faire le partage entre le rêve, les intentions et les réalités. Tout ce qui a été écrit sur cette période est partiel, rempli de contradictions et souvent entaché d'erreurs sur les événements et sur leur signification.

    Tout sans doute n'est pas perdu. Vous me croirez si je vous raconte un épisode de l'historiographie des bibliothèques où je me suis trouvé devant une mémoire professionnelle muette et si je vous dis comment Marie Kuhlmann lui a rendu la parole. En 1987, on me demande de participer à une table ronde sur les politiques culturelles de Vichy. J'ignore tout des bibliothèques pendant cette période, et mon information repose sur deux documents officiels émanant du sommet de la hiérarchie : le rapport de la Bibliothèque Nationale de 1943, et la première note et étude documentaire sur la lecture publique de 1948. Le délai qui m'est fixé ne me permet pas de chercher d'autres sources, de faire des enquêtes locales et d'interroger les anciens. Je m'en suis tiré avec une communication riche en idées et en questions, mais à peu près vide de réalités vécues. Chargée de la même période pour l'Histoire des Bibliothèques françaises, Marie Kuhlmann a relevé mon aveu d'ignorance. Rompue à l'enquête sociologique, elle a exploré des sources beaucoup plus nombreuses, fait parler les acteurs et les témoins. Elle a rassemblé une ample information et ouvert des pistes prometteuses aux investigations qui nous aideront à écrire l'histoire d'une période qui, loin d'être une parenthèse vide dans la mémoire professionnelle, a été un temps de décantation et d'expériences qui, tout en se situant dans le droit fil de la réflexion moderniste amorcée en 1890, a été novatrice par bien des aspects.

    Il est temps maintenant de conclure et de répondre à la question posée : Comment conserver les matériaux de notre Histoire ? En vérité, je ne le sais pas. J'ai bien quelques idées à ce sujet, mais il serait léger et assurément prématuré d'ouvrir un débat sur le fond, alors que nous n'en sommes qu'aux prolégomènes et que nous n'avons pas encore la certitude d'un accord consensuel sur les actions à entreprendre.

    Ma conclusion se réduira donc à un simple voeu : que l'ABF, qui a eu l'audace d'organiser son congrès autour d'un thème aussi malaisé à cerner et à pénétrer que la Mémoire, garde l'initiative dans le champs de réflexion qu'elle a ouvert à Chambéry. Je souhaite, Madame la Présidente, que notre association poursuive sa recherche en constituant une commission d'étude des moyens à mettre en oeuvre pour préserver, collecter et conserver les témoignages écrits et oraux, ainsi que les archives privées qui intéressent l'histoire des bibliothécaires et des bibliothèques. Le rapport qui conclura les travaux de cette commission aidera l'ABF à sensibiliser l'opinion professionnelle à l'intérêt et à l'urgence de forger les cadres d'une mémoire du métier aujourd'hui encore balbutiante et incertaine.