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    Conservation et valorisation

    Ou du bon usage de la mémoire bien conservée

    Par Jean-Marie Arnoult, Directeur technique Bibliothèque Nationale

    I Grâce à un phénomène très contemporain qui attache au passé une importance d'autant plus grande que le sentiment de l'éphémère et du fugitif est plus aigu, la mémoire est devenue une étrange obsession qu'on retrouve, moins fortuitement qu'il y paraît, aux détours d'expressions bien connues. On citera pêle-mêle - et pour mémoire bien entendu...- : mémoire de l'avenir, mémoire du futur, mémoire du savoir, mémoire de l'eau, que sais-je encore. Le point commun de ces expressions, c'est le sentiment de la rémanence, qui préoccupe tout autant que le besoin de permanence. La perte de la mémoire, qui est aussi une rupture, n'est-elle pas un signe inquiétant pour un être humain ?

    Il serait facile de philosopher sur ce thème, et on se gardera bien d'aller plus avant dans cette voie. Mais c'est dans ce contexte de la permanence et de la rémanence que se situe la mission de conservation des bibliothèques pour lesquelles les données du problème sont simples : il ne s'agit pas seulement de garder le souvenir de quelque chose, encore faut-il en permettre l'utilisation.

    "Les bibliothèques sont la mémoire de l'Humanité" disait Borges (1) , et à ce titre, elles appartiennent à l'Humanité. Plus prosaïquement, elles appartiennent à leurs usagers, dans une conception très libérale. On n'insistera pas sur l'ouverture des bibliothèques à des publics de plus en plus larges, et de plus en plus nombreux, mais plutôt sur l'une de ses conséquences bien connues : l'usure rapide des collections, qui nécessite des moyens de protection plus efficaces tout en ne limitant pas l'usage. C'est la quadrature du cercle que nous connaissons tous, et qui s'inscrit dans une approche exigeante du patrimoine - et pas seulement celui des bibliothèques - : exigences des usagers, exigences à l'égard d'un bien commun, qui est aussi une mémoire commune. Les besoins de connaître, voire de s'approprier, cette mémoire, sont bien évidemment contraires aux impératifs de la conservation : pour le moins ils sont difficilement compatibles.

    Quant à la valorisation de la mémoire, il faut bien l'inscrire dans ce qu'on appelle l'industrie qui codifie désormais l'exploitation des collections des bibliothèques.

    Il y a dix ans exactement, lorsqu'un groupe de bibliothécaires réfléchissait sur le titre à donner à un recueil d'articles consacrés aux collections précieuses des bibliothèques françaises, on avait longuement hésité sur les termes à employer, et on avait écarté, sur les conseils de Maurice Caillet, le terme "exploitation" pour traduire par le vocabulaire la notion de valorisation de ces fonds ; le terme paraissait par trop trivial et peu correct eu égard à la noblesse du sujet et des ambitions qu'il suscitait ; unanimement, fut alors retenue la formule un peu longue et sans doute pas très élégante de "Conservation et mise en valeur des fonds anciens rares et précieux des bibliothèques françaises" (2) .

    En dix ans, les conceptions ont évolué de manière rapide ; si le terme "exploitation" est toujours encore un peu fort, il choque moins avouons-le.

    M Expositions et duplication

    Les expositions relèvent d'un phénomène indissociable du phénomène culturel contemporain. Il y a une vingtaine d'années, une exposition dans une bibliothèque était le plus souvent une construction linéaire à partir d'un thème, avec un point de départ clair et une arrivée encore plus claire ; c'était un peu, transposé dans des termes bibliothéconomiques, le schéma classique d'un nombre incalculable de thèses tout aussi classiques, "l'homme et l'oeuvre". Sans faire d'histoire, elles relevaient, pour les meilleures d'entre elles, du souci de leurs auteurs de faire oeuvre pédagogique.

    Il y a vingt ou trente ans encore, les émissions littéraires à la télévision étaient rares et les occasions de voir le patrimoine écrit et imprimé n'étaient pas fréquentes hors des expositions. Aussi cher-chait-on tout d'abord à montrer pour expliquer et pour faire comprendre. Les expositions réalisées au cours de l'entre-deux guerres dans les bibliothèques publiques et à la Bibliothèque Nationale, sont restées de petits chefs d'oeuvre que le recul rend étonnamment symboliques ; leur naïveté apparente, dans leur souci de démonstration, correspondait à un besoin du public pour une démarche claire et didactique.

    Les techniques ont changé aujourd'hui et les expositions ne sont plus ce qu'elles étaient, elles sont autre chose. Elles sont d'abord des "exhibitions" scénographiées ; et la surabondance d'expositions conduit nécessairement les concepteurs à chercher à faire preuve d'imagination dans la présentation qui ne se satisfait plus du linéaire. Une exposition qui ne surprend pas risque d'être ennuyeuse et décevante pour le public, et encore plus pour les organisateurs. Les musées ont été les premiers à se lancer dans la surenchère ; les bibliothèques ont suivi un peu après, faute de moyens appropriés, mais elles ont désormais trouvé leurs scénographes et elles en connaissent les contraintes.

    Le plus délicat est de concilier les impératifs, ou prétendus tels, de la présentation des objets et des impératifs absolus de respect de l'intégrité physique de ces objets. Il y a une nécessaire coopération qui doit s'établir entre l'architecte concepteur-décorateur et l'artisan maître d'ouvrage de l'exposition ; en particulier les contraintes d'éclairage et de climat doivent être savamment expliquées, explicitées, avec patience et abnégation. Des règles ont été mises au point sur le plan international et nous devons beaucoup aux musées qui y ont réfléchi bien avant les bibliothèques. Mais, entre les règles et leur application, il y a bien des marges sur lesquelles notre conscience doit fermer les yeux.

    On objectera que toutes les expositions ne sont pas du type "Grand Palais", ou "Bibliothèque Nationale". Certes. Les petites bibliothèques échappent encore à ces difficultés lorsqu'elles organisent elles-mêmes une exposition. Mais elles n'y échappent pas lorsqu'elles coopèrent à des expositions de type régional ou qu'elles prêtent leurs documents à l'une de ces grandes machineries. L'exposition est un mal auquel tout document d'un quelconque intérêt peut difficilement échapper.

    La valorisation de la mémoire, c'est aussi son appropriation physique ; à défaut de voler les documents - ce qui reste toujours fortement déconseillé - on propose des succédanés dont les formes sont les plus diverses ; depuis le fac-similé intégral jusqu'aux chaussettes reproduisant des motifs égyptiens, le plateau avec une enluminure, en passant par le puzzle et tous les objets dont l'utilité est inversement proportionnelle au coût, les techniques modernes permettent les déclinaisons les plus invraisemblables et laissent perplexe sur le goût - et les motivations - de ceux qui prétendent éduquer notre goût en matière d'esthétique.

    Les produits dérivés font désormais partie de la panoplie du fétichisme contemporain que l'industrie du tourisme a inauguré il y a quelques décennies. Entre le chamois porte-clés qu'on accroche près de la porte d'entrée et la Tour Eiffel dans sa boule de verre qui s'environne de neige lorsqu'on la retourne - et qui se vend toujours autant - pourquoi n'y aurait-il pas la place pour un "souvenir" d'exposition ou pour un joli profil à la Boucher imprimé sur un torchon à vaisselle "pur coton" ?

    Il y a quelques années, un congrès de conservateurs fort sérieux a eu pour thème un sujet délicat : les faux et la déontologie dans les musées ; il est certain que la tentation peut être grande de supprimer les originaux pour les remplacer par des copies moins fragiles mais dont la charge esthétique est identique à celle de l'original. La substitution des documents originaux de bibliothèques ou d'archives par des copies sur d'autres supports ne relève pas d'une autre démarche pour un certain nombre d'usagers. On connaît même une institution publique dans un pays à l'est de l'Europe qui fabrique de faux documents d'archives aussi vrais que les vrais, sans préciser qu'il s'agit de faux, afin que l'illusion soit complète dans la vitrine où ils seront présentés. On rappellera, sans aller aussi loin dans l'espace mais en remontant un tout petit peu dans le temps, que la lithographie a multiplié les faux autographes de Lamartine (qu'on rencontre dans de nombreuses bibliothèques) avec un souci d'exactitude qui n'était pas tout à fait innocent.

    Le débat du vrai et du faux est loin d'être épuisé mais il nécessiterait de longs développements et on se contentera de l'abandonner à la méditation de chacun. On insistera seulement sur le fait, et pour en terminer, que l'art de l'illusion est une manière de conservation, et que nous en sommes les dupes beaucoup plus souvent que nous ne le pensons.

    a L'accès à l'information

    La valorisation de la mémoire, car il s'agit bien de cela, passe essentiellement par la reproduction. C'est vrai que les peintres, lorsqu'ils faisaient leur pèlerinage d'Italie, consacraient une grande partie de leur temps à copier les maîtres anciens ; et c'est ainsi qu'aujourd'hui encore, on recopie pour apprendre, on reproduit pour analyser.

    En matière de documents écrits et imprimés, la reproduction a fait bien des progrès en quelques décennies ; elle est devenue un moyen de valorisation tout en étant un mode de diffusion et finalement, elle est à l'origine de l'apparition de nouveaux instruments de travail dont on mesure tout juste l'importance. C'est ainsi que l'utilisation des mémoires informatiques pour faciliter l'accès aux informations contenues dans les collections fragiles permet de montrer que la conservation bien pensée n'est pas antinomique de la valorisation, mais qu'elle en est le jumeau indispensable.

    Pour éviter de prendre des sujets hexagonaux, on se référera à deux entreprises remarquables qui ont été réalisées dans le monde et qui méritent qu'on étudie avec attention l'apport de ces nouveaux moyens de communication qui sont aussi de nouveaux moyens de conservation, qu'on soit bibliothécaire ou usager des bibliothèques.

    L'une des plus anciennes de ces entreprises est le programme appelé "American Memory" de la Library of Congress à Washington (3)

    Très schématiquement : elle met à la disposition des chercheurs tous les documents qui ont été jugés utiles à l'illustration d'un sujet donné relatif à l'histoire américaine, qu'il s'agisse de textes écrits ou imprimés, d'images fixes, d'images animées et de sons, tout cela sur des supports informatiques.

    On pourra estimer que la qualité de certaines images laisse à désirer, que les options techniques retenues ne sont pas toujours les plus intéressantes ; il n'empêche : on peut, aujourd'hui et grâce aux supports informatiques réaliser pour la première fois la bibliothèque multimédia immatérielle. A ce titre, l'expérience menée à la Library of Congress est remarquable par son pouvoir novateur dans deux de ses aspects : l'utilisation des moyens informatiques, et la création d'un instrument de travail nouveau ; à tout le moins, il s'agit d'un instrument de consultation qu'on n'aurait pas osé imaginer il y a dix ans.

    Quel que soit le jugement porté sur le contenu, l'important était de démontrer qu'on savait faire techniquement quand bien même les techniques qui furent utilisées au début du projet sont obsolètes aujourd'hui. Elles auront permis de commencer et de concrétiser un premier rêve.

    La deuxième entreprise exemplaire est celle qui a été commencée aux Archives générales des Indes à Séville (4) . Il s'agit de la numérisation de 45 millions de pages dont le 10e a déjà été réalisé. Plus prosaïquement qu'à Washington, le dessein était de mettre à la disposition des usagers le trésor énorme des archives de Séville du temps de sa splendeur ; documents en liasses, en dossiers, en mauvais état parfois, souvent difficiles à lire. Au plaisir de compulser des dossiers, les archivistes sévillans ont substitué le plaisir de la recherche "propre" et rapide que ne dédaignent pas les chercheurs, et la plupart d'entre eux ont d'ailleurs compris qu'on ne leur imposait pas de renoncer au papier mais bien plutôt qu'on leur offrait d'utiliser, en plus du papier, un nouvel instrument de travail, complémentaire du précédent.

    Ce n'est pas le lieu de détailler les techniques utilisées ni d'entrer dans le débat futile de la disparition du papier, ou de l'hypothétique disparition du microfilm. Après tout, ce n'est pas en quelques mois que le papier s'est substitué au parchemin ; il faudra donc un certain nombre d'années pour que ces nouveaux instruments de travail deviennent des réalités bibliothéconomiques et passent dans les moeurs des usagers des bibliothèques. Mais les progrès sont rapides et ne laissent pas de surprendre.

    On évoquera pour conclure ce qui n'est encore qu'un projet dans sa phase pilote, et qui est en cours de mise au point par l'UNESCO avec l'aide de l'IFLA et du Conseil international des archives. Il s'agit du projet "Mémoire du monde" (encore une mémoire...) qui a pour objectif de réaliser une synthèse de la conservation et de la valorisation (5)

    • identification des collections de documents qui constituent en eux-mêmes la mémoire de l'humanité et qu'il convient de sauver pour témoigner dans le futur de ce que nous fûmes ;
    • accès à ces collections, où que ce soit et par quelque moyen que ce soit, mais essentiellement grâce à des supports informatiques ;
    • "exploitation" des informations ainsi traitées et déclinaison par la vente de produits dérivés (CD-ROM par exemple), par des expositions et des publications ;
    • utilisation des ressources financières ainsi collectées dans la conservation (préservation et restauration) des collections reproduites.

    La boucle est donc bouclée. Si ce projet nous paraît exemplaire, c'est que ses objectifs sont à la fois très classiques (rendre accessibles des collections précieuses) et ambitieux (utiliser des techniques résolument contemporaines) ; il est aussi révolutionnaire et provocateur par le constat que la sauvegarde du patrimoine est entrée dans une phase économique à laquelle nous ne pouvons échapper et qu'il nous revient désormais de gérer en dépit parfois de nos réticences : il y a des marchands dans le temple ; mais, nous dit-on, c'est pour notre bien et pour celui du patrimoine. Alors...

    1. 1 ) "The memory of mankind dans 'Ihe Courier. Februury 198s. p. retour au texte

    2. Villeurbanne. Presses de l'ENSH. l'K.i. retour au texte

    3. "American Memory", dans Library of Congress information, Bulletin, 5, 1990, p. 83-89 ; Car) Fleischhauer, Ricky L. Erway, Reproduction-quality issues in a digital-library System . observations on the reproduction of varions library and archivai malerial formats for access and préservation. An American Memory whiie paper. December 22, 1992. S. 1.. 1992. retour au texte

    4. Projet d'information de l'Archivo General de Indias. Madrid, Ministeria de Cultura, Fundacion Ramon Areces. IBM, 1990. retour au texte

    5. Plusieurs dossiers-pilotes sont en cours d'élaboration : fragments de manuscrits de la Grande Mosquée de Sana'a au Yémen, manuscrits de la Bibliothèque nationale de Prague, manuscrits des bibliothèques de Saint-Pétersbourg. retour au texte