I orsque les organisateurs de ce congrès m'ont proposé d'y intervenir sur le thème "la ' mémoire des bibliothèques n'est-elle qu'institutionnelle ?", je dois avouer avoir quelque peu hésité et réservé ma réponse, avant d'accepter en modifiant la perspective annoncée, ainsi qu'en témoigne le titre de cette communication. Ce faisant, je pensais utile d'apporter aux professionnels des bibliothèques d'aujourd'hui quelques réflexions d'un des artisans de l'aventure éditoriale qu'a constitué la préparation des quatre volumes de l'Histoire des bibliothèques françaises. Il est bien évident que mes propos ne sauraient engager que moi-même, et qu'ils sont tributaires de ce que je suis : un historien du XVIIIe siècle auteur d'un chapitre du tome II et responsable du tome III, mais aussi un enseignant-chercheur qui après quelques années d'activités en faveur du patrimoine écrit à la Direction du livre a aujourd'hui la responsabilité de contribuer à la formation des futurs cadres des bibliothèques, et qui entre autres investigations poursuit des travaux sur le passé des ces bibliothèques.
Ma première réflexion sera de m'interroger sur l'accueil relativement discret réservé à ces quatre volumes. Les suppléments littéraires des grands organes de la presse écrite, Le Figaro, Libération, Le Monde, ont certes publié des comptes rendus flatteurs, bien que ceux consacrés au tome IV soient encore à venir. Le Point (1) du 13 mars dernier a bien donné une interview du maître d'oeuvre de l'ouvrage qu'a été Claude Jolly. France-Culture a évoqué l'entreprise au cours de plusieurs émissions, et lui a même consacré un récent "Lundi de l'Histoire" animé par Roger Chartier ; pourtant, la communauté historienne est jusqu'ici demeurée assez silencieuse et avare de comptes rendus. Les bibliothèques et leur histoire, le fait n'est pas nouveau, demeurent pour beaucoup de ses membres un sujet bien marginal, comme l'atteste la quasi absence d'allusions aux bibliothèques dans de nombreux ouvrages d'histoire culturelle ou d'histoire de l'éducation. On relèvera par exemple, pour s'en étonner, que la monumentale entreprise de Pierre Nora (2) sur les Lieux de mémoire n'ait consacré qu'un rapide chapitre d'un de ses sept volumes à la "Bibliothèque des Amis de l'Instruction" du 3e arrondissement de Paris. Alors que nos professions travaillent depuis plusieurs années à la promotion du patrimoine écrit, cet ouvrage qui s'attarde à loisir sur les musées et les archives minimise et ignore presque le rôle des bibliothèques dans ce domaine.
Phénomène peut-être plus grave, les bibliothèques elles-mêmes ont quelque peu boudé cette première tentative de reconstruction de leur passé. Si le Bulletin de l'ABF, le Bulletin des bibliothèques de France et feu Interlignes ont publié des comptes rendus des différents tomes excepté le quatrième paru trop récemment, si le Bulletin de l'ABF s'est fait l'écho de diverses réactions critiques relatives à ce dernier volume, force est de constater le silence assez général dans lequel la profession a reçu l'Histoire des bibliothèques françaises. On me permettra de m'étonner que les tomes III et IV n'aient donné lieu à aucun compte rendu de la part de la Revue de la Bibliothèque nationale, et que les organes de promotion de la Bibliothèque de France n'aient consacré qu'une page (3) au tome IV, pour s'intéresser essentiellement à la manière dont y est présenté le bref passé de cet établissement.
De la même manière, on trouvera pour le moins curieux qu'un cycle de conférences organisé cette année par cet établissement ait ostensiblement boudé les responsables des différents tomes de l'Histoire des bibliothèques françaises. Comment expliquer une telle froideur et un tel ostracisme ? Je suis bien en peine de proposer un semblant de réponse, et je m'en garderai.
Si les critiques publiées à propos du tome IV par votre Bulletin, et si votre invitation d'aujourd'hui sont le signe d'un certain frémissement, voire d'un malaise, à l'égard de la façon dont la période la plus récente a été évoquée, il est cependant clair que les trois volumes précédents ont été reçus par la communauté des bibliothécaires dans un silence poli.
Cette attitude me paraît bien caractéristique de la place encore marginale dévolue en France au passé des bibliothèques.
La parution de l'Histoire des bibliothèques françaises, pendant de l'Histoire de l'édition française, constitue en effet une étape dans les travaux d'histoire du livre dont la voie a été ouverte en 1958 par Henri-Jean Martin.
Le passé des bibliothèques n'y est véritablement devenu un objet d'étude organisé qu'assez tardivement, et après que les anglo-saxons, chez lesquels une telle tradition était mieux ancrée, nous y ont précédés. Entre autres exemples, je ne citerai que l'existence de revues (4) consacrées au passé des bibliothèques, et deux thèses (5) qui ont fait date : celles de Richard Gardner et Graham Barnett. Le travail de Barnett, qui fit autorité jusqu'à la publication des tomes III et IV, soutenu en 1977 a d'ailleurs dû attendre dix années avant d'être proposé en traduction au lecteur français. Ce décalage chronologique n'est pas innocent.
Quelles que soient encore ses insuffisances, l'Histoire des bibliothèques françaises n'en constitue pas moins désormais une référence pour les chercheurs en histoire culturelle. Il n'est pas inutile de signaler ici qu'un historien comme Dominique Poulot (6) , maître de conférences à l'université de Grenoble II, attelé à une histoire des musées encore très balbutiante, la citait tout dernièrement en exemple.
Dans un récent article-bilan (7) , Roger Chartier rappelait que l'histoire du livre à la française, dans la tradition de l'école des Annales dont elle est issue, a longtemps privilégié la double approche quantitative et sérielle, économique et sociale de la production imprimée et de son inégale pénétration dans les populations. Telle était du moins la situation jusqu'au lancement du chantier de l'Histoire de l'édition française. Confrontée à l'approche anglo-saxonne, et à la découverte de la "bibliographie matérielle", elle a depuis évolué vers une histoire de la lecture, voie dans laquelle Michel de Certeau (8) l'a engagée, et but vers lequel elle tend à présent ainsi qu'en témoignaient les "Premières rencontres nationales de la lecture et de l'écriture" tenues à La Villette en janvier dernier.
Construire cette histoire de la lecture est certes une entreprise assez malaisée. Elle implique en tout cas de jeter un nouveau regard sur les "mises en texte", objets de nouvelles investigations, et champ trop délaissé jusqu'à ces dernières années. Comme le soulignait Roger Chartier (9) :
"Trop longtemps, les historiens français ont tenu l'étude matérielle du livre comme une érudition descriptive, certes respectable, bonne pour les bibliographes, mais sans grande utilité pour une sociologie culturelle rétrospective. l'aveuglement était fâcheux, ignorant que la disposition de la page imprimée, les modalités du rapport entre le texte et ce qui n'est pas lui (gloses, notes, illustrations, index, tables, ...) ou encore l'ordonnancement même du livre, avec ses divisions et ses signalements, étaient autant de données essentielles pour restituer les significations dont un texte pouvait être investi..."
Les premiers résultats de cette nouvelle approche sont prometteurs, mais il reste encore beaucoup d'ouvrage sur le métier avant d'aboutir à une véritable histoire de la lecture.
Il s'est en tout cas avéré que dans cette quête ambitieuse, le chercheur ne peut laisser de côté les bibliothèques (privées ou non) qui, entendues tout à la fois comme collections de livres et comme lieux de lecture privée ou d'emprunt. constituent un observatoire de premier ordre et méritent l'étude pour elles-mêmes.
C'est assez dire que si l'histoire des bibliothèques connaît aujourd'hui un regain d'intérêt, ce n'est pas par hasard. Pourtant, elle n'est qu'une des multiples approches de cette ambitieuse histoire de la lecture et d'une histoire plus vaste encore de la culture dans la société française.
Comme pour l'Histoire de l'édition française en son temps, la publication de l'Histoire des bibliothèques françaises constitue une pause dans le travail de recherche, un de ces paliers qui sont de loin en loin indispensables pour faire le point : celui des connaissances et des lacunes ; celui des certitudes et des doutes ; celui des chantiers bien balisés, des friches à explorer et des frontières à repousser.
Avec ses quatre volumes, ses quelque 2 400 pages et 174 collaborateurs, elle fera certes référence pour quelques années. Tous ceux qui ont été partie prenante de l'aventure, à commencer par les directeurs des volumes, sont bien persuadés de son caractère imparfait et inachevé. Elle n'est pas et ne saurait être un monument figé. Bien au contraire, elle est un appel à poursuivre l'investigation, et nous nous y employons, comme j'essaierai de le montrer dans un instant.
Cette histoire est tout d'abord tributaire de travaux antérieurs, et de sources qu'il faut bien prendre comme elles sont. Je reviendrai ultérieurement sur la question des sources qui mérite qu'on s'y arrête longuement.
Le lecteur attentif de l'ensemble de l'ouvrage n'aura pas manqué d'y relever un glissement qui fait passer d'une étude de bibliothèques pour l'essentiel "privées" (celles des privilégiés, des communautés religieuses. ou de simples particuliers...) dans les deux premiers volumes, à une étude de bibliothèques plus "institutionnalisées" dans les deux derniers, et ce, qu'il s'agisse de bibliothèques publiques, universitaires, associatives ou autres. Ce glissement renvoie d'une part à un fait historique aujourd'hui bien établi, qui est celui de la mise en place progressive à partir des derniers temps de l'Ancien Régime de nouvelles structures et d'un carcan administratif dont nous sommes encore tributaires aujourd'hui. Il s'explique d'autre part par l'utilisation de travaux qui pour les périodes médiévale et moderne ont majoritairement porté sur les collections particulières, lesquelles s'effacent à l'époque contemporaine devant d'autres types d'organisations. Première tentative de synthèse de cette lente évolution, l'ouvrage ne pouvait éviter de lister et de caractériser l'évolution de ces dernières... d'où sans doute la question "la mémoire des bibliothèques n'est-elle qu'institutionnelle ?" à laquelle tout le monde s'accordera à répondre négativement.
Bien conscients du problème, les directeurs des deux derniers volumes se sont évertués, par des chapitres transversaux, dont je vous épargnerai la liste, à proposer d'autres approches : d'où des chapitres sur les bâtiments, le développement des collections, l'évolution des techniques professionnelles, des métiers et des formations, les publics, etc... Que celles-ci soient encore insuffisantes n'est pas niable. Nous touchons là aux lacunes des études antérieures sur lesquelles s'appuyer, et la plupart de ces chapitres ont souvent été tout à la fois la première monographie et le premier essai de synthèse sur un sujet. Du moins connaissons-nous désormais les secteurs dans lesquels il importe de pousser la recherche. Le problème s'était déjà posé lors de la rédaction des deux derniers volumes de l'Histoire de l'édition française, pour lesquels il avait fallu lancer très rapidement des travaux sur nombre de questions jusque-là en friche. Le moins que l'on puisse dire est qu'en quelques années le retard a été assez bien comblé. Gageons qu'il en sera sous peu de même pour les bibliothèques.
Il convient enfin de signaler que l'entreprise s'inscrivait dans une démarche éditoriale tributaire de contingences économiques et de délais incompressibles. Le directeur de volume que j'ai été peut ici témoigner de la difficulté à combler en catastrophe des défaillances d'auteurs, et des abandons douloureux auxquels il a parfois été nécessaire de se résoudre. Si certains manques se ressentent çà et là dans chacun des volumes, c'est souvent parce qu'il ne s'est trouvé personne pour les traiter dans le temps imparti.
Qu'on ne se leurre pas, nous touchons ici au problème assez insoluble des sources. Il est d'ailleurs symptomatique que chacun des directeurs des volumes en soit venu, dans son introduction, à déplorer leur caractère lacunaire.
Ces sources sont bien entendu différentes selon les périodes considérées. Jusqu'à la Révolution, la connaissance des bibliothèques repose essentiellement sur des catalogues de fonds, de qualité d'ailleurs très variable d'où un travail d'identification parfois gigantesque. Ces sources sont pour l'essentiel constituées par les catalogues de ventes, les inventaires après-décès et ceux des saisies révolutionnaires (encore trop peu exploités malgré leur intérêt (10) . Si elles permettent de connaître les livres possédés, on ne saurait en déduire que tous ont été lus, ni que leur message a été partagé par leurs détenteurs successifs. Enfin, ils ne rendent pas compte des lectures d'ouvrages loués et empruntés.
Mais ces documents disparaissent ou perdent de leur intérêt pour les XIXe et XXe siècles, périodes pour lesquelles la documentation disponible est essentiellement administrative, et émane des différentes institutions de lecture, d'où un retour à la question posée en préambule à cet exposé.
Il faut enfin souligner que la législation actuelle (et en particulier la loi sur les archives de 1979) ne permet pas toujours leur exploitation par les délais qu'elle fixe pour leur consultation. Fait plus grave, sur lequel je me dois d'attirer l'attention des bibliothécaires d'aujourd'hui, cette documentation est parfois quasi inexistante. Comment expliquer par exemple que telle bibliothèque municipale alsacienne, pour laquelle on conserve des archives nombreuses datant de l'administration allemande des années 1940-1944, n'en ait pour ainsi dire aucune pour la période 1944-1960 ? Le cas n'est hélas pas unique, et je pourrai en citer d'autres. C'est donc une exhortation que je lance ici à tous les bibliothécaires, pour qu'ils veillent à la constitution de sources qui demain feront cruellement défaut s'ils n'y prennent garde aujourd'hui.
J'ajouterai que le recours aux nouvelles technologies, et particulièrement à l'informatique constitue un risque de disparition rapide de certaines informations "écrasées" par la dernière sauvegarde.
La bibliothèque municipale de Besançon possède des registres de prêt des premières années du XIXe siècle, sur lesquels je me promets de me pencher un jour. Ils devraient permettre de cerner son public et ses emprunts à une période donnée. Je doute qu'une telle étude soit un jour possible pour la période actuelle, si on n'y prête attention, avec l'utilisation des systèmes de gestion informatisés. Pour ma part, je doute que les enquêtes de sociologie de la lecture menées ponctuellement pallient totalement ce travers.
Je lance donc un appel aux bibliothécaires, et je crois que je ne serai pas le seul à le faire aujourd'hui, pour qu'ils prennent conscience du devoir qui est le leur de laisser une trace de leur action présente, comme de contribuer à constituer la mémoire de leurs établissements.
L'Histoire des bibliothèques françaises n'est pas parfaite. Elle ne prétend pas l'être et son tome IV laisse paraît-il insatisfaits un certain nombre d'entre vous. Mais c'est l'ensemble des quatre volumes qui devrait laisser insatisfait. Elle a permis de poser des jalons, il importe désormais de s'attaquer à combler les lacunes et à redresser ses fai-/ blesses. L'une de ses richesses est d'avoir réuni dans une oeuvre commune des universitaires et des professionnels des bibliothèques. Il revient à ces derniers de se joindre aux chercheurs qui travaillent à faire progresser nos connaissances en ce domaine.
Parmi les multiples tâches qu'il faut maintenant entreprendre, je signalerai pour ce qui concerne un aspect de la question (le métier de bibliothécaire) : le dépouillement et l'étude de la littérature professionnelle, la réalisation d'interviews au magnétophone de "grands témoins" et la collecte de récits autobiographiques, l'exploitation des archives des associations (tâche ardue mais riche d'enseignements comme l'ont prouvé la thèse d'Arlette Boulogne (11) et le récent travail de Françoise Hecquard (12) . Il ne s'agit là bien entendu que d'un aspect d'un chantier beaucoup plus vaste qui doit s'intégrer à cette "histoire de la lecture" en cours, mais aussi à celle d'une histoire culturelle plus large et à celle de la société française tout entière.
Pour vous prouver que la recherche se poursuit, je voudrais évoquer rapidement quelques-uns des travaux entrepris depuis un peu plus de deux ans dans le cadre du CERSI, le centre de recherche de l'ENSSIB. Ceux-ci sont d'abord le fait des historiens de la maison et portent sur l'émergence du métier de bibliothécaire dans son acception moderne à la faveur de l'épisode révolutionnaire. Dans cette perspective, une enquête prosopographique est en cours, et un premier article (13) a été publié pour prendre date.
Parallèlement, et dans une perspective plus large au gré des centres d'intérêt des uns et des autres, un certain nombre de travaux d'étudiants ont été menés dans le cadre de DEA, de DESS et du Diplôme de conservateur des bibliothèques. J'ai cité tout à l'heure la recherche de Françoise Hecquard, on peut sans vouloir être exhaustif en mentionner quelques autres (14) .
Plus largement, cette quête mobilise les compétences de collègues de diverses disciplines (sociologie, économie, bibliométrie, droit, analyse du discours...) autour d'une investigation sur les mutations professionnelles sur la longue durée avec des travaux comparatifs sur la césure bibliothèques / centres de documentation, ou sur les pratiques professionnelles vues à travers l'analyse des manuels à l'usage des bibliothécaires de toutes catégories.
D'autres équipes peuvent se constituer ailleurs. Il serait souhaitable que les bibliothécaires que le passé de leurs établissements taraude les rejoignent et les renforcent. Au delà de toute polémique, seuls des travaux menés sereinement, méthodiquement, avec des approches diversifiées et publiées dans des revues lues par la communauté scientifique feront avancer la connaissance, en présentant des interprétations sans doute multiples mais complémentaires.
Mais l'histoire des bibliothèques n'est pas et ne doit pas être seulement une affaire de bibliothécaires. Ceux-ci doivent admettre des regards extérieurs qui parfois remettent en cause la vision qu'ils s'en font. Le professionnel d'aujourd'hui peut ne pas se reconnaître dans le tome IV, croyez-vous que son prédécesseur se retrouverait dans le tome III ? Pour ma part, j'en doute.
Cette Histoire des bibliothèques françaises existe, offerte à la lecture du professionnel, du chercheur et de "l'honnête homme".
Elle est un palier, elle doit devenir un tremplin et un catalyseur pour faire avancer la connaissance. Maintenant que les cadres institutionnels sont mieux connus, il importe de s'attaquer aux questions jusqu'ici un peu laissées pour compte et plus délicates à traiter.
Elle est également vôtre parce que vous en êtes les héritiers, parce que vous en êtes les continuateurs et les acteurs, parce que vous ne pouvez avoir aucune emprise sur le constat (et non pas le jugement) que les historiens de demain porteront sur votre action présente. Ne l'oubliez pas, un livre d'histoire est toujours une reconstruction.