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    Le lecteur dans la bibliothèque

    Par Francis Jacq, Spécialiste de bases de données
    « Mon frère, dict il [La Boétie], je vous supplie, pour signal de mon affection envers vous, vouloir être successeur de ma bibliothèque et de mes livres que je vous donne» Montaigne, Lettres V

    La bibliothèque, matrice de l'idéologie?

    Actuellement, dans des municipalités et dans des écoles, des livres sont retirés des bibliothèques, ou bien ne sont pas sélectionnés dans les listes d'achats alors qu'ils auraient pu légitimement l'être. Pourquoi cette censure ? Ces livres, nous dit-on, incarnent une idéologie. Le terme idéologie"veut dire ici que ces livres alimentent un courant d'idées caractérisé par un excès, dont il faut protéger les lecteurs. Excès "internationaliste", excès "libéral". D'être au service d'un courant d'idées, ces livres ne sont plus des "livres" au sens propre, mais les représentants d'une systématique dont il faut contrôler la présence.

    Des combats, des campagnes de presse sont engagés pour libérer les livres du reproche «dépendance à une idéologie» et les faire accepter de nouveau dans la bibliothèque. Toute une argumentation est développée pour dénouer les liens établis entre les différents livres et les faire apparaître comme différents ou bien plus complexes ou instructifs que l'idéologie à laquelle on les a ramenés. Du coup, ce sont les bibliothécaires et les enseignants désignés du doigt qui deviennent des idéologues, pour avoir voulu être trop experts es idées.

    Ici, nous nous intéresserons au mécanisme qui conduit des bibliothécaires et des enseignants à assimiler une série de livres à une idéologie. Pour eux, l'existence même de la bibliothèque génère le risque idéologique. A l'analyse, trois présupposés complémentaires sont à l'oeuvre de façon sous-jacente : ajouter un livre à d'autres livres amène à le classer sur le mode du semblable : « ce livre, de quels livres faut-il le rapprocher, à quels livres fautil l'ajouter? «; identifier l'identité d'un livre, c'est l'interpréter comme un signe relevant d'une classe d'appartenance ; enfin, classer un nouveau livre à coté d'anciens, c'est le transformer en dernier-né d'une famille qui compte déjà beaucoup d'enfants.

    Effectivement la bibliothèque favoriserait la dynamique de constitution d'une idéologie.

    De là, selon le niveau de tolérance à ce qui est ressenti comme une agression potentielle sur les lecteurs, ce sont quelques livres, ou bien tous les livres assimilés à une même idéologie, qui sont retirés.

    Autrement dit, pour ces bibliothécaires experts es idées, c'est bien parce que, dans son principe même, la bibliothèque amène à rassembler, classer et interpréter les livres que l'autorité de gestion diagnostique la possibilité d'un effet idéologique. Cependant, s'il y a, s'agissant d'un livre, un jugement de «trop de semblable", "trop de familial", c'est parce qu'au départ, les deux critères du «semblable» et du «familial» ont été privilégiés.

    Il est troublant de constater que ces deux critères ne sont pas très éloignés du critère de «race». Jouons avec l'ambiguïté de cette expression la population des livres". En présence d'une seule personne, comme d'un seul livre, aucun diagnostic n'est possible. Par contre, dès que plusieurs personnes (et dans l'école, plusieurs enfants) ou bien plusieurs livres sont à classer les uns par rapport aux autres, il faut s'attacher à ce qui les distingue et les rapproche. Alors le bibliothécaire ou l'enseignant découvre, "Oh horreur!", que toute une série de livres militent dans une seule direction, que plusieurs personnes (et insistons-y, plusieurs enfants) appartiennent à une même race.

    Pourquoi faudrait-il juger un livre ?

    Il y a là un effet tout à fait paradoxal qui amène le devoir de diversité à promouvoir ce qui est combattu : qu'il existe des races, dont certaines doivent être plus combattues que d'autres. Comment aboutit-on à ce paradoxe? Son point de départ réside dans le besoin de juger de ce qu'il en est d'un livre. Dès qu'un livre apparaît, il faudrait, selon cette conception de la gestion, immédiatement se donner la capacité de le classer, de l'indexer, afin qu'il trouve sa place précise dans la bibliothèque.

    Comment indexer, classer et distribuer les livres dans les rubriques sans créer des effets de systématique, d'idéologie? Comment préserver la diversité d'une bibliothèque sans retirer de livres ? Comment donner à lire un livre en valorisant sa différence? Est-il possible de gérer autrement une bibliothèque? Nous suggérons que la piste se trouve du coté du lecteur, de la sensibilité du lecteur.

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    Idéologie, définition

    Relisons la citation de Montaigne s'agissant du legs, que lui fait la Boétie, de sa bibliothèque. La Boétie ne lui donne pas un livre, non, il lui lègue l'ensemble d'une bibliothèque : une série de dons, de choix, de rencontres, d'intérêts, d'études. Comment trier là dedans? Et d'ailleurs, pourquoi trier? Accepter une bibliothèque est comme accepter une personne : en bloc, avec ses bons et ses mauvais cotés, ainsi diton.

    Dans les limites de cet article, nous ne pouvons que juste pointer le lien entre les conceptions de la bibliothèque et les conceptions du politique. Voilà une alternative à explorer plus tard, plus finement :

    A/Si faire de la politique, c'est faire des choix, alors préparer les futurs citoyens à la politique, c'est les ouvrir à la diversité des idées, et donc des livres, afin qu'ils soient en mesure de choisir en connaissance de cause. Cependant, cela amène le gestionnaire à écarter les livres qui créeraient un excès, et donc un effet de déséquilibre. C'est l'autorité de gestion qui juge de ce qui est équilibré et ne l'est pas.

    A trop aller dans cette direction, on rencontre le jugement raciste : " Evidemment, il y a des races, et les plus basses d'entre elles sont à cantonner dans certaines limites. »

    B/Si le politique, à sa base, c'est d'abord permettre l'expression et la mise en débat des singularités dans une communauté, alors chaque livre doit être abordé comme une rencontre singulière, où chaque lecteur doit construire ses propres chemins, ses interprétations personnelles. Ici, le lecteur est considéré comme la succession des livres qu'il aurait envie de lire, comme - osons l'expression -une bibliothèque virtuelle.

    Du coup, l'ambition de la bibliothèque réelle serait de tendre à être la somme de l'ensemble des bibliothèques virtuelles de ses lecteurs.

    Nous explorerons trois pistes : comment un lecteur recherche-t-il un livre ? Qu'est-ce que la bibliothèque virtuelle d'un lecteur? La sensibilité est-elle une clé du passage entre la « bibliothèque et l'« idéologie »?

    Comment un lecteur recherche-t-il un livre ?

    Prenons comme premier exemple un adolescent, Emmanuel, qui prépare un exposé sur l'Irlande en vue d'un voyage qu'il fera dans ce pays avec sa classe. Dans la bibliothèque municipale, il cherche dans les rayonnages intitulés « Géographie » et ne trouve rien. Le bibliothécaire le guide vers la rubrique Tourisme ». Ici, une dizaine de livres traitent de l'Irlande. Emmanuel s'étonne : « Pourquoi l'Irlande n'est-elle pas considérée comme un pays? « Et le bibliothécaire de répondre : « Parce que lorsque les lecteurs s'intéressent à unpays, c'estpour préparer un voyage, comme c'est votre cas. » Emmanuel insiste : « Mais que trouve-t-on en Géographie »? « « Eh bien, des Traités de géographie dans lesquels l'Irlande sera abordée en même temps que plein d'autres pays !

    Dans ce premier exemple, le classement du livre recherché apparaît comme guidé par l'attente du lecteur vis-à-vis d'un texte qui relève d'un genre : le voyage touristique. Les livres sur l'Irlande ont tous des cartes, des photos, des historiques, des parcours types, etc.

    Second exemple : un passionné de polar rentre dans une librairie parisienne, dont l'allure rappelle la bibliothèque. Il recherche un auteur, un livre précis, ne le trouve pas dans le rayonnage des auteurs. Le libraire le guide vers une table où sont rassemblés plusieurs policiers sous le chapeau « crimes en série Le lecteur proteste :

    « Comment voulez-vous que l'on s'y retrouve ? Et puis c'est une trahison de regrouper tous ces livres ensemble, vous faites du journalisme maintenant? »

    Pour le libraire, le sujet du livre peut être qualifié de " enquête sur des crimes en série ". Au contraire, le lecteur ne recherche pas un « sujet mais plutôt recherche un style, une certaine forme d'écriture, un plaisir singulier à nul autre pareil.

    Le lecteur considère l'auteur comme un être irréductible, qui ne peut être classé qu'a minima. Il faudrait multiplier ces mini-enquêtes. On peut constater cependant que deux types de classement sont couramment à l'oeuvre dans les bibliothèques. Un premier classement regroupe les livres par genre d'usage, un second se limite à l'arbitraire de l'enchaînement alphabétique. Dans les deux cas, l'idée générale qui aurait pu présider au classement (pays = géographie », " crime en série ») est récusée.

    Par contre, ce qui prime, c'est la sensibilité du lecteur. Pourquoi, dans les rayonnages, y a-t-il dix livres différents sur l'Irlande, cinq livres différents sur les lions, huit livres différents sur le droit informatique, entre lesquels le lecteur va hésiter? A l'évidence, c'est parce que le lecteur y met des différences, et construit des préférences. Ses propres préférences.

    Revenons à ce présupposé : « une série de livres semblables est l'indice d'une idéologie ". Au contraire, la pratique montre que plus il y a de livres, plus le lecteur les différencie entre eux. Plus les livres s'ajoutent sur un même rayonnage, au sein d'une même rubrique, moins ils se confondent. Le nombre de différences augmente et contribue à la personnalisation du choix. Une approche, un point de vue, un style : un livre est jugé comme incomparable par rapport à ses voisins. Notre proposition peut être contestée. Alors, nous le répétons : multiplions les enquêtes sur la façon dont les lecteurs recherchent un livre.

    Pourtant, il faut qu'il y ait une possibilité de comparaison. C'est tout l'enjeu des distinctions entre différentes rubriques de classement.

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    Idéologie, définition - 2

    Passé un certain seuil dans le nombre de différences, ou dans la taille des groupes de différences, de nouvelles rubriques sont à créer, toujours pour donner à la sensibilité du lecteur le maximum d'acuité. On ne parlera pas des pays en général mais on distinguera entre la demande des étudiants en géographie et la demande des futurs touristes. Dans les auteurs, on distinguera les grandes zones géographiques : la littérature européenne, la littérature sud-américaine.

    La bibliothèque virtuelle du lecteur

    Nous sommes partis d'un fait minimal : un lecteur à la recherche d'un livre. Considérons maintenant l'unité virtuelle constituée par l'ensemble des livres lus par un lecteur. Le terme « virtuel " signifie pour nous : les livres lus dans le passé, les livres lus dans la période présente, les livres qui seront à lire dans le futur. Le terme virtuel » introduit une dimension supplémentaire à la notion de « structure ».

    Dans une structure, l'apparition d'un événement permet d'en savoir plus sur la structure. Au terme de son analyse, l'événement est complètement résorbé dans la structure. Le « virtuel " ajoute au principe structurel un second principe, l'effectivité : l'événement qui vient, s'ajoute à la structure, et en modifie les relations internes. L'événement, certes, peut s'analyser, mais il s'ajoutera dans sa matérialité, modifiant la structure. La lecture d'un nouveau livre, voilà l'exemple même d'un événement virtuel : le livre déplace, recompose les lectures passées, et puis s'installe, matérialité de papier, dans la bibliothèque.

    En fait, une bonne façon d'appréhender la bibliothèque virtuelle d'un lecteur est d'examiner les bibliothèques personnelles. Qui n'a pas aujourd'hui quelques rayonnages, où des livres sont disposés. Peut-on pour autant parler de "bibliothèque"? L'intuition indique qu'il y a une bibliothèque lors-qu'un rangement apparaît entre les livres, qu'il y a un début de collection, un germe de système, un début de structure. Les livres ne sont pas là empilés au hasard, mais rangés selon une certaine distribution.

    Il y a vraiment bibliothèque lorsque les livres entrent dans la logique du capital. Un nouveau livre est mieux lu - c'est-à-dire mieux exploité -grâce à l'existence de livres déjà là, déjà rangés dans un lieu unique, muni de tablettes ou de rayonnages, livres déjà là qui, eux-mêmes, peuvent être relus. En s'ajoutant à une collection, à un rayon, le livre enrichit la bibliothèque - c'est-à-dire contribue à l'accumulation et à l'exploitation du capital. Comme capital, la bibliothèque possède une valeur qui peut être léguée, ou dont on hérite. Ainsi La Boétie lègue sa bibliothèque à Montaigne.

    Si l'on admet notre définition du virtuel, la bibliothèque publique n'introduit pas de rupture par rapport à la bibliothèque personnelle. Qu'importe si les livres sont ici, à ma disposition, ou sont là-bas. L'important, c'est que le lecteur puisse accéder à tous les livres de sa bibliothèque virtuelle, pour relire les livres déjà lus comme lire les livres à venir.

    Une objection surgit immédiatement : «Ainsi, selon vous, l'idéal de la bibliothèque publique serait d'être la somme tendancielle des bibliothèques personnelles! C'est une régression majeure, car la chose publique, la res publiqua, doit être indépendante des intérêts des personnes.

    Qu'est-ce que l'intérêt d'une personne? Qu'est-ce que l'intérêt public? A quoi se voit l'indépendance entre des intérêts? Dans cette objection, le fait de « s'intéresser à » revient à être capté par Le lecteur de romans policiers sera suspecté d'être un enquêteur en puissance, ou pire, un criminel en puissance. Cela revient à la prescription : « s'il y a de la fumée, cherchez le feu ". Pourquoi se défier de l'individu, sinon parce qu'il est influençable! L'imaginaire d'une personne est sans défense. Par contre, la respublica a les moyens de se défendre...

    Lorsqu'on dit d'une personne qu' "elle est intéressée par l'argent", nous ne doutons pas qu'elle cherche à accumuler de l'argent. Par contre, lorsque l'on dit d'un lecteur : « il est intéressé par un livre », que savons-nous de ce qu'il accumule ? Possède-t-on un livre ? Est-on possédé par un livre? Certes, tous les lecteurs ont des livres intimes, qui vous marquent pour la vie. Mais, que l'on ait des livres intimes cela signifie-t-il que l'on arrête de lire, que l'on arrête d'éprouver les effets de sens nés de la lecture d'autres livres?

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    Idéologique, définition

    Le plus souvent, lorsque l'on assimile l'intérêt pris à un livre à l'intérêt financier, et les deux comme représentant l'intérêt personnel, c'est que le livre est réduit à une modalité d'exposition d'idées. Lire un livre, s'intéresser à un livre deviendrait en fait une façon d'assimiler, d'incorporer dans son esprit les idées d'un autre.

    Voici le récit d'une expérience personnelle. Un visiteur, à mon domicile, passe en revue les rayonnages de ma bibliothèque et s'étonne : Tiens, tu as Mein Kampf! C'est étonnant que tu possèdes ce livre, étant donné tes idées. je te croyais de gauche. »

    C'est à mon tour de m'étonner : « Ah bon, pour toi, c'est une même logique qui régirait les livres et les idées? Pourtant, il me semble qu'un livre est autre chose que l'expression d'une idée. Un livre, c'est de l'ordre d'uneforce. Que s'est-il passé avec Mein Kampf dans les années 30. Pourquoi tant de personnes l'ont-elles lu et l'ont recommandé à d'autres, sinon n'ont pas réagi. La lecture de ce livre, Mein Kampf, m'a permis de modifier complètement ma perception de la responsabilité des hommes politiques et des intellectuels dans la montée du fascisme. Hitler y annonce à l'avance son action.

    J'ouvre Mein Kampf au hasard, à la page 296, et je lis à haute voix cette phrase : « Tout ce qui n'est pas, dans ce monde, de race pure n'est que brins de paille balayés par le vent (1) . » Une fois la phrase énoncée, et l'intérêt de mon visiteur éveillé, je prélève au passage une série de phrases pour répondre à la question que j'énonce : Qu'est-ce que la pureté d'une race pour Adolf Hitler? On va le découvrir ensemble. » « Plus les hommes sont portés à rejeter au second plan leurs intérêts personnels, plus grande est leur capacité de fonder des communautés étendues... Ce qui fait la grandeur de l'Aryen, ce n'est pas la richesse de ses facultés intellectuelles, mais sa propension à mettre toutes ses capacités au service de la communauté. L'instinct de conservation a pris chez lui la forme la plus noble : il subordonne volontairement son propre moi à la vie de la communauté et en fait le sacrifice quand les circonstances l'exigent (2) . » Par rapport à une pureté qui serait l'oubli de son intérêt personnel et le sacrifice pour une communauté d'idéal, l'impureté serait alors la poursuite d'une conservation de soi-même égoïste. Le peuple juif est alors présenté comme ce qui est l'impur exemplaire.

    « La postérité oublie les hommes qui n'ont recherché que leurs propres intérêts et vante les héros qui ont renoncé à leur bonheur particulier. Le Juif forme le contraste le plus marquant avec l'Aryen. Il n'y a peut-être pas de peuple au monde chez lequel l'instinct de conservation ait été plus développé que chez celui que l'on appelle le peuple élu. La meilleure preuve en est le simple fait que cette race a survécu jusqu'à nous (3) . »

    J'interpelle mon visiteur : « Dans ces lignes, le lecteur attentif peut anticiper la suite bien concrète de ces oppositions et amalgames rhétoriques entre le Pur et l'Impur, entre l'Aryen et le Juif entre le sacrifice altruiste et l'auto-conservation égoïste d'un coté, il faudrait que les jeunes allemands prouvent en mourant dans la guerre qu_ils sont bien aryens, de l'autre, il serait légitime d'éradiquer l'égoïsme du peuple juif en interrompant sa survivance! Tout y est annoncé : la Seconde Guerre mondiale et l'Holocauste. Grâce à ce livre, à sa lecture sans intermédiaire, j'en sais plus sur le fascisme et son pouvoir d'influence.

    Mon visiteur réplique : "C'est vrai, avec le recul des événements, ça donne à penser. Mais je vais préciser ce que j'avais en tête quand j'ai tiré la conclusion qu'avoirmein Kampf dans sa bibliothèque, c'était avoir des affinités avec le fascisme. Pourquoi avoir Mein Kampf à son domicile si ce n'est pour s'en imprégner, et être capable d'en reprendre les idées le plus exactement possible. Un livre, n'est-ce pas le meilleur moyen pour rendre forte une idée ? Face aux livres, j'ai toujours l'impression d'être en face de l'Autorité. Si le Livre l'a dit, il n y a plus rien àpenserd'autre. Dieu aparlé!... Dans bibliothèque, il y a Bible! Imagine l'effet que provoque ta bibliothèque sur les visiteurs. Ils se disent, et moi le premier que le propriétaire de tant de livres est en relation direct avec Dieu, les moines, les savants de l'Université. Posséder un livre, c'est posséder la vérité, revenir à la source de la première parole. Regarde-toi. Tu viens d'ouvrir Mein Kampf, et tout de suite tu es à l'aise pour le commenter, pour sélectionner dans le texte les passages qui font mouche, et retourner ce que j'ai dis. Tu es chez toi dans les livres, tu es pareil aux moines du Moyen-Age. »

    Je répondis par une boutade, du genre que goûter à un bon whisky permettait d'apprécier un bon livre, et donc qu'est-ce que vous diriez d'un whisky de 12 ans d'âge?

    Dans ce dialogue se nouent beaucoup des interrogations suscitées par le thème du numéro : « Bibliothèques et IdéOlOgies :

    • Un livre est-il l'expression d'une idéologie, permettant au lecteur de devenir un idéologue, dans le sens « être savant d'une idée, être un militant du système construit à partir d'une idée »?
    • Est-ce qu'une bibliothèque personnelle reflète l'idéologie de son pro-priétaire-lecteur? A partir de quel moment une bibliothèque personnelle permet à son propriétaire d'être autre chose qu'un idéologue-militant?
    • Quelles compétences doit posséder un lecteur pour éviter d'être capté par un livre, pour maîtriser l'émotion suscitée par la lecture, pour développer une distance critique? Comment les bibliothèques publiques, comment les écoles peuvent-elles apporter ces compétences ?
    • En comprenant de multiples livres, une bibliothèque permet-elle d'éviter de confondre un livre avec la Bible et son auteur avec Dieu? Est-ce que la bibliothèque publique se définit par la rupture avec le rapport religieux à la Bible?
    • A partir de quelle « taille de rubrique a-t-on suffisamment une diversité de livres pour que le lecteur ne s'enferme pas dans une seule famille de livres, qui serait réduite à représenter la systématique d'une idée?

    La sensibilitéentre « bibliothèque »et « idéologie » ?

    Nous avons proposé comme critèrepossible de la gestion d'une biblio-thèque l'exercice, par un lecteur, de sasensibilité. En donnant une telle placeà la sensibilité, nous croisons la ques-tion : est-on actif ou passif dans l'exer-cice de la sensibilité ? Ainsi, lorsqu'unepersonne lit Mein Kampf devient-elleinfluencée par Hitler, ou construit-elleun questionnement critique. Doit-onêtre jugé par les livres de sa biblio-thèque ou les emprunts que l'on fait?

    Nous posons par principe que le lec-teur est actif. Tout en recherchantl'émotion de l'imaginaire, la répétitiondes figures, le plaisir d'un style ou d'unvocabulaire, le lecteur ne lit pas encoreet toujours le même livre. Chaque livreprésente une différence, et c'est cettedifférence que la sensibilité recherche.Donc, si la sensibilité est active, com-ment la perception des différencesconduit-elle à un raisonnement sur desidées? Le lien sensibilité/idées induit-il que seules les idées renvoyant à des objets tangibles sont valables ? Ou bien que seules les idées générales, et donc abstraites nous donnent le moyen de faire la différence ?

    Nous sommes conduits à remonter dans l'histoire de la philosophie. Repartons du sens premier du terme « idéologie ", qui désigne la science des idées considérées en elles-mêmes, c'est-à-dire comme phénomène de l'esprit humain. Cette science, initiée par Georges Berkeley [1685-1753] en Angleterre, puis développée par Condillac (4) , appréhende les idées et les connaissances uniquement comme les dérivations d'une source unique, la sensation. Ecoutons Condillac :

    "Ainsi, selon que les objets extérieurs agissent sur nous, nous recevons différentes idées par les sens, et selon que nous réfléchissions sur les opérations que les sensations occasionnent dans notre âme, nous acquérons toutes les idées que nous n'aurions pu recevoir des choses extérieures... Concluons qu'il n'y a point d'idées qui ne soient acquises : les premières viennent immédiatement des sens, les autres sont dues à l'expérience, et se multiplient à proportion qu'on est plus capable de réfléchir (5) . »

    Au départ, la sensation donne la différence. Cette différence s'exprime dans une idée. Les idées se développent par combinaisons successives. Le fait de concevoir le développement des idées par composition d'idées élémentaires, elles-mêmes issues de sensations ne prendrait-il pas appui sur l'activité d'un lecteur dans une bibliothèque. Exploitons la métaphore classique . « le monde est un livre ». Faisons l'expérience de substituer dans la citation de Condillac les termes objet, sens, sensation, par les termes livre et lecture.

    «Ainsi, selon que les livres agissent sur nous, nous recevons différentes idées par les lectures, et selon que nous réfléchissions sur les opérations que les lectures occasionnent dans notre âme, nous acquérons toutes les idées que nous n'aurions pu recevoir des livres... Concluons qu'il n y a point d'idées qui ne soient acquises: les premières viennent immédiatement des lectures, les autres sont dues à l'expérience, et se multiplient à proportion qu'on est plus capable de réfléchir.»

    Prêtons attention à la caractéristique des premières bibliothèques : ce sont des bibliothèques privées car elles ont été constituées et enrichies par des personnes ou des petites collectivités. En suivant le développement d'une telle bibliothèque privée, on peut alors retracer l'histoire intellectuelle du petit collectif de lecteurs. Dans une telle approche analytique, chaque nouveau livre peut être considéré comme concrétisant une combinaison originale des livres déjà présents.

    En ce sens, une bibliothèque est autant le matériau que la preuve d'une science des idées, d'une idéo-logie. Tout comme une nouvelle idée peut se réduire, par généalogie, à des idées antérieures, un livre peut s'analyser comme la combinaison originale de textes antérieurs. En s'ajoutant à la bibliothèque, un livre s'y résorbe à terme. A la limite, tous les livres peuvent être ramenés au livre premier : la Bible. La bibliothèque permettrait alors l'idéologie, dans le sens de la possibilité d'une science des idées, de leurs filiations, de leurs influences, de leurs confrontations.

    Si au départ, l'idéologie désignait la description d'un processus menant de la perception à la formation des idées, le sens moderne de l'idéologie est celui d'un système d'idées. Comment expliquer ce changement de sens ? Au départ, les idéologues, Condillac, puis Maine de Biran, organisent une complémentarité entre la passivité de la sensibilité et le travail actif sur les signes dérivés. Seulement, plus la sensibilité est passive, plus le travail sur les signes doit être important. Et là, dans ce travail, que de possibilité d'erreurs. Il faut donc revenir en arrière, reparcourir le chemin, faire prendre aux idées les bonnes bifurcations. Voilà ce que l'on obtient : des idées successives dans le droit chemin, des idées mises en système.

    Une fois que les idées ont été analysées et retracées dans leur composition, une fois qu'elles ont été organisées en idéologies, alors la tentation devient possible de faire une cartographie entre les idéologies sous-jacentes aux idées. De peser l'influence des idées à partir des territoires qu'elles occupent, des longueurs de rayonnage qu'elles mobilisent. De contrôler les poids respectifs des différentes idéologies. Sur la base d'une généalogie et d'un classement idéologique, on peut donc contrôler l'arrivée d'un livre dans une bibliothèque. C'est une tentation à laquelle nous ne devons pas céder !

    Les livres de nos différences ?

    Les témoignages que nous avons apportés de la pratique des lecteurs dans les bibliothèques actuelles montrent que si les livres sont différents, c'est parce que les lecteurs introduisent des jeux de différences. Nous suggérons cette formule : « Nous avons des idées, et nous voulons les sentir, les éprouver. » Pour multiplier les sensations, pour les enrichir, nous avons à la fois besoin d'idées et d'objets multiples dans leurs formes et leurs degrés.

    Les livres, à la fois idées et objets, nous permettent d'éprouver nos idées en multipliant nos sensations. Percevoir une différence, c'est d'abord établir un rapport entre deux objets pour ensuite sentir ce qui diffère. Cette sensation peut être nommée : mais le nom ne nommera aucun objet. Nous tapons ce texte en « Arial 11 ». Une typographie, une taille de caractère. Nous nommons une forme et un degré dans une graduation. Entre un livre et un autre, comment décider que l'un est premier et que l'autre est second. Dans quel sens se fait la différence ? Souvent un livre récent nous fait relire un livre plus ancien avec des yeux neufs.

    Finalement, l'enjeu réside dans l'origine des jeux de différences. Pour Condillac, pour le XVIIIe siècle, comme nous l'avons suggéré, le livre dans la bibliothèque est l'origine de toutes les différences, car il fait passer immédiatement de la sensation d'un objet à l'idée de cette sensation, de l'objet au signe.

    Par contre, à notre époque, les lecteurs sont porteurs de jeux de différence, d'emblée, dans leur pensée personnelle, professionnelle. Ils arrivent du dehors, avec leurs idées composites, parfois confuses, nées de la nécessité de mettre en rapport de multiples sollicitations.

    Pouvoir concrétiser, se donner à voir les différences qui nous occupent, les enrichir, les structurer voilà ce que nous attendons des bibliothèques d'aujourd'hui, dans leur diversité maintenue.

    1. Adolf Hitler, Mon Combat (Mein Kampf), 1934, Nouvelles Editions Latines, Paris. retour au texte

    2. Id., p. 297. retour au texte

    3. Id., p. 299 retour au texte

    4. In Essai sur l'origine des connaissances humaines. 1746. retour au texte

    5. Essai sur l'origine des connaissances humaines, p. 107-108, Ed. Galilée. Paris, 1973. retour au texte