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Les bibliothèques de lecture publique et leurs réservoirs de notices

1997
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    Les bibliothèques de lecture publique et leurs réservoirs de notices

    Entre marché et Etat

    Par Jean-Paul Gaschignard, Bibliothèque du Cher

    Lasituation des bibliothèques de lecture publique, en France, en matière de récupération de données bibliographiques, est aujourd'hui assez différente de celle des bibliothèques universitaires. Ici, pas de schéma directeur ayant une valeur générale et pas de grand réservoir français de notices, développant le catalogage partagé et passant des accords avec les grands fournisseurs internationaux. Chaque bibliothèque, quelle que soit sa taille, doit s'adresser seule et discuter seule avec les fournisseurs de notices.

    L'histoire qui a mené à cette situation semble se résumer à une série d'échecs : échec de Libra, échec des bases bibliographiques régionales, échec du Serveur bibliographique national.

    De Libra aux bases régionales

    Les aventures de Libra et des bases bibliographiques régionales illustrent des conceptions assez paradoxales de la décentralisation.

    Libra, au départ, devait éviter aux dix-sept BDP créées en 1982 de refaire toutes le même catalogage pour les mêmes documents. Le paradoxe, comme le signale L'Art d'informatiser une bibliothèque (1) , est que ce système centralisé fut lancé en plein mouvement de décentralisation. Il s'arrêta alors même qu'il commençait à trouver sa pleine efficacité.

    Après le transfert des BDP aux conseils généraux, l'État a répugné à poursuivre une entreprise qui, désormais, profitait uniquement aux communes et aux départements.

    La Direction du livre, subitement convertie aux vertus du marché, a un peu tenté, en 1989 et 1990, de faire financer Libra par ses utilisateurs. Il n'est pas interdit de penser qu'elle aurait pu y parvenir, à condition de s'en donner le temps et les moyens, et de bien mesurer comment les bibliothécaires et les conseils généraux percevaient la question.

    Penser que les conseils généraux, qui de 1986 à 1990 avaient à peine réalisé qu'ils géraient les bibliothèques départementales, allaient facilement et rapidement reprendre à leur compte une dépense jusque-là assumée par l'État, demandait une certaine imagination. Jamais les coûts réels de Libra ne furent annoncés aux utilisateurs. Jamais les présidents de conseils généraux ne reçurent de circulaire détaillée expliquant les enjeux de Libra et de son financement.

    Le premier réflexe des conseils généraux et des bibliothécaires était bien de demander à l'État d'assumer toutes les dépenses. Vieille tradition française (depuis la monarchie absolue selon Vendre Libra aux conseils généraux n'était sans doute pas impossible, mais il aurait fallu pour cela, au moins, un minimum de marketing.

    La création de Libra s'inscrit dans une série de tentatives volontaristes pour soutenir l'industrie informatique française (plan calcul, informatisation des écoles, etc.). Le projet a été abandonné quand ces tentatives ont pris fin. Nous ne parlons plus ici de bibliothèques mais de politique industrielle, mais les conclusions sont les mêmes : après avoir cru pouvoir tout organiser, l'État s'est brutalement converti au libéralisme, sans pour autant être capable de dialoguer.

    On peut trouver d'autres raisons à l'échec de Libra : le système était réduit au catalogage alors que les bibliothèques souhaitaient surtout gérer le prêt, il aurait fallu permettre à tous les logiciels pour bibliothèques de s'articuler avec lui, etc. Certes mais ces remarques, qui ne font que montrer combien il était difficile de modifier quoi que ce soit après les décisions de départ, sont, nous semble-t-il, secondaires.

    La décentralisation dirigiste

    Les bases bibliographiques régionales n'ont constitué qu'un aspect, dont on mesure maintenant sa marginalité, de l'aventure des agences régionales de coopération. La confusion a régné sur les buts de ces bases : identification des documents sur la région (comme dans la base actuelle ABIDOC) ou réservoir de notices prenant le relais de Libra (comme feu BRASIL en Rhône-Alpes).

    À vrai dire, c'est toute l'attitude du ministère vis-à-vis des agences qui montre une conception très curieuse de la décentralisation.

    Le projet est issu du rapport Yvert sur les bibliothèques et la décentralisation. Il y est question d'établissements publics régionaux, ayant un personnel important, organisant la coopération. Les limites des budgets imposent rapidement de réduire les ambitions.

    La Direction du livre impulse la création des agences, tout en souhaitant que le relais soit pris le plus rapidement possible par les conseils régionaux. Ceux-ci, à peine érigés en collectivités de plein exercice, n'auraient en somme qu'à reprendre à leur compte une politique décidée par le ministère de la Culture.

    A-t-on bien mesuré le caractère fondamentalement contradictoire, et peu réaliste, de cette conception dirigiste de la décentralisation ? Les élus tiennent avant tout à choisir eux-mêmes ce qu'ils gèrent, et c'est bien pour cela qu'ils sont élus.

    Les agences sont aujourd'hui, de fait, cogérées par les conseils régionaux et les directions régionales des affaires culturelles. Dans le processus de négociation entre ces deux partenaires, l'aide au catalogage pour les bibliothèques de lecture publique était particulièrement mal placée.

    Les catalogues collectifs sont des systèmes techniques complexes qui, en bénéficiant à des bibliothèques gérées par les communes et les départements, constituent des transferts de charges des régions au profit d'autres collectivités. On peut rêver de meilleurs candidats à un budget qu'une action peu visible sur le plan médiatique, dont les effets apparaissent progressivement, et qui bénéficie essentiellement à d'autres que le financeur...

    Le Serveur bibliographique national ou Comment trouver des clients ?

    Après Libra, et diront les mauvaises langues pour justifier son enterrement, vint en 1988 le schéma directeur de l'information bibliographique, préparé par le ministère de la Culture. Le Serveur bibliographique national devait, paraît-il, prendre le relais de Libra. Pour sa part, il serait plutôt un exemple des difficultés que rencontrent les administrations d'État quand elles doivent trouver et fidéliser des clients.

    Les bibliothécaires, après les échecs précédents, doutaient du sérieux de l'entreprise. Le ministère de la Culture, et tout particulièrement le cabinet du ministre, donna dans la publicité à contretemps : de nombreux communiqués annoncèrent que tout fonctionnait, quand les montages administratifs étaient à peine ébauchés. Quand il fut enfin possible, en 1993, de recopier des notices, le stocks d'effets d'annonces était épuisé depuis longtemps déjà, et le cabinet resta muet.

    Trop d'État tue l'État

    Dans ces trois échecs, on retrouve les mêmes constantes : l'État n'a pas su associer les collectivités locales, l'État n'a pas su associer les utilisateurs. L'administration, de préférence centrale, élabore la vérité en vase clos. Les administrés n'ont qu'à appliquer cette vérité toute faite, sans même oser suggérer qu'on pourrait y changer l'ombre d'une virgule. Comme le chef, l'administration a eu, a et aura toujours raison, surtout quand elle a tort et encore plus quand elle se contredit. Comment pourrait-on dire qu'un ministre, ou même un obscur fonctionnaire, s'est trompé ? Ne pas pouvoir dire franchement ce qui s'est passé, devoir ménager des susceptibilités nombreuses et tatillonnes, s'appelle avoir un boeuf sur la langue C'est évidemment très lourd. Pour supporter ce boeuf, cette langue doit être très solide : il convient tout naturellement d'employer la langue de bois.

    Après le « tout État nous vivons aujourd'hui une logique du « tout privé chaque utilisateur achète séparément aux fournisseurs de notices, et négocie séparément. On est, en somme, passé d'un extrême à l'autre. Trop d'impôt, paraît-il, tue l'impôt : dans le cas qui nous occupe, il est clair que trop d'État tue l'État.

    Logique du public, logique du privé

    La Direction du livre et de la lecture est un service de l'État. Électre est une société privée. Mais on voit quelquefois des administrations se conduire comme des sociétés privées, et parfois aussi des sociétés privées assumer de fait des rôles de service public.

    Le service public agit dans l'intérêt général et assure l'égalité de tous (par exemple, l'accès de toutes les bibliothèques à une source de notices). Financé par la collectivité, il réalise ce que le marché ne ferait pas de lui-même, en corrige ou en complète les effets, en fonction d'objectifs politiques.

    Toute société privée subit en permanence la pression du marché, et tend à rechercher la rentabilité. Si le marché ne suit pas, elle disparaît. Elle n'a pas à rechercher l'intérêt général.

    La convention qui était donnée à signer aux abonnés au cédérom de la BNF relèvait clairement d'une logique du privé, et même d'une logique de droit de prêt : les seuls usages autorisés étaient ceux de la convention (obligation de toujours afficher l'origine de la notice, interdiction de corriger). Tout autre usage (par exemple, verser certaines notices dans un catalogue collectif) doit obtenir l'accord de la BNF (ou de Chadwyck Healey ?) et cet accord, très probablement, supposait un paiement. Il y a eu, par exemple, un tarif spécial, et plus cher, du SBN pour les BDP qui céderaient des notices à leurs réseaux (2)

    Certains juristes (3) ont signalé que la logique juridique d'une telle convention est contestable : une notice rédigée par l'application des normes entre-t-elle dans le champ des lois sur la propriété littéraire et artistique ? Selon Alain Jacquesson, le droit de suite ne peut qu'entraver les réseaux de bibliothèques (4) . Marcelle Beau-diquez a tenu en mai 1996 devant le congrès de l'ABF des propos plus ouverts quant à l'utilisation des notices par les bibliothèques dans le cadre des réseaux (mais sans doute pas des cédéroms, ce qui est bien normal), ce qui marque une meilleure sensibilité de la BNF aux arguments de service public.

    Le GAM (Groupement d'achat pour médiathèques) fournit gratuitement ses notices aux bibliothèques. Tant que les notices sont fournies lors de l'achat des disques et cassettes, il s'agit tout au plus d'une prime, d'une offre promotionnelle. Quand le GAM accepte assez facilement de donner, lors d'une informatisation initiale, des notices correspondant à des disques qu'il n'a pas vendus, alors qu'il pourrait les faire payer, il accepte des arguments de service public et certes améliore ses relations avec ses clients. De même quand il investit pour fournir des notices en UNIMARC, aucune nécessité économique ne l'y contraint vraiment.

    Dans l'optique du privé, la fourniture de notices bibliographiques constitue un marché, sur lequel on peut faire plusieurs remarques. Deux fournisseurs seulement, Électre et la BNF, se le partagent : il s'agit donc d'un duopole. C'est un marché étroit, de quelques centaines de clients seulement.

    Mais faut-il adopter cette optique du privé? En suivant jusqu'au bout cette logique du capitalisme sauvage, Électre et la BNF définiraient leurs tarifs en fonction de leurs optimums de rentabilité - et choisiraient les tarifs qui permettent les meilleurs bénéfices, sans se soucier de leurs effets sur les bibliothèques.

    On se doute que les utilisateurs des notices défendent un tout autre point de vue : il est absurde, et coûteux pour le contribuable, de recataloguer et de réindexer le même document dans plusieurs centaines de bibliothèques différentes. L'énergie consacrée à ce travail serait mieux employée à développer la lecture vers les publics qui en ont le plus besoin. L'optimum de rentabilité n'est pas l'optimum de service public.

    Du point de vue même des théories du commerce, un marché dominé exclusivement par deux fournisseurs, pour quelques centaines de clients, est trop étroit pour que la concurrence joue à plein. Il s'analyse plutôt comme une rente de situation, un rapport de force déséquilibré permettant aux fournisseurs d'imposer toutes leurs volontés aux clients.

    Si ce marché est trop petit pour fonctionner normalement par le seul jeu de la concurrence, c'est qu'il a besoin d'autres formes de régulation. La formule étatiste a, nous l'avons vu, montré ses limites. Mais le choix est-il limité à: ou bien le tout-État, ou bien le tout-marché ?

    Un troisième terme : la coopération décentralisée

    Le débat, comme chacun sait, ne se résume pas à un duel entre logique du public et logique du privé. On parle beaucoup, et depuis longtemps, de coopération entre les bibliothèques, et de coopération bibliographique.

    On voit mal comment aujourd'hui l'État ou les régions accepteraient de prendre en charge des réseaux répondant aux besoins de tous. La seule solution viable, à terme, est bien de reconstruire des coopérations à partir des besoins immédiats de bibliothèques, en visant des gains à court terme.

    La coopération décentralisée semble, par exemple, le seul moyen de résoudre efficacement la question de l'indexation des notices. On sait que ce qui est le plus difficile et prend le plus de temps n'est pas le catalogage signalétique (la description correspondant au «pavé ISBD») mais bien les indexations : Dewey, indexations matières, classification des documents sonores. De ce point de vue, il faut bien reconnaître qu'il reste du chemin à faire : les notices BNF et Électre sont indexées en RAMEAU, mais aucun des deux fournisseurs ne semble envisager une indexation Dewey assez précise pour répondre aux besoins des bibliothèques (5) . Chacun des deux fournisseurs a étudié la question, et a conclu que cela lui coûterait trop cher.

    Le paradoxe est massif: l'indexation Dewey coûterait trop cher à la BNF ou à Électre, et il vaut donc mieux que plusieurs centaines de bibliothèques refassent chacune cette indexation qui coûte si cher ! Seules les bibliothèques utilisatrices peuvent mesurer combien elles y gagneraient. Elles ne peuvent pas obliger la BNF ou Électre à faire ce travail, mais elles pourraient bien, ensemble, financer les quelques postes d'indexeurs qui profiteraient à tous.

    Aujourd'hui, avec le travail des clubs d'utilisateurs de logiciels regroupés dans la FULBI (Fédération des utilisateurs de logiciels pour bibliothèques), avec le partenariat organisé entre la FULBI et la BNF et entre la FULBI et Électre, la coopération reprend un peu de vigueur. Les bibliothèques coopèrent pour dialoguer avec les fournisseurs de notices.

    Ce n'est pas une nouveauté : on a bien parlé de coopération bibliographique avec les agences régionales de coopération.

    Pour être viable à long terme, une action de coopération bibliographique doit remplir plusieurs conditions : elle doit être décidée par les bibliothèques ; elle doit être pour l'essentiel financée par elles ; elle doit, en visant des objectifs à court terme, bénéficier immédiatement aux établissements ; enfin elle doit viser des buts précis : aider à l'identification des documents, en constituant des catalogues collectifs, ou aider à gagner du temps de catalogage, en recopiant des notices, sont deux objectifs totalement différents.

    Cette coopération décentralisée prend beaucoup de temps. La coopération décentralisée suppose qu'au lieu de demander à l'État, on soit prêt à partager soi-même les frais. Elle suppose également beaucoup de temps pour mesurer les avantages et les inconvénients de chaque formule. Elle repart en quelque sorte de zéro. Elle se construit lentement, pas à pas, en vérifiant à chaque fois les acquis des étapes précédentes. C'est pourtant, semble-t-il, la seule solution réaliste.

    1. P.-Y. Duchemin, avec la collaboration de D. Lahary, Éd. du Cercle de la Librairie, 1996. laquelle l'État peut tout et doit tout. Passé ce premier mouvement, la discussion aurait pu s'engager. Mais l'État, lui aussi, a cru qu'il pouvait tout et savait tout, et n'a pas su dialoguer. retour au texte

    2. Compte tenu du faible nombre de clients du SBN. ce tarif, qui n'avait pas été négocié avec les intéressés, qui relevait d'une anticipation théorique peu en rapport avec la réalité, et qui tendait en fait à pénaliser les réseaux des BDP. n'a pas été appliqué. Sic transit... retour au texte

    3. Marc Maisonneuve, Les aspects juridiques de la consultation d'un catalogue informatisé -. in : Offrir aux publics un catalogue en ligne, sous la dir. d'Éliane Bernhart. coll. La boîte à outils. Institut de formation des bibliothécaires. Villeurbanne. 1995. retour au texte

    4. A. Jacquesson, L'Informatisation des bibliothèques, 2" éd.. Éd. du Cercle de la Librairie, 1995. retour au texte

    5. De ce point de vue, après des générations de formateurs, il faut bien continuer à différencier indexation et cotation, et même indexation et cadre de classement : la Dewey à deux chiffres des notices BNF, obtenue par conversion automatique du cadre de classement de la Bibliographie de la France, est inutilisable en lecture publique. Les cotes des salles en accès public de la BNF, construites à partir d'indices Dewey, comporteront trop d'adaptations locales au système de cotation pour être utilisables telles quelles. retour au texte