« Aujourd'hui, une bibliothèque est d'abord et toujours une collection organisée de documents, mais elle est aussi un bâtiment public, un lieu de sociabilité, un ensemble de ressources et de services, une maille dans le filet de l'aménagement du territoire, un service public qui réaffirme sa spécificité, une médiation entre les documents (ou l'information) et les usagers (1) .
Je crois que les bibliothèques doivent aussi se vivre aujourd'hui comme des lieux de responsabilité intellectuelle, car ce qui fait le coeur de notre métier, c'est bien de constituer une collection multisupports, de structurer l'information et d'offrir des accès aux contenus ; ces missions doivent, bien sûr, être soutenues par une réflexion constante sur l'évaluation des services rendus et sur la réalisation des objectifs assignés.
Il ne s'agit donc pas seulement de maîtriser les outils et les techniques, mais surtout de repenser l'organisation et le fonctionnement des services que nous offrons dans le sens de l'efficacité et de la qualité : ne sommesnous pas les héritiers d'une belle vision du service public, marquée par une conscience vive et sans cesse renouvelée de ses missions ? Oui, nos bibliothèques n'en finissent pas de s'inscrire dans une économie de service public : les compétences, les savoirs et les savoir-faire spécifiques qu'elles mettent en oeuvre ne trouvent leur efficacité et leur sens que par rapport aux besoins et aux attentes des lecteurs ; l'amélioration de la qualité des services offerts s'exprime dans l'exigence de la meilleure adéquation possible aux publics.
C'est ce principe d'optimisation qui doit permettre une répartition des moyens plus « rentable », ainsi qu'une réduction des gaspillages et des investissements improductifs, même si les inadaptations et les inerties auxquelles on croyait pouvoir facilement remédier se révèlent plus coriaces et sources de dysfonctionnements plus graves. Ce principe de réalité, vous le savez bien, est toujours assez douloureux. De plus, les pressions de l'environnement, ainsi qu'une politisation plus marquée, provoquent aujourd'hui des tensions insidieuses et contradictoires : tensions entre les pratiques concrètes du métier et la gestion des carrières, tensions entre la tradition dite hiérarchique et les principes de l'action publique concertée impliquant plus de communication et de responsabilisation, tensions entre les exigences de la modernisation quasi permanente des bibliothèques et les mécanismes de la reproduction des habitudes.
Les grands traits de l'évolution récente de nos établissements sont, je crois, partagés par tous : demande accrue, offre modernisée, environnement technique en constante évolution.
Les valeurs du service public sont bien vivantes, même si elles s'expriment en dehors des discours convenus sur l'intérêt général : les bibliothèques se doivent de privilégier, dans l'espace de leurs responsabilités, les médiations inter-compréhensives et les interactions constitutives pour s'affirmer comme service public solidaire.
C'est en ce sens qu'il faut comprendre ce propos de Pierre Riboulet sur la symbolique du bâtiment de la bibliothèque de Limoges : «... on se dit qu'on va dans une bibliothèque pour être dans une belle salle, une salle unique d'une certaine façon, dans la mesure où ce dont on a le plus besoin dans la société où nous sommes, c'est de cette recherche, de cette rencontre de l'unité, parce qu'on est dans un univers tellement éclaté, tellement dispersé, tellement séparé ».
La notion de client semble rabaisser l'utilisateur de nos services au rang d'objet manipulable. Le reconnaître comme usager, est-ce le considérer comme sujet avec lequel il nous faut composer en nous efforçant d'améliorer la qualité du face-à-face avec lui?
Si l'usager est celui pour qui nos services sont créés, en est-il bien le bénéficiaire et la finalité, jusqu'à pouvoir exercer un contrôle sur leur organisation et en exiger un meilleur fonctionnement à son profit ?
Il me semble qu'aujourd'hui les usagers des services publics veulent obtenir une prestation de qualité au meilleur coût (la gratuité ?) et contraindre les gestionnaires de ces services à leur accorder des droits (desserte des quartiers, antennes délocalisées...) au nom de l'équité et de l'égalité : les usagers-citoyens peuvent aller jusqu'à faire pression pour obtenir une bonne qualité de service et pour participer aux choix et aux arbitrages publics.
Comment maintenir un équilibre entre efficacité, équité et participation ? Quel est le prix à payer pour assurer et développer une certaine égalité de traitement des citoyens ?
Les organisations (associations ou collectifs) d'usagers sont-elles représentatives et ont-elles une reconnaissance institutionnelle ?
Y-a-t-il encore une réelle demande de participation des usagers ?
Certains sont désireux d'une concertation permanente pour accompagner les évolutions, les réformes et les réorganisations des services en se posant comme force de proposition et même parfois, de contre-pouvoir. Mais ils estiment généralement que leurs points de vue sont rarement et mal pris en compte par les responsables des services.
La conception traditionnelle de l'égalité semble aujourd'hui traversée par des confusions et des contradictions : parler d'égalité des conditions, ce n'est pas parler de l'égalité des chances qui, elle, est compatible avec l'inégalité des conditions. Peut-on même considérer que les valeurs égalitaires sont remises en cause puis-qu'elles n'ont pas réussi à empêcher la fracture sociale et l'exclusion ?
Confronter l'égalité et l'efficacité exige donc beaucoup de nuances entre les tenants de l'optimisation et les tenants de la justice sociale.
Ne sommes-nous pas pris dans un faisceau d'exigences diverses qui s'entrecroisent, se mêlent, s'évitent et ne cessent de nous provoquer ?
Ne sommes-nous pas soumis à des sollicitations et même à des logiques contradictoires : faire du social, répondre aux besoins des usagers tout en gérant efficacement ?
Comment préserver un équilibre et une justesse entre les attentes des usagers et l'idée que nous nous faisons de nos missions ?
Devons-nous chercher notre légitimité dans un surcroît de technicité, dans le registre gestionnaire, ou dans le relationnel ?
Comment penser la pluralité dans l'unité ?
Comment s'insérer professionnellement dans l'organisation, figée ici, mouvante là, des collectivités qui nous emploient, sans trop souffrir des désillusions et des désenchantements ?
Je crois que les bibliothèques sont encore (et peut-être même un peu plus aujourd'hui) considérées comme une mémoire collective, un héritage reconnu (ou à reconnaître), un investissement à forte plus value pour l'avenir et aussi un système de partage et de confiance, lucide et en perpétuelle autocritique (le rôle de l'ABF est ici fort important).
L'obligation qui nous est faite d'agir pour le bien public ne ressemble-telle pas à une sorte de dette civique positive ?
Nous sommes au service d'une mission (d'un idéal aussi ?). C'est une aventure collective qui mobilise toutes les énergies, toutes les intelligences, tous les talents. Mais c'est aussi un certain état d'esprit : chacun de nous est appelé à vivre en conscience son métier dans un contexte précis, avec ses ambitions, sa carrière, ses initiatives, sa volonté, conditionné plus ou moins par les responsabilités et les pressions hiérarchiques.
La conjonction du métier et du comportement service public » relève, me semble-t-il, d'une sollicitation et d'une exigence pressantes : pris que nous sommes dans le courant des urgences et des contraintes, nous faisons souvent l'économie d'une réflexion critique sur nos conflits de conscience, en nous contentant de réflexes hâtifs dictés par les circonstances.
Oui, la bibliothèque est un espace public de lecture. Oui, la lecture relève de l'espace public, même si on a tendance à la replier sur le privé (Alain Lefebvre parle d'espace - priblic »). Oui, c'est la lecture qui crée et entretient la citoyenneté. Oui, la lecture sert à vivre ensemble, à partager du sens et des valeurs.
J'appelle service public cette pointe avancée du partage, de l'exigence de partager des contenus. Ne sommesnous pas tous, fût-ce à tâtons, dans une sommation de sens, alors que nous restons, peut-être encore trop, prisonniers de nos statuts, si rassurants, si intelligibles, au moins pour nous ?
Nous élaborons des discours pour décrire, justifier et évaluer nos pratiques. Et nous voilà condamnés à nous adapter (réadapter ?) en permanence : par exemple, l'inflation éducative et culturelle dans laquelle nous vivons ne produit-elle pas chez les usagers de nos bibliothèques un fort sentiment de manque et d'insatisfaction ?
Ne gâtons-nous pas souvent nos plus beaux élans professionnels par un didactisme qui écrase le réel, le quotidien fait de lentes maturations et de. compréhensions différées ?
Ne nous faut-il pas veiller aux contradictions récurrentes des discours sur la défense du service public ? Car ils ont souvent pour conséquence de pénaliser les publics !
Il y a aujourd'hui une plus forte exigence d'écoute, de concertation, d'éducation civique et de mobilisation des usagers : comment apprendre à mieux les comprendre ? Ici et là, des observatoires des pratiques se sont mis en place afin de rendre nos connaissances moins partielles et moins aléatoires.
Oui, on peut faire de la mesure de satisfaction des usagers l'une des composantes du contrôle de gestion. Mais nos missions ne peuvent se limiter à la bonne gestion des deniers publics, ni même à la mise en oeuvre de services utiles, efficaces. Il nous faut créer du lien avec nos usagers et avec eux promouvoir la qualité : cette démarche ne peut pas se réduire à des procédures visant à rendre plus attractives nos offres de service ; elle est avant tout une affaire de culture et d'implication durable des équipes car, en fait, les usagers et les personnels sont les principaux acteurs de la qualité.
Nous savons bien que le besoin de service public est loin de faiblir à l'heure de la mondialisation et de la marchandisation des cultures, tant au niveau de l'État que des collectivités locales, même si on observe ici et là une perte du sens de l'intérêt général, due peut-être au fait que les projets collectifs sont insuffisamment mobilisateurs et que le dialogue social se noue de plus en plus sur des intérêts catégoriels et des replis corporatistes. L'État continue d'avoir des responsabilités fortes dans le domaine de la solidarité et de la cohésion sociale.
Les bibliothèques ne sont pas, comme l'école d'ailleurs, des services publics comme les autres dont il suffirait d'évaluer l'efficacité et le coût à partir de critères marchands : elles sont porteuses de valeurs et investies d'une mission éducative, culturelle et citoyenne fondamentale.
Notre avenir n'est pas tracé avec la rigueur d'une courbe géométrique ou d'une ligne droite : l'optimisme me semble être la seule attitude possible malgré toutes les raisons de désespérer.