LE CADRE STATUTAIRE N'EST PAS PROPRE AUX FONCTIONS PUBLIQUES, puisque le secteur privé connaît des systèmes de classifications notamment prescrites par les conventions collectives. Mais il y est particulièrement prégnant. Les fonctions publiques apparaissent comme des forteresses : il est difficile d'y entrer, mais dès qu'on est à l'intérieur, on est à la fois protégé et dissuadé d'en sortir. Au-delà de ces idées reçues (les fonctionnaires ne sont pas réellement inamovibles, et c'est heureux), le statut constitue une machine à recruter, à promouvoir, à répartir. Comment s'en servir ? C'est d'autant plus délicat que les définitions fonctionnelles contenues dans les textes statutaires, pour chargées de sens qu'elles soient, ne sont que peu utilisables sur le terrain (1) .
Je proposerai dans ce texte une approche délibérément pragmatique, mais en limitant le propos à la fonction publique territoriale.
Malgré l'apparente homologie des architectures, l'usage du statut dans la fonction publique d'État présente des caractéristiques particulières qui ne sauraient être ici sérieusement traitées.
Et la comparaison des pyramides dans les deux fonctions publiques révèle de tels écarts qu'elle décourage les espoirs d'homologie fonctionnelle fondée sur les statuts qu'on avait pu naguère former (2) .
On se placera ici du point de vue d'un responsable d'équipe, qu'elle soit grande ou petite, et représente tout ou partie d'une bibliothèque municipale, intercommunale ou départementale.
Soyons clairs : en gestion des ressources humaines, ce qui est premier c'est le poste de travail. Vient ensuite le métier. On ne peut dans un premier temps définir l'un et l'autre que si l'on fait abstraction du statut (3) . Que la direction des ressources humaines de la collectivité prescrive la rédaction de fiches de poste ou non, qu'elle ait ou non adopté une démarche métier, il est très utile de se livrer à ce travail. Dans les deux cas, on suivra avec profit le plan suivant :
Ce n'est qu'après s'être livré à cet inventaire qu'on peut indiquer quels cadres d'emplois lui correspondent - et le plus souvent, on en indiquera au moins deux.
Ces descriptions servent de repères pour les recrutements, les promotions et la construction des organigrammes.
Bien qu'en principe indépendante de la personne qui l'occupe, une fiche de poste vise à décrire les fonctions et activités d'une personne à un moment donné de l'histoire d'un service. Le métier, lui, est beaucoup plus large et permet de dessiner une aire de mobilité. On peut le subdiviser en spécialisations et regrouper plusieurs métiers en familles.
Si l'approche globale de la profession de bibliothécaire peut conduire à ne retenir qu'un seul métier, et l'approche fonctionnelle détaillée plusieurs dizaines (4) , il sera raisonnable au sein d'un même établissement d'en retenir trois : on sort difficilement de la référence, même indirecte, aux trois catégories. Ceci sans préjudice bien sûr d'éventuels métiers particuliers hors du strict champ de la bibliothéconomie.
En vue de la création ou de la transformation du poste, on fixera le bon niveau en s'efforçant qu'il soit le plus élevé possible, afin de se donner les meilleures chances de recrutement et de positionner correctement les besoins en qualification de la bibliothèque vis-à-vis de la tutelle administrative et politique.
Le libellé de l'offre d'emploi fera impérativement référence à au moins un cadre d'emplois, mais on en indiquera de préférence plusieurs, ce qui correspond à une pratique courante, afin d'attirer le maximum de candidatures pertinentes. En effet, les lauréats de différents concours peuvent être issus d'un même cursus (notamment les titulaires d'un DUT ou d'une licence et d'un DUT préparé en année spéciale (5) , la voie royale).
Lors de la sélection des candidats sur CV puis sur entretien, on ignorera autant que possible les questions statutaires pour se concentrer sur les compétences, l'expérience, la personnalité.
Il pourra arriver que la ou les personnes retenues aient toutes les qualifications requises, sauf celle de fonctionnaire ou de lauréat d'un concours.
Ne pas hésiter alors à recruter sur contrat, si le contrôle de légalité le permet. Le phénomène des non titulaires est un vieux serpent de mer des fonctions publiques et, régulièrement, des mesures exceptionnelles de résorption, à coup de concours réservés (6) , épongent pour un temps une partie du problème. Se référer soigneusement à un cadre d'emplois de référence, correspondant au concours que l'intéressé est censé réussir par la suite.
Mais si le candidat non fonctionnaire préfère entrer dans la fonction publique, on peut être amené, quel que soit son niveau, à le nommer sans concours comme agent du patrimoine.
La question de la relation entre statut et organigramme est délicate (7) et le responsable est en droit de s'exclamer, comme Don Rodrigue : « des deux côtés mon mal est infini (8) . Car d'un côté les définitions fonctionnelles des grades et cadres d'emplois sont un piètre secours quand la réalité des compétences de chaque agent fournit un guide plus sûr. Mais de l'autre, des contradictions flagrantes entre hiérarchie des cadres d'emplois et répartition des responsabilités seraient génératrices de conflits et décourageraient les efforts de promotions statutaires des agents, tout en rendant inique la répartition des traitements. Le statut est ce maître invisible dont on accepte l'arbitraire.
Force est donc de faire un usage subtil du statut, non pour concevoir un organigramme, mais pour le consolider et le justifier.
On aura souvent intérêt à faire passer dans l'équipe, l'idée que les cadres d'emplois s'analysent par blocs et non un par un, afin d'éviter par exemple une distinction qui ne serait pas pertinente, dans une équipe donnée, entre assistants qualifiés et assistants de conservation. Ces blocs peuvent transcender les catégories, les agents qualifiés pouvant avoir des fonctions qui se rapprochent de celles des assistants. En outre, on considérera les cadres d'emplois comme un tout, en évitant de donner une signification fonctionnelle à chacun des grades qui les composent.
Ces regroupements faits, on évitera, sauf cas de force majeure, les inversions fonctionnelles et on s'efforcera d'attribuer la responsabilité de sections ou d'équipes à des agents de cadre d'emplois supérieur ou au moins égal à celui des personnes encadrées.
On pourra rarement éviter des dissymétries dans un même service, telle section étant dirigée par un agent de catégorie B et telle autre par un agent de catégorie A, selon les hasards de leur biographie respective.
Mais plutôt qu'aux statuts eux-mêmes, c'est aux identités professionnelles qu'un responsable d'équipe a à faire. Finalement, les conflits les plus aigus peuvent venir d'un écart entre fonctions exercées et identité vécue.
En cas de réussite à un concours, la démarche du salarié est claire : il aspire à un changement de situation. Il ne devrait pouvoir être nommé dans sa collectivité que si on peut lui attribuer des fonctions correspondant, suivant l'approche relativiste exposée ci-dessus, au nouveau cadre d'emploi. Bien souvent, il ne s'agira que de la reconnaissance de responsabilités déjà exercées.
La question de la promotion interne (9) est plus délicate. C'est souvent pour un salarié le seul moyen d'échapper à un interminable sur place dans l'échelon terminal de son cadre d'emploi. Cette promotion est souvent vécue comme un dû sans signification fonctionnelle. On pourra ne pas être trop regardant dans le cas d'un agent en fin de carrière, puis-qu'une promotion lui permettra d'améliorer sa retraite. Dans les autres cas, la promotion peut être un moyen d'élever le niveau des responsabilités et de faire évoluer l'organigramme. À l'inverse, on pourra mettre à la promotion des conditions, comme la poursuite d'activités précédemment exercées et toujours indispensables, puisqu'une promotion n'entraîne généralement pas un recrutement dans le cadre d'emploi abandonné par l'agent : se méfier du « maintenant que je suis passé..., je ne touche plus à ... ».
Enfin, le simple avancement de grade au sein d'un même cadre d'emploi ne porte guère à conséquence. Le plus souvent, on pourra se contenter d'y consentir sous réserve que la manière de servir de l'agent est satisfaisante, sans en tirer un effet d'organigramme. Nous sommes là dans le domaine de la pure et simple ancienneté.
Pour le reste, il est clair que le statut général de la fonction publique ne permet absolument pas de faire correspondre à tout moment fonctions et classification, responsabilités et traitement. Voilà pourquoi un avancement enfin permis par le statut est souvent la reconnaissance tardive d'un niveau déjà atteint. Certaines collectivités usent du régime indemnitaire pour compenser partiellement les écarts entre fonction et statut.
Enfin, la nomination au sein de collectivités d'agents dans un cadre d'emploi supérieur peut avoir un immense intérêt : celui, grâce à la transformation du poste, d'élever le niveau statutaire général du service.
L'identité professionnelle est un phénomène très marqué dans les bibliothèques. Il peut se manifester de façon très différenciée au sein d'une même équipe.
Globalement, on peut distinguer :
Les seconds peuvent se vivre comme des professionnels ,. Si l'on suivait les statuts à la lettre, cet ensemble irait des assistants qualifiés aux conservateurs. Dans la réalité, une telle identification peut s'observer à tous les grades.
L'histoire statutaire pèse encore sur le présent, et une certaine lecture distingue les quatre cadres d'emplois de catégorie A et B (issus des anciens grades communaux des bibliothécaires et des sous-bibliothécaires) comme seuls bibliothéconomiques, ce qui voudrait dire que les autres ne le sont pas, et qu'on ne saurait accéder à la catégorie B sans accéder à des fonctions bibliothéconomiques : acquisitions, catalogage, indexation. Ainsi l'imaginaire professionnel demeure fortement centré sur le document plutôt que sur le public et ces tâches sont l'objet d'un fort investissement symbolique.
Selon les cas, l'identification professionnelle s'écartera du réfèrent statutaire (notamment s'il est considéré comme inférieur) ou au contraire s'y fixera fortement. La question des appellations fait alors problème. On sait que le fait que les cadres d'emplois de catégorie B et C correspondent à plusieurs métiers, ce qui n'est pas en soit une tare, a obligé le pouvoir réglementaire à recourir à des appellations dépourvues de signification identitaire. Ce n'est évidement pas le cas du cadre d'emploi des bibliothécaires, auquel sont pourtant rattachés les documentalistes, tandis que le titre de conservateur peut constituer un marqueur hiérarchique gratifiant.
Ce cadre d'emploi demeure rare dans la fonction publique territoriale. Nourri notamment par l'intégration en 1992 des bibliothécaires dirigeant une bibliothèque d'une collectivité de 20 000 habitants, il a depuis plutôt reflué par le remplacement d'une partie de ces fonctionnaires par des bibliothécaires. Mais son appellation fortement symbolique contribue à asseoir la bibliothèque comme service éminent devant être dirigé par un fonctionnaire de haut niveau.
L'encadrement réglementaire du nombre des conservateurs, qui va jus-qu'à porter sur les bibliothèques pouvant en employer plusieurs, est d'un autre temps.
Ce cadre d'emploi est marqué par un paradoxe : nourri par les bataillons de bibliothécaires communaux titulaires du défunt CAFB (10) , il est depuis alimenté par un concours généraliste. Dans la réalité, les vrais externes . n'ayant ni formation ni expérience bibliothéconomique, sont minoritaires.
Les anciens sous-bibliothécaires communaux, le plus souvent titulaires du même CAFB. forment un ensemble qui s'est trouvé intégré de façon arbitraire dans deux cadres d'emplois différents. Les assistants qualifiés forment la catégorie préférée dans les recrutements, puisque réputée formée avant celui-ci. Le cadre d'emploi des assistants pose le même problème que celui des bibliothécaires, mais avec une formation post-recrutement moins solide.
Malgré leur assimilation fréquente dans les équipes et les offres d'emplois, la définition fonctionnelle des assistants est professionnellement neutre (« assurent les travaux courants ,), ce qui autorise une évolution vers des tâches proches de celles attribuées aux agents de catégorie C : en ce sens, la filière culturelle avait précédé la réforme introduite dans la fonction publique d'État avec la création, certes intervenue dans des conditions contestables, du corps des assistants de conservation (11) .
Le cadre d'emploi des agents qualifiés a été principalement constitué par les anciens employés de bibliothèque ayant réussi un examen d'aptitude. Mais il y a eu depuis peu de recrutements, en raison d'un concours mal conçu et trop rarement organisé.
Quant au cadre d'emplois des agents du patrimoine, il doit son succès au fait qu'il est accessible sans concours, ce qui rend bien service en permettant la nomination d'agents connus des équipes à l'occasion de stages ou de contrats. Cet avantage l'emporte de loin sur le danger parfois évoqué de clientélisme.
Il est naturellement utile dans de nombreux établissements de disposer d'agents des filières administrative et technique.
Outre les contractuels recrutés pour des remplacements ou sur des postes permanents, on peut avoir recours aux contrats emploi solidarité et aux emplois jeunes.
Ces derniers posent un problème fonctionnel particulier : le dispositif a été justifié par le gouvernement au nom de nouveaux métiers. Place donc aux médiateurs du livre et aux "médiateurs des nouvelles technologies ». Cette nouveauté, appelée à ne durer que cinq ans, est largement fictive. Selon les cas, on pourra se permettre de banaliser les fonctions des emplois-jeunes, ou bien au contraire on leur attribuera des tâches très spécifiques.
Incontestable carcan si on se place d'un pur point de vue gestionnaire, les statuts de la filière culturelle territoriale constituent aussi pour les fonctionnaires un cadre protecteur. Ils sont également pour eux une condition de la mobilité, et l'assurance d'une carrière intercollectivité. Réciproquement, ils permettent à chaque collectivité de recruter par mutation des collaborateurs expérimentés.
Ce sont des outils d'autant plus maniables qu'on les relativise et les laisse à leur place. Certes pas les meilleurs qu'on puisse imaginer, et tout a déjà été dit sur les défauts de l'architecture née en 1992. Mais ils sont là.
Que faire avec les statuts ? Au sein d'une équipe, faire avec, tout simplement. Mais sur le plan national, rien n'interdit de les réformer.