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    Différenciation des compétences

    Spécificités du secteur public

    Par JÉRÔME BESSIÈRE, Conservateur SCD Rouen - section sciences du tertiaire

    DÉFINIE DANS UNE PERSPECTIVE MANAGÉRIALE, la gestion des ressources humaines se distingue très nettement des strictes activités de gestion de personnel : gestion de la paie, des congés, du recrutement, etc. Elle revêt un caractère plus dynamique dont l'objectif est de mobiliser les hommes et d'orienter des comportements professionnels individuels vers des finalités communes de l'établissement ou de la collectivité publique employeur.

    La mise en place de cette gestion dynamique des ressources humaines s'inscrit dans une perspective large : celle du développement récent du management public. Nous développerons ici quelques pistes de réflexion pour montrer que la mise en place d'une gestion des ressources humaines se heurte à des éléments structurels du secteur public, dans un contexte pourtant favorable à l'introduction d'outils de gestion modernes.

    Un secteur public en pleine évolution

    Le secteur public français vit depuis une quinzaine d'années un bouleversement philosophique majeur. Marqué par les idées de modernisation et de renouveau, il est devenu un terrain d'expérimentation fertile pour de nombreux outils de gestion venus du secteur privé. Un véritable management public est né en France. Il s'agit là d'une tendance profonde allant bien au-delà de propagandes pré-électorales ou pro-libérales.

    Traditionnellement, le secteur public était pourtant peu disposé à s'inspirer de modes de gestion du secteur privé. Dépassant l'image d'épinal et littéraire d'une administration kafkaïenne », les spécialistes du management public identifient des causes profondes à cette allergie. Viriato-Manuel Santo et Pierre-Éric Verrier dénombrent ainsi cinq paramètres faisant traditionnellement obstacle à l'adoption par le secteur public d'outils de gestion largement répandus dans la société de service (1) :

    • 1. la poursuite de finalités externes centrées sur l'idée d'intérêt général, là où le privé se positionne sur une finalité interne de développement de l'organisation ;
    • 2. l'absence de rentabilité économique
    • 3. des missions assurées en concurrence nulle ou imparfaite
    • 4. des systèmes cloisonnés
    • 5. une soumission de l'action administrative au politique.

    Positionnée sur les secteurs de l'enseignement supérieur (l'université) ou de la culture (les bibliothèques municipales), la bibliothèque est théoriquement plus que tout autre établissement public peu propice aux expérimentations managériales.

    Pourtant, depuis une quinzaine d'années, les expérimentations ont été nombreuses, y compris dans le secteur documentaire. La préoccupation de la réforme de l'État et de l'administration est une constante de toutes les politiques gouvernementales depuis la Circulaire du 23 février 1989 relative au renouveau du service public (2) , rédigée par Michel Rocard, alors Premier Ministre. À tous les niveaux de l'État, le vent de la modernisation a soufflé : les collectivités se sont lancées dans « l'évaluation des politiques publiques » définie comme un contrôle de l'opportunité et de l'efficacité de l'action publique.

    De leur côté. les établissements publics ont ouvert la boîte à outils du management, se lançant dans la planification stratégique », la » comptabilité analytique les tableaux de bord -, les démarches qualité » (3) ...

    La gestion managériale des ressources humaines : pierre d'achoppement du management public ?

    S'il est un aspect du management dans lequel le secteur public a des difficultés à progresser, c'est à notre sens sur la question de la gestion des ressources humaines.

    Les expériences, les outils d'animation et de mobilisation de la ressource humaine existent. On citera les fameux projets de service , projets de ville - ou projets d'établissement visant à développer une démarche participative des agents publics, à les impliquer dans la définition des missions et des méthodes de l'organisation publique.

    Ces démarches restent pourtant bien souvent théoriques. Nous définissions plus haut la gestion managériale des ressources humaines comme l'orientation des stratégies et comportements individuels vers des finalités communes, vers des zones de performance privilégiées par l'organisation. Pour mettre en oeuvre cette véritable fonction "personnel », Viriato-Manuel Santo et Pierre-Éric Verrier (4) considèrent que deux idées fondamentales doivent coexister au sein de l'organisation publique : l'intégration et la différenciation.

    L'intégration vise à introduire des valeurs collectives (une culture d'entreprise, un dialogue social) afin d'orienter les stratégies individuelles vers des finalités communes. Cette notion existe incontestablement dans le secteur public. Dans les bibliothèques, il paraît peu contestable que les agents publics se retrouvent autour de valeurs fortes (le service public, la diffusion du savoir, la lutte contre l'illettrisme) ; valeurs qui constituent un élément central de la définition du « métier de bibliothécaire ,.

    La différenciation consiste à la mise sous tension des individus par la différenciation des recrutements (la recherche du candidat disposant des compétences les plus adaptées au poste), la différenciation des déroulements de carrière (l'accès à des responsabilités plus importantes étant la conséquence des performances de l'individu), la différenciation des modes de rétribution (sanction des performances par une rétribution directe). La différenciation, concept essentiel du management des ressources humaines dans le secteur privé, nous semble souvent absente du secteur public. Le statut de la fonction publique est très vraisemblablement un obstacle majeur à la mise en place du principe de différenciation. Il n'est pas question ici de contester les aspects positifs de ce statut (et en premier lieu son caractère protecteur des droits de l'agent public). L'idée est simplement de mettre l'accent sur ce qui empêche l'invention d'une dynamique humaine du secteur public. Ainsi le statut de la fonction publique ne permet pas un système de récompenses sanctionnant les performances individuelles, en dehors de la possibilité de passer à un échelon supérieur plus rapidement. Le déroulement de la carrière des fonctionnaires échappe aussi au principe de différenciation : en France, le responsable hiérarchique n'a que très peu de poids sur le déroulement de carrière. La note administrative quant à elle atteint souvent des sommets vertigineux, dépassant parfois 20/20 (5) . Elle ne joue en aucun cas une fonction de différenciation symbolique.

    Dernier obstacle à la mise en oeuvre de l'idée de différenciation, le statut de la fonction publique marque la prééminence du grade et du corps sur l'emploi : la notion de métier n'apparaît que très rarement dans la fonction publique française. L'étude menée par Anne Kupiec en 1995 sur les métiers des bibliothèques (6) est restée pour le secteur qui nous concerne une réflexion isolée.

    Pour finir sur un exemple d'actualité à fort écho, lorsqu'on réforme en 2000-2001 les corps de bibliothécaire adjoint et d'inspecteur de magasinage pour créer un corps unique d'assistant de bibliothèque, on oublie la différenciation des compétences, des métiers et des aspirations individuelles. Le naturel mécontentement qui en découle devrait nous inviter à enfin penser la gestion des ressources humaines en terme managérial.

    1. Viriato-Manuel SANTO, Pierre-Éric VERRIER, Le Management public, Presses Universitaires de France, 1993. retour au texte

    2. Michel ROCARD, Premier Ministre : Circulaire relative à la modernisation du service public, Journal officiel de la République française, 24 février 1989. retour au texte

    3. Sur ce dernier sujet, on pourra se référer du côté des bibliothécaires au n° 1998 du Bulletin des bibliothèques de France (consacré à la démarche qualité). Voir aussi :Jérôme BESSIÈRE. Le Management total de la qualité en bibliothèque, mémoire pour l'obtention du Diplôme de Conservateur de Bibliothèque. 1997 (consultable sur le site Web de l'Enssib à l'adresse www.enssib.fr, rubrique « la bibliothèque » puis travaux des étudiants et des chercheurs »). retour au texte

    4. Viriato-Manuel SANTO, Pierre-Éric VERRIER. Le Management public, op. cit note 1 . retour au texte

    5. Les lecteurs de cet article, n'ayant eux-mêmes pour note administrative que 18 ou 19/20, ne doivent pourtant pas trop s'inquiéter. Santo et Verrier rapportent très sérieusement : - En 1998. une note de service du Secrétariat d'État à **recommandait de n'attribuer la note de 21/20 que dans des cas exceptionnels ... retour au texte

    6. Anne KUPIEC, Premier recensement des métiers des bibliothèques, rapport rédigé à la demande de la direction de l'information scientifique et technique et des bibliothèques, ministère de l'Éducation nationale, de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'insertion professionnelle. Université de Paris X. Médiadix, 1995. retour au texte