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Introduction à la gestion dans les bibliothèques

1977

    Introduction à la gestion dans les bibliothèques

    Par Henri Comte, Maître-assistant à l'Université Lyon II Chargé d'enseignement à l'E.N.S.B.

    C'est assurément pour moi beaucoup d'honneur que d'avoir à introduire vos débats sur la gestion dans les bibliothèques et centres de documentation. Mais c'est aussi une tâche assez redoutable pour laquelle je ne me sens guère qualifié, n'étant ni bibliothécaire professionnel ni spécialiste en gestion.

    Je vous demanderai donc beaucoup d'indulgence pour un propos qui se limitera à l'énoncé de quelques questions et à l'esquisse de diverses perspectives.

    I - QUESTIONS

    1) Pourquoi, première question, ce débat sur les éventuelles applications de techniques modernes de la gestion dans les bibliothèques ? Ou bien, ce qui revient au même, qu'apporte la notion nouvelle de gestion par rapport à celle plus traditionnelle, d'administration ? La différence, semble-t-il, est essentiellement de perspective. L'idée d'administration renvoie principalement aux aspects normatifs et techniques du fonctionnement des institutions. Est bien administré le service qui agit dans la stricte observance de la règle de droit et qui, sur le plan pratique, fonctionne dans des conditions satisfaisantes d'ordre, de régularité, et de qualité technique.

    Ce qu'introduit la notion de gestion, au regard de ce point de vue classique c'est, de toute évidence, la perspective économique. Il s'agit d'analyser l'organisme documentaire comme une entreprise fournissant des prestations de service à des usagers. Bien que généralement ces prestations ne soient pas payées à leur prix, elles n'en ont pas moins nécessairement un coût, appréciable en termes d'efficacité économique. La bonne gestion caractérise ainsi le type de direction ou d'organisation qui, pour une allocation de moyens déterminée, entraîne la production d'un service maximum. Elle ne se confond pas avec la bonne administration, cette dernière pouvant, suivant le cas, être plus ou moins dispendieuse.

    2) Le contour de cette distinction étant quelque peu précisé, une seconde question doit immédiatement être abordée car elle pose, de toute évidence, un problème de fond. Les techniques de gestion présentent, du fait de leur origine, une certaine spécificité. Elles ont essentiellement été conçues en fonction des besoins et des caractéristiques d'entreprises de caractère économique et de nature privée. Peut-on, dès lors, légitimement songer à les transporter dans le secteur tout différent d'activités non économiques et relevant, dans leur ensemble, d'administrations publiques ? Il y a là, semble-t-il, matière à un très vaste débat. Je voudrais me borner à y verser quelques éléments.

    On peut observer, d'abord, que l'application des techniques de gestion aux bibliothèques n'est déjà plus à envisager comme relevant d'une simple éventualité, mais constitue d'ores et déjà un fait, et même un fait de portée universelle. Un indice est particulièrement significatif. La rubrique « gestion » des tables du Bulletin signalétique du C.N.R.S., fascicule Sciences de l'information, ne comporte pas moins chaque année, de 50 à 60 références d'articles. Près des deux tiers de ces articles consistent en des analyses économiques. De plus, un nombre équivalent de références, avec, il est vrai, certains doubles emplois, est répertorié à la rubrique « coût ». Quant à l'origine de ces travaux, elle émane surtout de pays dotés de systèmes documentaires très évolués, les États Unis, la Grande-Bretagne, l'URSS et la RDA étant les plus fréquemment cités.

    Il est ensuite possible de soutenir, à bon droit semble-t-il, que cette introduction de la gestion dans le domaine documentaire répond à des besoins profonds et, de ce fait, s'inscrit de façon plus ou moins inéluctable dans la logique du développement des institutions documentaires. Celles-ci sont en effet confrontées à la fantastique croissance de la production documentaire, croissance qui, rappelons-le, n'a cessé de s'accélérer depuis plus d'un siècle. Pour maîtriser ce raz de marée, il leur a fallu augmenter de dimensions, diversifier et spécialiser leurs services, multiplier leurs liens de coopération. Comment ne pas voir que cette évolution, qui en a fait des entreprises sans cesse plus complexes et plus coûteuses ne pouvait pas ne pas être porteuse, à la longue, d'exigences nouvelles quant aux conditions économiques de leur fonctionnement ?

    Ceci relevé, et j'en terminerai par là avec mes interrogations, il semble assez évident que les techniques modernes de gestion ne sont pas applicables, sans adaptations, au domaine des bibliothèques et centres de documentation. Ainsi par exemple tout ce qui se rapporte à la concurrence, et notamment la fameuse théorie des jeux, ne parait pas avoir lieu d'être transporté dans le secteur de la documentation. En sens inverse, il apparaît que l'établissement d'indicateurs incluant notamment des appréciations de qualité, soulève des problèmes spécifiques pour lesquels des solutions originales sont à découvrir...

    Peut-on se risquer, sur la base de ces observations très générales, à proposer des directives d'application à la fois plus concrètes et plus précises ?

    Il - PERSPECTIVES

    L'application des méthodes de la gestion au secteur documentaire paraît de nature à rendre d'éminents services dans trois domaines principaux : celui de la connaissance des besoins des utilisateurs, celui de la mise en oeuvre des moyens disponibles et celui, enfin, de la programmation à moyen terme.

    1) Gestion et connaissance des besoins des utilisateurs. Cette utilisation reviendrait à introduire dans le secteur de la documentation et des bibliothèques une démarche analogue au «marketing» pratiqué par les entreprises (1) . Il en résulterait une meilleure appréciation d'une part des services rendus par les institutions documentaires (besoins satisfaits), d'autre part des services attendus d'elles (besoins non satisfaits).

    S'agissant de l'évaluation des services rendus une question quelque peu iconoclaste mérite d'être posée : Le responsable d'un organisme documentaire sait-il toujours précisément à quoi sert l'institution qu'il gère ? Précisons bien ce point. La question ainsi posée ne se situe pas sur le terrain des finalités générales et idéales du service mais sur celui de son fonctionnement concret et quotidien. Peut-on soutenir qu'à ce niveau, une information systématique soit toujours recueillie ou même recherchée ?

    Georges Anderla, traitant de « L'information en 1985 » (2) regrette l'insuffisante importance accordée à cette connaissance des données réelles du fonctionnement des institutions documentaires. Ainsi relève-t-il que « dans la trilogie documentaire production/ stockage/utilisation, c'est assurément l'aspect utilisation qui a été jusqu'ici le moins bien compris. Pourtant la demande réelle ou, si l'on préfère, l'utilisation effective est la seule mesure irrécusable de l'utilité... de la masse de documents rassemblés par les services spécialisés ». Et de noter, subsidiairement, que « cette utilisation est la seule mesure de l'efficacité de ceux-ci ».

    Philippe M. Morse cherchant, d'un point de vue plus pratique, à évaluer l'efficacité des services de bibliothèques adopte une démarche similaire (3) . Il accorde ainsi le plus grand soin à la définition d'une méthologie permettant la mesure des services effectivement fournis aux usagers. Il montre comment, pratiquement, la collecte de données apparemment sans grande utilité (qui fréquente le service ? combien de temps ? pour y faire quoi ? etc.) se révèle au contraire, convenablement utilisée, riche de toutes sortes d'enseignements directement utilisables pour accroitre l'efficacité du service (4) .

    La connaissance des services effectivement rendus n'est cependant pas, à elle seule, suffisante. Pour juger du bon emploi des moyens disponibles, il importe en effet de connaître également ce que sont les services attendus de la bibliothèque, lesquels ne sont pas nécessairement en correspondance exacte avec ceux qu'elle offre... L'appréciation de cette donnée exige, à son tour, de ne pas s'en tenir à des évaluations plus ou moins vagues et subjectives. L'idée que se fait le responsable du service des besoins des usagers ne saurait ainsi suppléer la réalisation de mesures directes, présentant un minimum de sécurité et d'objectivité. Une étude de Marie-Christine Malien et Charlotte- Marie Pitrat sur « La recherche des besoins et l'analyse des attitudes des utilisateurs » (5) offre un intéressant exemple de ce type d'investigation méthodique et des intérêts qui s'attachent à sa réalisation.

    Il va de soi que de telles enquêtes systématiques devraient intéresser non seulement les utilisateurs effectifs des services mais aussi leurs utilisateurs potentiels. Ainsi pour prendre un exemple précis, il serait très intéressant de connaître les raisons pour lesquelles beaucoup d'étudiants et même de professeurs ne fréquentent pas ou plus les bibliothèques universitaires. N'offrent-elles pas ce qu'ils en attendent ?, trouvent-ils ailleurs ce qu'elles offrent ?, la désaffection tient-elle à d'autres motifs ? Seule une étude concrète, sur le terrain, permettrait de le déterminer et, par suite, d'agir rationnellement pour accroitre les taux de fréquentaion.

    2) Gestion et emploi des moyens disponibles. Ce second emploi de la gestion correspond, approximativement, au fameux « management » pratiqué dans les entreprises. Daniel Reicher, dans un contexte canadien dont je vous laisse le soin d'apprécier s'il ressemble ou non au nôtre, expose très crûment, dans son cours de gestion les nécessités du management : « En proie à l'austérité, la bibliothèque doit justifier ses activités d'une manière qui ressemble de plus en plus aux méthodes commerciales ». Sinon, prédit-il, «ce sera la faillite de la bibliothéconomie » (6) .

    Ces formulations mériteraient assurément un long commentaire, mais je me bornerai à deux observations. Daniel Reicher souligne d'abord, et il a raison de le faire, le contexte assez dramatique de restrictions dans lequel sont généralement entreprises ou mises en avant les actions tendant à la rationalisation des gestions. Que dès lors celles-ci soient ressenties comme des contraintes difficilement supportées et aient mauvaise presse s'explique aisément. Cependant D. Reicher relève aussi, et il a peut-être encore plus de mérite à y insister, que le mot de bibliothéconomie inclut le terme d'économie et qu'ainsi, sauf reniement de principe, la bonne gestion ne doit jamais cesser de constituer, quelles que soient les circonstances, l'objectif fondamental de la discipline bibliothéconomique. Il convient d'examiner si l'emprunt aux entreprises de certaines techniques comme l'analyse des coûts et la réalisation de modèles ne peut pas, éventuellement, servir la réalisation de cet objectif.

    Les analyses de coût, on le sait, n'ont été développées qu'assez tardivement dans les services administratifs. Ce retard s'explique par des raisons pratiques. La notion de coût, en effet, n'y est pas liée à un mécanisme de sanction économique tel que la faillite pour les entreprises. Il s'explique aussi par des raisons techniques, tant il est vrai qu'il est malaisé d'évaluer de façon précise les services rendus par les administrations.

    Cependant, depuis un certain nombre d'années, on a pris conscience de l'intérêt de ces analyses et la plupart des obstacles qualifiés de « techniques » ont pu, au moins partiellement, être surmontés. Dans le cas des bibliothèques et centres de documentation ce type d'analyse a déjà été utilisé, notamment pour évaluer la rentalité de certains équipements informatiques. Il semble cependant que l'analyse des coûts puisse être profitablement élargie à bien d'autres usages.

    Combien coûte, par exemple, le prêt d'un ouvrage ? la consultation sur place d'une revue ? la confection d'une fiche de catalogue ? et quelle part revient, dans ce coût, aux dépenses en personnel, en fournitures, en entretien et amortissement des locaux ? Il faut bien le reconnaître. On ne dispose encore que de très peu de données de nature économique sur le fonctionnement des services de bibliothèques. Faute de cette information il est bien difficile d'apprécier l'efficacité de leur gestion et, ce qui est plus important encore, de mettre en oeuvre une politique de gestion capable d'accroître cette efficacité.

    La réalisation de « modèles » paraît également présenter certains intérêts dans le secteur documentaire. Le modèle « version moderne de la notion de théorie », (J. Lesourne) permet en effet la prévision. Conçu comme la représentation théorisée d'un système de relations, il offre le moyen de calculer les incidences de variations affectant tel ou tel de ses éléments. On voit dès lors comment un décideur peut, par simulation sur les divers éléments du système, découvrir la répartition optimum des moyens dont il dispose pour atteindre ses objectifs. Concrètement, dans le cas d'une bibliothèque, un modèle devrait permettre de prévoir l'incidence sur les résultats d'activité de modifications affectant, par exemple, les heures d'ouverture, l'importance et la nature des collections, les effectifs du personnel ou la structure de ces effectifs, etc.

    3) Gestion et politique à moyen terme. La perspective du moyen terme, et sans doute aussi du long terme, devrait normalement toujours se surajouter à celle du court terme. L'action immédiate permet bien, en effet, de redresser des anomalies, de satisfaire certaines priorités mais elle est malheureusement sans effet, ou presque, sur les déficiences structurelles. De plus, la course au plus pressé ne doit pas masquer d'éventuels déplacements des besoins à satisfaire. Comme l'indique excellemment Daniel Reicher aux étudiants de son séminaire de gestion des bibliothèques : « Le bibliothécaire doit être capable de prédire l'avenir, à court terme pour préparer un budget rationnel, à long terme pour orienter le développement de sa bibliothèque ».

    Cependant le gestionnaire d'un organisme de documentation n'étant pas un devin, il lui faut recourir à des techniques prédictives aussi précises et sûres que possible. Cette préoccupation de l'avenir, s'agissant du secteur documentaire paraît décisive tant s'annoncent rapides et décisives les transformations qui l'affectent. On peut citer notamment, sans ordre de priorité, divers facteurs d'évolution dont l'analyse paraît commander, dès aujourd'hui, toute réflexion sur l'action à moyen terme :

    • Quelle sera, par exemple, la place qu'occuperont demain les nouveaux médias ?
    • Quelles modifications faut-il attendre, à échéance d'une dizaine d'années, de l'introduction des techniques informatiques aux différents niveaux de l'activité des institutions documentaires ?
    • Quel sera, dans le même délai, l'état de réalisation des réseaux documentaires et quelles seront les conséquences du fonctionnement « en réseau » sur les services intégrés dans ces réseaux ?

    Le devenir des institutions documentaires ne sera pas, ce n'est guère douteux, la simple projection de leur situation présente. C'est pourquoi il paraît essentiel, suivant les directives des prospectivistes, de distinguer dans le temps présent ceux des faits qui sont porteurs d'avenir et de s'efforcer de mesurer, pour s'y adapter en temps utile, leurs conséquences à terme. Si la politique à moyen terme est assurément le moyen privilégié de cette adaptation, il faut donc bien prendre conscience que l'efficacité de ce levier dépendra, pour une large part, de la qualité des études prospectives qui lui servent de point d'appui. Le vrai défi est peut-être là. Je nourris l'espoir que le secteur documentaire, dans son ensemble, saura y faire face et, du même coup, saisir les chances de son avenir.

    1. Voir Jean-Marc Fontaine et Marie Brisebois Mathieu. Pour une analyse - marketing » de la bibliothèque, dans « Documentation et bibliothèques », décembre 1974. retour au texte

    2. Georges Anderla, L'information en 1985. Une étude prévisionnelle des besoins et des ressources. Paris : OCDE, 1973. retour au texte

    3. Philip M. Morse, Measures of library effectiveness, dans « The Library Ouaterly », vol. 42, janvier 1972. retour au texte

    4. La mesure de l'efficacité d'un service documentaire peut en effet s'exprimer par la formule e = Mu/Ro, e désignant l'efficacité Mu la somme des moyens employés et Ro les résultats obtenus. Or, dans cette formule c'est évidemment la variable Ro qui est la plus délicate à déterminer. D'où l'intérêt et l'importance des recherches méthodologiques sur l'évaluation de l'activité des services documentaires. retour au texte

    5. Marie-Christine Malien et Charlotte-Marie Pitrat, La recherche des besoins et l'analyse des attitudes des utilisateurs, dans « Documentaliste », vol. 13, no 4, juillet-août 1975. retour au texte

    6. Daniel Reicher, Séminaire sur la gestion des bibliothèques. - Université de Montréal, Ecole de bibliothéconomie, 1976-1977. retour au texte