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Conservation et consommation à la Bibliothèque nationale

1978

    Conservation et consommation à la Bibliothèque nationale

    Par Roger Pierrot

    Le dilemme « conserver, éliminer » ne semble pas concerner la Bibliothèque nationale. Le terme même d'élimination a un aspect scandaleux pour un établissement dont la vocation première est la conservation du patrimoine national constitué par l'écrit. L'ordonnance promulgée par François Ier à Montpellier le 28 décembre 1537, instituant le Dépôt légal, a pour objet d'« assembler en notre librairie toutes les oeuvres dignes d'êtres vues qui ont été et qui seront faites » et ainsi éviter qu'elles soient « perdues pour la mémoire des hommes ». Elle implique déjà, et les textes et la pratique que des siècles subséquents développeront et élargiront, le principe de la conservation de toute la production imprimée servie par Dépôt légal.

    Je ne traiterai ici que des livres imprimés, mais les problèmes des autres imprimés : périodiques (journaux et revues), cartes, estampes, partitions musicales sont fondalement les mêmes.

    Le terme « élimination » est forcément ambigu, nous l'avons conservé pour le Congrès faute de mieux et M.Richter donnera tous les éclaircissement nécessaires à ce sujet.

    On pourrait pour la Bibliothèque nationale poser le dilemme sous la forme « conservation et consommation », l'opposition devient plus claire et plus facile à concevoir. Cette opposition occupera une large place dans mon exposé et je chercherai des propositions pour mieux assurer les deux fonctions, mais on risque ainsi de trop limiter le débat et d'isoler la Bibliothèque nationale dans le réseau des bibliothèques françaises.

    Quelques idées forces devraient se dégager de cet exposé et de nos débats :

    • 1. La conservation indéfinie d'une production en accroissement de plus en plus rapide au centre de Paris est une utopie qui devra subir une révision déchirante. La communication (disjointe de la conservation) dans le lieu déjà situé devra sans doute être reconsidérée au moins partiellement.
    • 2. Conserver et communiquer un seul exemplaire est utopique et ne correspond plus aux besoins réels.
    • 3. Le papier est une matière fragile qui s'autodétruit et ne supporte pas des manipulations illimitées. Le transfert des livres usagés sur d'autres supports est une nécessité urgente. Autrement une partie notable du patrimoine est vouée à la destruction.
    • 4. La Bibliothèque nationale ne peut assurer seule la conservation et une saine exploitation du patrimoine culturel imprimé.

    Les points 1 et 3 seront vite illustrés par quelques données statistiques récentes : statistiques concernant les accroissements et la circulation.

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    Accroissement en 1977

    A ces 95 000 « unités » on peut ajouter 25 000 publications mineures traitées en recueils dont 10 000 tracts.

    Il est assez difficile de préciser le métrage ainsi occupé mais on ne doit pas être loin de 2 km.

    Le meilleur moyen d'assurer la conservation de ces nouveaux « objets » est de lés relier. Un pourcentage assez faible du Dépôt légal français arrive en « reliures d'éditeurs ». Ce sont en fait des cartonnages ou des emboîtages qui ne résistent pas à des munipulations répétées, mais c'est tout de même mieux que les livres brochés. Le pourcentage est plus fort pour les achats à l'étranger, il est faible pour les publications officielles.

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    Reliure

    On rapprochera ces 12 200 des 95 000 précités et même en évaluant à un peu plus de 8 000 les reliures éditeurs il faut admettre qu'environ le quart seulement des nouvelles entrées est relié. C'est certainement un premier facteur défavorable à une bonne conservation. J'indique au passage qu'en 1977, 5 000 volumes « usagés » extraits des magasins ont également été reliés soit qu'ils étaient restés brochés, soit que de trop fréquentes manipulations aient exigé qu'ils soient reliés à nouveau. Les chiffres des authentiques restaurations sont trop bas pour que je les cite. Le développement d'une grande politique de restauration des livres anciens à la Bibliothèque nationale (et des autres bibliothèques) est une urgente nécessité. Il faudra d'importants crédits et la formation de nouveaux restaurateurs publics et privés.

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    Circulation en 1977

    Soit au total 1 160 000 volumes manipulés au profit de 215 000 lecteurs (dont 17 000 pour la Réserve et 5 000 pour l'Hémicycle). En théorie donc, sur un stock de 8 000 000, 1 160 000 livres ont bougé soit 14,5 %. En fait un nombre considérable d'ouvrages ont été communiqués plusieurs fois, mais tant que la circulation n'aura pas été informatisée nous n'aurons pas de chiffres fiables.

    900 000 photocopies ont été faites dans le Département (sans compter celles faites au Service photographique) dont 650 000 en libre-service par les lecteurs eux-mêmes. La photocopie, son succès le montre, correspond à de réels besoins. Mais c'est un facteur anticonservation redoutable.

    Ces chiffres un peu fastidieux ont pour seule justification d'essayer de vous rendre sensibles à quelques réalités

    • a) La Bibliothèque nationale s'accroît rapidement,
    • b) La circulation et la photocopie de ses collections provoque une usure également rapide.

    Des mesures nouvelles de conservation sont à prendre pour sauvegarder le stock existant, une politique nouvelle doit être envisagée pour la constitution et la préservation des collections à venir.

    J'envisagerai ces deux problèmes, ce qui me ramène aux quatre « idées forces » énoncées au début de cet exposé.

    1. L'accroissement rapide des entrées implique l'extension de surfaces de conservation décentralisées en dehors du quadrilatère Richelieu-Vivienne-Colbert-Petit-Champs et la création de nouveaux dépôts. Vous connaissez et vous pourrez visiter les trois bâtiments de Versailles. Puisqu'en principe je ne traite pas du problème des périodiques, je préciserai simplement que le bâtiment III conserve les doubles du Département des livres imprimés, mais aussi les séries « El » créées en 1965, c'est-à-dire une partie notable du Dépôt légal annuel qui n'est pas d'un usage courant pour le public fréquentant la Bibliothèque nationale (par exemple les livres scolaires, l'infralittérature, la petite technologie, la vulgarisation religieuse, etc.). Aux séries El ont été jointes les thèses françaises (à l'exception des thèses de lettres fort prisées par notre clientèle) et de nombreuses publications administratives françaises et étrangères. Ce « circuit d'élimination » ou plutôt de sélection a permis de ralentir l'envahissement des magasins de la rue de Richelieu, sans gêner les lecteurs (les ouvrages de Versailles peuvent être communiqués rue de Richelieu du jour au lendemain après avoir été commandés par télex) et assurer à des publications de bonnes conditions de conservation en les préservant de manipulations intempestives.

    Cette décentralisation est un succès, mais les bâtiments de Versailles sont pleins, l'extension sur place est bloquée. Des perspectives d'avenir se dégagent à Saint-Quentin-en-Yvelines, Troyes, Redon. C'est donc une large mais complexe politique de décentralisation qui s'offre à nous.

    2. Jusqu'à ces dernières années la politique de conservation d'un exemplaire du Dépôt légal a été de règle. L'expérience nous montre cruellement que ce principe devant le développement de la recherche est incompatible avec une véritable conservation.

    La loi de 1942 nous donnant 4 exemplaires éditeurs, une meilleure utilisation de ces exemplaires au bénéfice des bibliothèques françaises pourrait être envisagée :

    • 1) Magasins des imprimés.
    • 2) Centre national de Prêt (je vais y revenir).
    • 3) Usuels ou fonds spécialisés des différents département de la Bibliothèque nationale y compris l'Arsenal et éventuellement d'autres bibliothèques.
    • 4) Exemplaire de conservation de sécurité à stocker dans un silo à livres éloigné de Paris.

    Je ne puis entrer dans les détails, mais cette solution prospective ne sera possible qu'en donnant au Centre national des échanges les moyens financiers nécessaires pour répondre efficacement aux demandes des bibliothèques étrangères.

    3. La lutte contre la destruction du papier matière fragile peut se faire sur plusieurs fronts. On vous reparlera cet après-midi de la solution de la micrographie, des microfilms et des microfiches. C'est une solution opérationnelle mais ce n'est pas la seule. Les techniques de conservation et de restauration du papier et des reliures ont fait et feront des progrès. Un Conservateur en chef a été désigné pour étudier et moderniser les techniques de conservation et créer une équipe. Cette équipe rendra des services à l'ensemble des bibliothèques françaises.

    Une large politique de reproduction sur papier- reprints- est à promouvoir également au bénéfice de la Bibliothèque nationale et des autres bibliothèques.

    4. La Bibliothèque nationale ne peut assurer seule le rôle de conservation et d'exploitation du patrimoine imprimé. C'est l'oeuvre collective des bibliothèques françaises, la Bibliothèque nationale est simplement au centre du réseau.

    Le Centre national de Prêt doit permettre une meilleure exploitation du patrimoine imprimé, tout en ménageant l'exemplaire ou, à l'avenir, les exemplaires de la Bibliothèque nationale, mais le Centre national de Prêt ne sera jamais un centre de conservation, il sera un relais d'exploitation facilitant la conservation ailleurs.

    Pour le livre ancien une tâche énorme est encore à accomplir. Le Dépôt légal, il ne faut pas se le cacher, a mal fonctionné du XVIe au XVIIIe siècle, les lacunes des collections de la Bibliothèque nationale sont considérables dans ce domaine. Des trésors restent inexploités dans de nombreuses bibliothèques parce que mal catalogués et donc inconnus. Le jour - lointain - où la France disposera pour le livre ancien d'un répertoire comparable à l'Union catalogue américain, la recherche sera grandement facilitée, décentralisée et les livres rares de la Bibliothèque nationale souffriront moins des manipulations et des reproductions.

    Enfin il existe un grand nombre de publications mineures locales qui ne peuvent être collectées et conservées que sous une forme extrêmement décentralisée. La Bibliothèque nationale a besoin de tous pour assurer une bonne conservation du patrimoine et son exploitation. Le catalogue en coopération nous aidera à remplir cette fonction nécessaire au développement de la recherche à tous les niveaux dans ce pays.