Index des revues

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Les circuits d'élimination (d'après une enquête auprès des différents type de bibliothèques)

1978

    Les circuits d'élimination (d'après une enquête auprès des différents type de bibliothèques)

    Par Noë Richter

    L'élimination n'est pas une réalité nouvelle. L'enquête préparatoire au congrès a révélé que certaines bibliothèques la pratiquent depuis le siècle dernier. Jusqu'à une époque toute récente, le phénomène est cependant resté très localisé et surtout extrêmement discret. L'attitude des bibliothécaires est restée longtemps conditionnée par l'impératif de la conservation, qui était l'essence même de la fonction de la bibliothèque et qui s'imposait à eux tout naturellement. C'est dans les premières années de notre siècle, lorsque les professionnels commenceront à s'intéresser à la lecture populaire, que le problème de l'élimination sera posé publiquement. Eugène Morel, bientôt suivi par Ernest Coyecque, affirme dès 1908 la nécessité de l'élimination systématique régulière dans les bibliothèques de lecture publique. La proposition rencontra des résistances durables, et l'enquête montre que les réticences sont loin d'avoir disparu. Plusieurs bibliothèques municipales contraintes d'éliminer ont en effet exprimé leur désapprobation et leur regret d'avoir à le faire. L'importance de l'élimination par stockage, qu'un bibliothécaire de la banlieue parisienne qualifie de a élimination provisoire » témoigne très certainement de la persistance et de la vitalité de l'esprit de conservation. Soixante-quatre bibliothèques pratiquent en effet cette élimination provisoire ou difnérée : 8B.C.P. (sur 14), 2 bibliothèques d'entreprise (sur 6), 38 bibliothèques municipales (sur 75), 10 bibliothèques universitaires (sur 29), 6 bibliothèques spécialisées (sur 24). Mais cette résistance à l'élimination cède de plus en plus rapidement devant la nécessité. Le nombre relativement élevé des réponses et l'ampleur prise par le phénomène montre que le thème du Congrès répond à une préoccupation profonde, à une question essentielle posée par une profession contrainte de mettre en cause ce qui a été, il n'y a guère, sa raison d'être, et de rechercher des solutions nouvelles au problème de la conservation comprise dans le sens le plus large du terme, c'est-à-dire celle du message et celle de son support.

    189 bibliothèques et services de documentation ont réagi à l'enquête. Quatre réponses étaient inutilisables et l'examen attentif des autres a montré que 21 bibliothèques seulement pouvaient être considérées comme n'éliminant pas. Pour deux d'entre elles (Arsenal et Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg), la non-élimination est affaire de principe; neuf autres (2 B.M., 2 B.U. centrales, 5sections de B.U.) ont des locaux neufs et suffisamment vastes; dans une bibliothèque municipale moyenne, le bibliothécaire, qui vient de prendre ses fonctions, nous dit n'avoir pas encore pris conscience du problème; neuf bibliothèques enfin (4 B.M., 2 B.U. centrales, 1 section de B.U., 1 bibliothèque d'institut et 1 bibliothèque spécialisée) n'expliquent pas pourquoi elles n'éliminent pas, mais plusieurs d'entre elles écrivent qu'elles seront certainement amenées à le faire sous peu.

    Le dépouillement a donc porté sur 164 réponses positives. Pour ordonner la lecture des réponses, on a posé l'hypothèse que les motivations et les modalités de l'élimination étaient étroitement conditionnées par la qualité de la bibliothèque. On a, pour cette raison, réparti ces 164 bibliothèques dans le cadre fonctionnel proposé par la classification internationale de l'Unesco : 29 bibliothèques d'enseignement supérieur, 2 bibliothèques scolaires, 24 bibliothèques spécialisées, 109 bibliothèques publiques (tableau I).

    I. - LA CRITIQUE ET L'ÉLARGISSEMENT DE L'ENQUÊTE

    Il est difficile, lorsqu'on aborde pour la première fois l'étude d'un fait, de le percevoir autrement que dans sa manifestation globale, d'en distinguer les divers aspects et les différentes variétés. L'enquête présentait à coup sûr ce défaut, et plusieurs d'entre vous, parce qu'ils avaient déjà été affrontés au problème et parce qu'ils en avaient fait une analyse plus fine, plus fouillée que le défrichement un peu grossier qui leur était proposé, ont été gênés pour répondre et ont mis en cause les termes mêmes du questionnaire. Leur critique a été utile parce qu'elle nous oblige à rejeter maintenant le schéma proposé, à refuser de considérer l'élimination comme une réalité simple, uniforme, identique dans toutes les bibliothèques, t à redéfinir le terme en introduisant dans les données du problème un certain nombre de précisions et de distinctions. Celles-ci concernent :

    1. LES CRITERES ET LES CAUSES (question 3)

    Il ne paraît plus possible de continuer à réunir sous un même vocable deux réalités fondamentalement différentes tant par leurs causes que par leurs conséquences. La première, imposée par l'usure matérielle du document, est une élimination forcée qui ne laisse pas d'autre choix que la mise au pilon, encore que deux bibliothèques aient découvert une utilisation ingénieuse de ces débris : la constitution de dossiers documentaires et l'utilisation des ouvrages de grande consommation comme réserve de pages déchirées à remplacer. La seconde, provoquée par l'obsolescence du document, l'accumulation des doubles ou le manque de place, est une élimination volontaire, raisonnée, à sa culture et à sa finesse; au contraire de la première, cette élimination volontaire laisse le choix entre plusieurs modes et plusieurs circuits d'élimination. Et la question qui doit être posée au congrès est précisément de savoir comment assurer le jeu régulier de la fonction d'élimination en interdisant la destruction du document. La distinction de ces deux réalités clarifiera un débat difficile, et il serait utile de réintroduire dans la terminologie le mot « épuration » qui se trouve dans la première édition (1953) du Vocabularium bibliothecarii à côté de « élimination », et de réserver ce dernier terme à l'élimination volontaire et raisonnée.

    2. LE MOMENT DE L'ÉLIMINATION

    Le texte liminaire de l'enquête laisse supposer que l'élimination ne concerne que les documents inventoriés et catalogués. Or plusieurs bibliothèques ont fait remarquer que, recevant un nombre important de dons et de services gratuits (monographies et périodiques), elles établissaient un filtrage avant l'inscription à l'inventaire. En situant l'élimination après cette inscription, le questionnaire a posé une limite arbitraire que rien ne paraît justifier. Si le filtrage à l'entrée simplifie les formalités techniques et supprime la procédure administrative, il implique cependant une démarche absolument identique à celle de l'élimination : les mêmes critères sont mis en oeuvre pour la sélection des documents rejetés, et ceux-ci vont alimenter les mêmes circuits. Si l'on admet cette extension du fait d'élimination, il est permis d'affirmer que la totalité des bibliothèques qui ont répondu à l'enquête pratiquent l'élimination. Cela est vrai en particulier pour la Bibliothèque de l'Arsenal, département de la Bibliothèque nationale, qui a été précisément de celles qui ont soulevé ce problème.

    3. LA VOCATION DE LA BIBLIOTHÈQUE

    Les questions 3 et 3 bis énumérèrent des critiques de sélection. Proposées telles quelles à des bibliothèques dont les vocations (conservation, documentation générale, documentation spécialisée, consommation) sont très diversifiées et s'exercent à des niveaux très différents selon l'implantation géographique et selon l'âge de l'établissement, ces questions appelaient des réponses qui, faute de clefs pour les interpréter, n'apparaissent guère significatives dans leur ensemble. Il n'y a pas de commune mesure entre les responsabilités documentaires assurées sur le plan national et international par les vieilles bibliothèques universitaires spécialisées de Paris et les responsabilités de la section de même spécialité d'une jeune bibliothèque universitaire de province. Les grandes bibliothèques municipales, qui assurent toutes les fonctions, n'ont pu répondre convenablement et ont reproché à l'enquête de ne pas avoir différencié les fonctions et les niveaux. Nous savons pertinemment, en effet, que la réponse unanime des 75 bibliothèques municipales, qui disent éliminer en raison de l'usure matérielle, ne s'applique qu'aux seules collections de prêt et non à l'ensemble des collections. Nous ne savons pas, en revanche, interpréter la même réponse faite par 17 bibliothèques universitaires et par 7 bibliothèques spécialisées.

    4. LA NATURE OU LA QUALITÉ DU DOCUMENT (question 2)

    Il n'y a guère d'enseignement à tirer du constat d'un fait brut, à savoir que 140 bibliothèques éliminent des monographies et 98 des publications en séries. Là encore, il convient de différencier les domaines et surtout les niveaux. Si l'élimination d'imprimés de pure consommation (manuels de droit, magazines féminins, journaux sportifs, programmes de télévision, etc...) ne semble pas tirer à conséquence, l'inquiétude apparaît devant la nécessité d'éliminer les ouvrages et les périodiques qui se situent au-dessus de ce niveau de lecture. La question a été posée plusieurs fois, pour la presse locale et régionale en particulier.

    La question n° 9 était une question ouverte. Beaucoup d'entre vous l'ont utilisée, ont évoqué d'autres aspects du problème et formulé diverses propositions :

    • 1. Création de centres régionaux de conservation auxquels la décision d'élimination serait confiée réglementairement. La proposition prend une résonance toute particulière lorsqu'elle est formulée par une bibliothèque d'outre-mer, la B.C.P. de la Guadeloupe, qui écrit : « Ce que nous éliminons n'existe nulle part ailleurs ».
    • 2. Création d'un organisme central assurant le prêt et la redistribution des très nombreux documents rejetés par les bibliothèques et les services de documentation scientifiques et techniques. Doté d'un équipement informatique, ce service pourrait traiter de façon efficace les listes de doubles et les listes de lacunes diffusées par les bibliothèques participant au système.
    • 3. Incidence des éliminations sur les catalogues collectifs et sur le prêt interbibliothèques et nécessité de créer un instrument d'information. On suggère la diffusion périodique de listes des revues éliminées, de façon à limiter le danger de voir un titre se raréfier et même disparaître complètement.
    • 4. Problèmes propres aux périodiques : coordination de la conservation des revues courantes et anciennes à tous les niveaux (« Qui doit conserver quoi?»), constitution d'archives de sécurité pour la presse locale et régionale, création d'un service de microfilmage des journaux et des revues anciennes.
    • 5. Soit des documents originaux une fois microcopiés : mise au pilon, conservation, envoi dans un circuit de redistribution?
    • 6. Élimination des thèses scientifiques (médecine surtout) vieillies et sans valeur.
    • 7. Réactions du public. Une bibliothèque de petite ville signale que les lecteurs sont déjà sensibilisés au problème et qu'ils exigent que tous les ouvrages soient conservés.

    II. - LES LEÇONS DE L'ENQUÊTE

    En dépit de l'imprécision de l'analyse qu'elle proposait, malgré ses lacunes et ses imperfections, l'enquête permet de dégager un certain nombre d'informations objectives qu'il est possible de verser dès à présent au dossier de l'élimination :

    1. L'ACCÉLÉRATION DU PHÉNOMÈNE

    (date du début de l'élimination) : 105 bibliothèques ont pu répondre à la 6e question.

    • au XIXe siècle, 2 bibliothèques
    • en 1945, 5 bibliothèques
    • en 1950, 8 bibliothèques
    • en 1955, 10 bibliothèques
    • en 1960, 18 bibliothèques
    • en 1965, 23 bibliothèques
    • en 1970, 44 bibliothèques
    • en 1975, 86 bibliothèques
    • en 1977, 105 bibliothèques

    La courbe établie à partir de ces réponses montre une accélération spectaculaire du phénomène depuis moins de dix ans (tableau II).

    2. LES CIRCUITS D'ÉLIMINATION

    Analysées isolément, les réponses aux questions 4 bis, 4 ter, 4 quater n'apportent guère d'enseignements et font apparaître une certaine confusion entre la notion de dépôt et celle de don que les bibliothèques publiques surtout distinguent mal. On constate seulement que les échanges concernent essentiellement les bibliothèques d'étude et de recherche (universitaires et spécialisées) et que les bibliothèques publiques y participent peu (12 B.M. et 1 B.C.P. seulement). Mais lorsqu'on additionne les réponses, on voit apparaître un certain nombre de circuits nettement dessinés (tableau III).

    a) Dans l'ensemble des bibliothèques d'étude et de recherche il existe des courants spécifiques de B.U. à B.U. (28 réponses sur 29) et de bibliothèque spécialisée à bibliothèque spécialisée (16réponses sur 25). Au sein de ces dernières, on trouve des courants plus particuliers, déterminés évidemment par la spécialité de chacune, et il est très remarquable de constater que ce courant peut exister entre des services de documentation appartenant à des entreprises concurrentes sur le plan économique. Dans un secteur au moins, ce circuit a pris une forme institutionnelle. Le Grand Séminaire de Nancy et le monastère cistercien de N.-D. du Salut à Entrammes (Mayenne) signalent en effet l'existence d'une Association des bibliothèques ecclésiastiques qui a organisé un service d'entraide pour les bibliothèques monastiques en constitution ou en recon titution. Ce service centralise les offres et les demandes, il met en relations directes les bibliothèques intéressées et a constitué une commission « épuration /vente » qui conseille les bibliothécaires désireux d'épurer leurs rayons.

    b) Il existe des circuits propres aux bibliothèques publiques vers le secteur socio-culturel (troisième âge, hôpitaux, prisons, centres culturels, entreprises, etc. - 53 réponses) et vers les bibliothèques scolaires (8 réponses). Il est certain que ces circuits ne sont que des mises au pilon différées, mais ils prolongent de façon utile la durée du document.

    c ) Le courant vers le Centre national de prêt est relativement faible. Vingt-cinq bibliothèques, seulement l'alimentent : 9d'enseignement supérieur, 10spécialisées, 6municipales. Le centre de documentation du C.N.R.S. signale même qu'il a suspendu l'application d'une convention passée avec le C.N.P. pour le don des collections de périodiques et qu'il remet celles-ci à d'autres bibliothèques d'étude et de recherche, en raison des difficultés éprouvées par le C.N.P. pour accueillir ces documents.

    d) Il existe un faible courant vers les bibliothèques du tiers monde. Alimenté exclusivement par des dons, il est le fait de trois bibliothèques catholiques et de la section médecine de la B.U. de Montpellier.

    e ) La remise à l'administration des domaines des documents éliminés par les bibliothèques du secteur public est peu pratiquée. Seules 3 B.C.P. et la bibliothèque du Conseil d'Etat ont recours à cette procédure.

    f ) La vente est davantage pratiquée. Mais les 12 réponses données ne sont pas significatives. Elles valent en effet aussi bien pour la vente aux récupérateurs des ouvrages usés et des périodiques de consommation, c'est-à-dire pour des documents mis au pilon, que pour la vente de livres encore utilisables.

    3. LE REMPLACEMENT (questions 8 et 8 bis)

    Ce sont surtout les bibliothèques d'enseignement supérieur (8 réponses sur 20 exprimées) qui cherchent à remplacer tous les ouvrages usés. La plupart des autres pratiquent un remplacement sélectif : 109 (sur 139 réponses exprimées) ont répondu positivement à la question «parfois», plusieurs fois corrigée en «souvent». Cette réponse massive appelle évidemment une interprétation que les termes de l'enquête ne permettent pas de faire. Il semble, d'après les rares commentaires exprimés, que les ouvrages éliminés des fonds locaux soient toujours remplacés. Le remplacement se fait essentiellement par un autre exemplaire, original ou reprint (168 réponses), plus rarement par une photocopie (21), exceptionnellement par une microcopie (4).

    III. - CONCLUSIONS

    Il serait tout à fait prématuré de conclure sur une enquête qui peut difficilement être perçue autrement que comme partielle, provisoire et prospective. A la critique interne qui en a été faite, il convient en effet d'ajouter encore une remarque sur les conditions mêmes dans lesquelles elle a été menée. Conçue par l'A.B.F., elle n'a été connue que des membres de l'association et n'a pas eu de diffusion générale. Aussi notre conclusion sera-t-elle plutôt un voeu. C'est que l'étude du problème de l'élimination soit reprise par les services de l'administration, DICA et C.N.P., et que, avec les moyens qui sont les leurs et que nous savons autrement puissants que ceux que nous avons utilisés pour dépouiller les réponses, ils lancent des enquêtes sectorielles dans des ensembles homogènes de bibliothèques, en utilisant des questionnaires plus affinés, plus différenciés et mieux adaptés aux différentes situations. C'est à ce prix seulement que nous pourrons avancer dans la connaissance et vers les solutions d'un problème qui inquiète la plupart des bibliothécaires et qui n'est en réalité que le revers, le côté négatif d'un problème plus vaste et infiniment plus inquiétant. Comment pouvons-nous aujourd'hui, devant l'explosion documentaire et devant l'accroissement des besoins et de la demande provoqué par la diffusion de plus en plus large des connaissances et de l'information, assurer l'acquisition, la conservation et la communication du patrimoine intellectuel et graphique dont nous, bibliothécaires et documentalistes, avons, sans partage, la responsabilité ? Les conditions actuelles de notre activité ont brisé le particularisme traditionnel des bibliothèques. Celles-ci savent maintenant que, isolées, elles n'ont plus les moyens de faire face à la situation et elles éprouvent, plus ou moins confusément, le besoin d'être intégrées à un système où leurs fonctions essentielles pourront être assurées d'une façon rationnelle et, par conséquent, efficace. Considérée dans cette perspective, l'élimination n'apparaît plus que comme une question seconde - je ne dis pas secondaire - qui ne saurait valablement et sans danger être traitée en dehors de son contexte technique, institutionnel, administratif, intellectuel et culturel.

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    I. Participation à l'enquête

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    II. L'accélération du phénomène

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    III. Les circuits d'élimination (échanges, dons dépôts, vente)