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Les éliminations et le stockage des livres dans les bibliothèques américaines.

1978

    Les éliminations et le stockage des livres dans les bibliothèques américaines.

    Par Richard K. Gardner, Professeur à l'Ecole de Bibliothéconomie et des Sciences de l'information Université de Californie à Los Angeles

    Les normes de l'American Library Association pour la plupart des catégories de bibliothèques- bibliothèques municipales, d'école, de premier cycle universitaire- mentionnent depuis longtemps la nécessité d'éliminer régulièrement les livres périmés des collections. Je cite :

    « Beaucoup de livres et de non-livres dans les bibliothèques municipales se trouveront périmés au bout de dix ans ».

    « On doit éliminer chaque année en moyenne au moins 5 % de la collection. »

    Tous les manuels de bibliothéconomie américains préconisent l'élimination mais dans la pratique la plupart des bibliothécaires le font très peu sauf quand ils ont besoin de place.

    Face à ce problème ils éliminent généralement en hâte, sans plan, et très subjectivement. Le résultat est que beaucoup de bibliothèques municipales et de premier cycle universitaire contiennent des quantités de livres et périodiques inutiles et superflus.

    Il y a plusieurs raisons à ce que beaucoup de bibliothécaires hésitent à éliminer des livres : le désir d'avoir la collection la plus importante possible (ce que nous appelons aux Etats-Unis « the numbers game »), le manque de temps pour exécuter une tâche ingrate, la difficulté de la bien faire, et surtout l'idée que les collections d'une bibliothèque sont des objets sacrés auxquels il ne faut pas toucher.

    Quand on parle d'élimination de livres dans les bibliothèques il faut toujours tenir compte des différentes catégories de bibliothèques. En général les bibliothèques scolaires américaines ont de petites collections et ont très peu à éliminer. Un livre est souvent usé avant d'être périmé. Dans les centres de documentation (ce que nous appelons les bibliothèques spécialisées) les collections doivent être constamment tenues à jour et l'élimination des documents est une affaire quotidienne. Les grands problèmes proviennent des bibliothèques municipales et des bibliothèques d'université et de recherche. Comme nous le verrons les problèmes d'éliminations dans ces deux catégories de bibliothèques sont très différents. Mais peu à peu les solutions proposées aux Etats-Unis commencent à s'unifier et dans certains cas on voit des bibliothèques de catégories différentes s'engager dans des projets collectifs.

    Je vais parler en premier lieu des bibliothèques municipales. Leur cas est plus simple et les solutions utilisées varient très peu d'une bibliothèque à l'autre.

    Comme je l'ai dit au début, les normes de l'A.L.A. pour les bibliothèques municipales ont toujours préconisé l'élimination de livres. Les bibliothèques municipales ne sont pas vues comme des centres de recherche et n'ont pas la tâche de conserver des livres pour l'usage des érudits dans l'avenir (sauf peut-être pour les ouvrages traitant d'histoire locale). Les normes de 1956 recommandent ceci :

    « On doit éliminer chaque année en moyenne au moins 5% de la collection. »

    On ne dit rien de ce que l'on doit faire des ouvrages éliminés. Il était sans doute entendu qu'on devait les détruire. Les normes de 1967 ajoutent qu'on doit offrir les livres éliminés à la bibliothèque de la région qui sert de dépôt central. Nous discuterons de ces centres plus à fond dans un moment.

    Le principe des bibliothèques municipales aux Etats-Unis a toujours été que ces bibliothèques devaient constituer des fonds qui répondent aux besoins des usagers. En éliminant des livres périmés, les collections sont rendues plus accessibles et plus attrayantes. Des études ont souvent montré que le nombre de prêts augmente après l'élimination de ces livres.

    De plus en plus les bibliothèques municipales aux Etats-Unis font partie de réseaux, et on ne pense plus que chaque petite bibliothèque peut satisfaire toutes les demandes des usagers. Avec un réseau on a toujours recourt à une bibliothèque centrale - plus grande - où on peut emprunter des documents spécialisés, très peu demandés.

    Si on admet qu'on doit éliminer les livres, comment procéder ? Dans le passé on considérait que seul un bibliothécaire professionnel pouvait le faire. Si c'étaient des bibliothécaires professionnels qui choisissaient les livres ils devaient aussi choisir ceux qui devaient être supprimés. Après tout, ce n'est qu'un choix inverse.

    Quels sont les critères à utiliser? Tout d'abord l'apparence- l'état physique- du livre. Des doubles ont toujours été faciles à éliminer. Des éditions anciennes aussi, celles qui sont remplacées par des éditions révisées. Des livres de qualité douteuse- un choix souvent difficile à faire. Et puis deux critères plus utilisés de nos jours - l'âge de l'ouvrage et l'usage qu'on a fait d'un livre ou plutôt le manque d'usage.

    Récemment le professeur Stanley Slote de l'Ecole de bibliothéconomie de Queen's College de l'Université de la Ville de New York a publié un livre : Weeding Library Collections (Libraries Unlimited, 1975) dans lequel il propose une méthode d'élimination basée sur la durée de l'immobilisation des ouvrages sur les rayons d'une bibliothèque. Il appelle cette méthode « shelf-time period ». Dans son livre il retrace toutes les recherches faites antérieurement dans le domaine de l'élimination aux Etats-Unis, notamment celles de Lee Ash à Yale (1963), Elmer Grieder à l'Université Stanford (1950), Herman Fussler et Julian Simon à l'Université de Chicago (1969), Richard Trueswell à l'Université de Massachusetts (1964,1965,1966) (voir Libri, XVI, 1966, 49-60). La recherche de Slote montre que si on mesure la durée de l'immobilisation des ouvrages sur les rayons, on peut très bien prédire le taux d'usage dans l'avenir.

    Pour utiliser la méthode de Slote il faut un système de prêt qui note les dates de sortie sur les fiches dans les livres ou sur les bandes magnétiques des ordinateurs. Si la bibliothèque utilise un système de contrôle du prêt mécanique de type « transaction » il faut utiliser une autre méthode. On peut toujours noter à la main la date de sortie dans chaque livre mais Slote recommande l'utilisation de petites étiquettes de couleur qu'on met au dos de chaque livre quand on le sort. Après une période, par exemple d'une année, les livres qui n'ont pas d'étiquettes peuvent être éliminés des collections sans difficulté.

    Un des avantages du système de Slote est qu'il peut être mis en application par des aides-bibliothécaires et éviter la nécessité d'utiliser des bibliothécaires professionnels. Fussler a cru qu'une étude approfondie et de longue haleine était nécessaire sur l'histoire du prêt de chaque livre avant qu'on puisse prédire l'usage de ce livre dans l'avenir, Slote a prouvé par ses recherches qu'une étude limitée à une année, ou même moins, donnait les mêmes résultats.

    J'ai parlé assez longuement des recherches de Slote parce que c'est l'étude la plus importante qu'on ait faite aux Etats-Unis sur le problème des éliminations dans les bibliothèques. Son livre résume admirablement toutes les recherches antérieures.

    Une autre méthode pour choisir les ouvrages à éliminer a aussi ses partisans aux Etats-Unis. Cette méthode est basée uniquement sur l'âge des documents, soit la date d'impression, soit la date d'acquisition par la bibliothèque. Cette méthode a été employée surtout pour les collections de périodiques et dans le domaine des sciences et de la technologie. Pour déterminer la date optimum on a recourt à « l'analyse des citations » dans la discipline, une méthode actuellement très à la mode aux Etats-Unis et qui essaie de déterminer la date à partir de laquelle les documents ne citent plus les articles ou livres de recherche antérieures. Cette date varie selon la discipline.

    Malheureusement il y a un grand désavantage à cette méthode car en éliminant tous les ouvrages publiés avant une certaine date on risque de jeter des classiques. Les ouvrages éliminés selon cette méthode doivent être soigneusement revus par un bibliothécaire professionnel pour éviter ce piège. Avec la méthode basée sur l'absence d'utilisation des ouvrages ces problèmes sont évités.

    Maintenant examinons les bibliothèques universitaires et de recherche. Contrairement aux bibliothèques municipales, elles ne sont pas préoccupées par un désir de n'avoir que les livres nouveaux. Tout ouvrage- ancien ou moderne - à sa place dans une bibliothèque de recherche. Les bibliothèques municipales détruisent souvent des ouvrages ; les bibliothèques universitaires presque jamais. Le grand problème actuel des bibliothèques de recherche est la nécessité d'obtenir et d'emmagasiner une quantité toujours grandissante de publications. Mais, si les collections s'agrandissent chaque jour, ce n'est pas le cas des bâtiments. La plupart du temps l'espace pour les collections reste très restreint. Alors, l'élimination des livres et des périodiques s'impose. Les méthodes de Slote sont applicables dans une bibliothèque de recherche comme dans une bibliothèque municipale, mais le taux d'usage varie selon la discipline, ce qui nécessite une étude plus détaillée de l'usage de la collection.

    En raison du fait que les bibliothèques de recherches doivent conserver des ouvrages pour les travaux des érudits dans l'avenir, ce sont elles qui ont cherché à trouver d'autres solutions pour le stockage des livres. La solution idéale reste la construction de nouveaux bâtiments ou l'agrandissement constant des bibliothèques actuelles mais, dans notre pays, comme en France, les nouvelles constructions sont toujours en retard sur les besoins. Souvent, même si les fonds ne manquent pas, les terrains adjacents ne sont pas disponibles.

    On constate qu'avec l'agrandissement des collections certaines parties deviennent moins utilisées. Dans ce cas le stockage ailleurs que dans la bibliothèque centrale n'est-il pas préférable à de nouvelles constructions très coûteuses ? Aux Etats-Unis depuis la Deuxième Guerre Mondiale, le Plan Farmington, la loi fédérale 480 et le Programme d'acquisition et de catalogage national (NPAC) ont augmenté les collections de recherche d'une façon alarmante. Comment les bibliothèques ont-elles fait face à cette situation ?

    En premier lieu certaines bibliothèques ont installé des magasins de grande densité. Elles ont réduit l'espace entre les rayons et, chose courante pour vous, mais assez rare chez nous, ils ont adopté un rangement sur les rayons par format et par ordre d'entrée plutôt que par un système de classification. Ces rangements « compacts » ont été construits dans les bibliothèques même, dans d'autres bâtiments du campus, mais souvent dans des entrepôts commerciaux hors du campus. Plusieurs grandes bibliothèques ont construit des centres de stockage dans la banlieue où les terrains coûtent moins chers. Ces centres sont en général de vrais entrepôts, très simples, construits avec économie. L'Université Princeton en a construit un et l'Université de Californie étudie actuellement la possibilité de le faire.

    Quand M. Chauveinc m'a invité à faire un exposé aujourd'hui, il m'a demandé de parler de ces centres. Actuellement il en existe trois, mais un seul peut être qualifié de tout à fait satisfaisant.

    Le premier, qui date de 1941, est la New England Deposit Library (Dépôt central de la Nouvelle-Angleterre) créé par l'Université Harvard, la Bibliothèque municipale de Boston et d'autres grandes bibliothèques de la région de Boston dans le Massachusetts. Une dizaine de bibliothèques ont mis des fonds en commun pour acheter un entrepôt dans la banlieue. Une fois les rayonnages installés, chaque bibliothèque louait une partie des magasins. Un projet pour un catalogue collectif n'a jamais vu le jour; chaque bibliothèque agit indépendamment des autres. En effet ce centre peut à peine être qualifié de coopératif et, pour cette raison, des critiques le considère comme un échec.

    Un autre centre de stockage, créé dans l'ouest du Massachusetts vingt ans plus tard (1961), la Hampshire Inter-Livrary Center (HILC) a connu plus de succès. Cinq universités de moyenne importance ont décidé de mettre en commun certains périodiques et autres collections très spécialisées, de vendre les doubles et avec les fonds ainsi obtenus d'acheter d'autres périodiques qu'aucune bibliothèque dans la région ne possédait. Les périodiques déposés deviennent la propriété du centre ainsi que les périodiques achetés en commun.

    Ces cinq bibliothèques n'ont pas construit ou acheté un bâtiment. Elles ont préféré louer de l'espace vide dans une des cinq bibliothèques. Grâce à la faible distance entre les cinq universités (une trentaine de kilomètres au maximum), un service de liaison par camionnette, et un catalogue collectif, elles ont réussi à établir un dépôt central valable.

    Cette idée de mettre des collections en commun, de vendre les doubles, et d'acquérir en commun d'autres collections est à retenir car elle a fait le succès de notre plus grand centre de stockage, celui qui est né à Chicago en 1949 sous le nom de Mid-West Inter-Library Center et qui est devenu en 1961 le Center for Research Libraries (Service Central des Bibliothèques de Recherche). Ce centre régional fondé par dix bibliothèques de recherche du Middle West a été ainsi transformé en centre national. Comme à HILC les bibliothèques utilisaient le centre, au début, pour le dépôt d'ouvrages peu utilisés. Les collections ont été fusionnées et les doubles vendus. Un catalogue collectif a été établi. Le Centre a eu le droit de refuser des documents s'ils ne convenaient pas à ses collections. Il y a quatre catégories de dépôts : (1) don au Centre; (2) dépôt permanent (jusqu'à la dissolution du Centre) ; (3) dépôt indéfini ; (4) dépôt en location (non-intégré dans les collections du Centre). Ces quatre catégories sont rendues nécessaires par le fait que plusieurs membres sont des bibliothèques d'université d'état et d'autres d'universités privées et ainsi régies par des règlements et lois différents. La chose importante à retenir est que ces bibliothèques ont réussi à surmonter toutes sortes de contraintes réglementaires pour arriver à créer leur Centre.

    Peu à peu le « Center for Research Libraries » a évolué, abandonnant le concept d'un simple dépôt de livres et d'autres documents pour mettre l'accent sur l'acquisition en commun des ouvrages spécialisés. Le Centre - avec les collections en dépôt comme base - a créé la plus grande collection de journaux étrangers, de documents gouvernementaux étrangers, et de thèses étrangères aux Etats-Unis. Il s'est abonné aussi à des périodiques spécialisés - par exemple, tous les périodiques cités dans Chemical Abstracts que les bibliothèques-membres ne possédaient pas. Il est ainsi devenu un des plus importants centres pour le prêt interbibliothèques aux Etats-Unis relié à ces bibliothèques-membres par des télex et même à la British Lending Library. Sachant que certaines collections très spécialisées figurent parmi les collections du Centre, une bibliothèque-membre peut ainsi éviter de grosses dépenses. L'Université Yale a trouvé qu'en 1975-76 elle a pu s'abstenir d'acheter des collections estimées à une valeur de plus de 200 000 F ($40 000). Parmi les titres cités : un journal de Moscou du XIXe siècle, des documents de la République populaire de Chine et les journaux du Parlement d'Irlande (XVIIe et XVIIIe siècles).

    Le Center for Research Libraries a construit un dépôt - simple bâtiment modulaire extensible - dans la banlieue de Chicago avec des fonds mis en commun par les dix universités. Le budget annuel vient des cotisations des membres. Depuis 1961 n'importe quelle bibliothèque de recherche américaine ou canadienne peut devenir membre.

    Le Center for Research Libraries est le plus apprécié des centres de stockage aux Etats-Unis à cause de ses collections acquises en dépôt et surtout de ses collections achetées en commun. L'élimination des doubles a aidé beaucoup de bibliothèques à se débarrasser de grandes quantités de livres mais le Centre a surtout évité l'achat d'autres ouvrages très spécialisés par plusieurs institutions.

    Ceci m'amène inévitablement à parler de réseaux. Aucune bibliothèque américaine ne peut se permettre d'agir seule maintenant. Même les petites bibliothèques municipales sont liées ensemble en des réseaux de prêt entre bibliothèques, de catalogage centralisé, de plans d'acquisitions en commun. Les bibliothèques de recherche ont investi largement pour former des réseaux. C'est le dernier espoir qui reste pour ne pas être submergé par le flot de livres qui nous menace en ces temps difficiles.

    Les réseaux de bibliothèques nous offrent la possibilité d'un partage des ressources. Des collections faites en commun imposent aussi des éliminations faites en commun, ou plutôt après avoir pris l'avis des autres membres du réseau. On évite surtout l'élimination du dernier exemplaire dans la région ou dans le pays. Le fait d'avoir un réseau et un centre de stockage facilite l'élimination dans un sens mais il impose des restrictions dans un autre.

    En conclusion, si j'ai un conseil à vous offrir c'est de vous encourager à établir des plans en commun - à tous les niveaux - locaux, régionaux, nationaux - pour le développement de vos collections. Une bibliothèque ne peut plus agir toute seule. A notre époque toute bibliothèque dépend d'une autre. Ainsi même l'élimination des ouvrages n'est pas une tâche à entreprendre isolément.