Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓
    Par Anne-Marie Bertrand
    David R. Otson

    L'Univers de l'écrit

    Comment la culture écrite donne forme à la pensée

    Paris, Retz. 1998. - 348p. [Psychologie).

    À l'heure où Roger Chartier parle d'une « nouvelle espèce de livre » et où l'on s'interroge sur les nouveaux outils cognitifs mis en oeuvre dans la lecture sur écran (hiérarchisation, mémorisation, validation...), un ouvrage qui porte sur « comment la culture écrite donne forme à la pensée » est évidemment le bienvenu. Mais, que ce soit clair, l'ouvrage de David Oison ne traite pas du tout ce sujet : Chartier ne figure pas dans la bibliographie (au demeurant quasi exclusivement anglo-saxonne) et la lecture sur écran n'est pas abordée.

    Cependant, ce gros livre du psychologue canadien est plein d'intérêt (s). Ambitieux, touffu, curieux, documenté, i en appelle à Durkheim et Max Weber, à MacLuhan et Jack Goody, mais aussi à saint Thomas d'Aquin, Descartes, Francis Bacon, Luther, Galilée, Harvey, Linné, en passant [et j'en oublie...) par Defoe, Giotto, les peintres hollandais du XV!!''siècle ou les Indiens Huichol du Mexique. Que cette énumération (non exhaustive) n'effraie pas : le style est clair et la visée est pédagogique.

    La thèse d'Oison, en la résumant grossièrement, pourrait être comprise ainsi : l'écriture, « mettre le monde sur le papier », a doté les cultures occidentales d'outiis cognitifs particuliers non seulement parce qu'elle a créé une « tradition cumulative de la recherche » mais parce qu'elle a développé une « tradition sceptique », critique, qui fait appel au doute et à la preuve. Si ce phénomène - dont il étudie spécifiquement l'étape de la Renaissance, marquée par la Réforme et par la naissance de la science moderne - a pu se produire, c'est parce que la lecture oblige à distinguer l'objet de sa représentation.

    La lecture a permis, dit-il, de distinguer le naturel et le magique, le littéral et le métaphorique, le donné et l'interprété, les faits et les théories, les observations et les déductions. Le « monde sur le papier » a permis le désenchantement du monde. Représenter le monde (par des cartes, des notations mathématiques, des dessins botaniques ou des tableaux de Vermeer) exige des outils : Oison affirme que les outils « pertinents pour la pensée rigoureuse et le progrès du savoir conviennent parfaitement à la lecture de textes ». Il s'agit, pour lui, d'un travail intellectuel comparable, qui mène de l'hypothèse à la connaissance.

    Pour arriver à cette conclusion, Oison fait un long détour, qui représente peut-être la moitié de son ouvrage, sur les problèmes d'interprétation. S'il ose ce parallèle entre le travail scientifique et la lecture de textes, c'est parce qu'il trouve l'écriture très imparfaite, très en deçà des indications que la langue orale apporte. Par exemple, dit-il, l'écriture ne donne pas d'indications sur le sérieux, la sincérité, l'implication, l'ironie, l'insistance, les réserves ou le doute que le locuteur met dans son discours : « On ne peut jamais savoir de manière ferme et définitive ce que veut dire une phrase ou un texte. »

    La lecture de textes consiste donc, poursuit Oison, « à retrouver ou à déduire les intentions de l'auteur au moyen de la reconnaissance de symboles graphiques ». Cet intéressant développement, qui fait appel aussi bien à la psychologie de l'enfant qu'à l'anthropologie, provoque beaucoup d'intérêt mais aussi un peu de scepticisme : non seulement Oison traite tous les textes comme s'ils avaient le même statut (un roman comme un manuel de mathématique), mais il évacue complètement l'outil qu'est le paratexte, comme si le seul « contexte textuel » apportait des informations ou suscitait des hypothèses d'interprétation chez le lecteur.

    Après ce travail d'interprétation, le lecteur de l'ouvrage d'Oison, intéressé mais critique, attend une nouvelle version de ce livre, après que l'auteur aura lui-même lu Roger Chartier et Gérard Genette. Quoique. Peut-être s'agit-il d'un problème de lecture : « On ne peut jamais savoir de manière ferme et définitive ce que veut dire une phrase ou un texte. »