Index des revues

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    Par Hugues Van Bésien
    Christian Baudelot
    Marie Cartier
    Christine Detrez.

    Et pourtant ils lisent

    Paris, Éditions du Seuil, 1999. - 248 p. (L'épreuve des faits). /5B/V2-02-03650?-4.- 130 F.

    Il s'agit d'une interprétation sociologique d'une enquête menée par le département étude et prospective du ministère de l'Éducation nationale sur un panel de 1 200 élèves du secondaire, en vue de parvenir à des conclusions objectives sur la crise-de-la-lecture-des-jeunes. L'enquête a porté sur 1 200 élèves entrés en sixième en 1989, qui ont été interrogés jusqu'en 1993, date à laquelle leur parcours scolaire les avait menés dans des situations diverses (enseignement général, professionnel, sortie de l'école, etc.).

    La question principale était la suivante : « En dehors des livres scolaires, quels sont les derniers livres que tu as lus ? » Les réponses comportaient donc des indications quantitatives, des indications d'évolution dans le temps et des titres. Cette enquête a été complétée par une approche dite « ethnographique », sous forme d'entretien approfondi avec 26 élèves.

    Les analyses corroborent les conclusions du travail de F. de Singly Lire à douze ons : la corrélation entre réussite scolaire et pratique de la lecture existe (les bons lecteurs se recrutent parmi les bons élèves, statut acquis dès la sixième), mais elle est plus lâche qu'on aurait pu le penser : il existe de bons élèves faibles lecteurs, voire non lecteurs, dans une proportion qui n'en fait pas des exceptions, et les évolutions à la hausse ou à la baisse de la pratique de lecture dans le temps ne semblent pas affecter significativement le statut scolaire.

    De plus, si on se penche sur les titres lus et les genres de lecture, il apparaît que, si la lecture des classiques mais aussi du roman policier et de la science-fiction est scolairement rentable, d'autres lectures n'ont pas d'effet sur la réussite scolaire (celle des romans pour la jeunesse, des best-sellers, des romans d'aventures) et que certaines ont même un impact négatif (lectures de biographies, de témoignages et de documentaires). Enfin, la tendance générale est à la diminution de la population de gros lecteurs avec le temps, la pratique de la lecture en tant que pratique de loisir n'est pas la mieux partagée (bien moins que l'écoute musicale ou le sport), et son rang dans la hiérarchie des loisirs régresse avec l'âge.

    Ayant dégagé ces tendances, les auteurs examinent la question de la tendance à la baisse de la lecture personnelle au cours de la scolarité : moins de lecteurs (on passe en quatre ans de 20 à 30 o/o de non-lecteurs), avec des ruptures marquées pour les élèves des filières professionnelles et au moment de l'entrée au lycée, des lecteurs qui lisent moins, et les garçons nettement moins que les filles. Les sondés attribuent à l'école elle-même le déclin de leur pratique de lecture (les lectures prescrites ne les intéressent plus et l'école assimilée à un « travail » rogne le temps de lecture personnelle), ainsi qu'à la concurrence d'activités nouvelles, plus coitectives.

    Le genre de lecture, quant à lui, est caractérisé en sixième par un mélange « équilibré » de titres et d'auteurs scolairement valorisés et de livres relevant d'intérêts extrascolaires. On remarque que les auteurs classiques sont plutôt ceux du XIXesiècle français (60 o/o d'entre eux) et les auteurs « libres » plutôt anglo-saxons, les autres littératures étant quasiment absentes (2 o/o d'items pour la littérature allemande grâce à Kafka, Freud et Christiane F., 1 % pour les auteurs espagnols et italiens confondus). Il existe des profils de lecture par genres et par auteurs différents selon l'origine sociale, le sexe et le niveau scolaire, mais aussi des valeurs communes.

    La lecture est une activité relativement banale, associée soit au travail scolaire, soit au loisir, sans coupure franche et sans valeur particulière : c'est le règne de la « lecture ordinaire », correspondant aux définitions sociologiques habituelles de la lecture populaire... Or, ce mode de lecture encouragé au collège (professeur de français chargé d'apprentissages fondamentaux) est déstabilisé au lycée par la tentative d'imposition d'une lecture savante (professeur de lettres chargé de l'acquisition de techniques interprétatives issues de l'université), qui non seulement rompt avec la précédente mais aussi la stigmatise dans ses modalités et dans son corpus d'auteurs et de genres...

    Un des biais de l'enquête s'intensifie : les titres classiques sont de plus en plus cités et les autres de moins en moins. Ce n'est qu'après le bac français qu'on retrouve une diversification des réponses et la réapparition de profils contrastés, désormais distincts en fonction des filières et de la réussite scolaire : une représentation divisée de la lecture s'est mise en place.

    En définitive, une petite minorité adhère au modèle de lecture proposé par le lycée, une majorité fait coexister les deux types de lecture (en attendant d'abandonner complètement la lecture prescrite) mais énonce le discours de valeur convenu (l'auteur parle de pratique sans croyance), un dernier groupe adopte une position réfractaire et peut parvenir à revendiquer sa lecture ordinaire contre le modèle dominant. Finalement, le lycée échoue globalement dans sa tentative de transmettre une pratique de lecture savante, même s'il réussit à inculquer un conformisme superficiel. Et, si on y apprend difficilement (et dans l'ennui), on n'y désapprend pas tout à fait : la lecture ordinaire, quoique attaquée, survit...

    En fin de parcours, par catégories quantitatives, le résultat tend à se rapprocher de ceux livrés par l'enquête sur les pratiques culturelles des Français : 22 o/o de nonlecteurs, 23 % de gros lecteurs, et entre les deux un marais de petits et moyens lecteurs à l'activité assez intermittente. Cette structure de la population semble avoir peu évolué depuis les enquêtes comparables menées il y a une dizaine d'années. La crise de la lecture est donc avant tout la crise d'un modèle de lecture, le modèle littéraire-humaniste véhiculé par les écrivains légitimes et posé en idéologie dominante par le lycée, qui constituait la lecture littéraire en fait culturel total et vital, sacralisait livre et auteur. La lecture des jeunes existe, banale, dépourvue de statut d'exception...

    Remarquons au passage que les auteurs ont découvert Stephen King (qui occupe une place énorme dans ce livre et dans les lectures des jeunes) à la BN, que les auteurs les plus cités qui n'appartiennent pas au champ classique sont déjà ceux des lectrices adultes (M. Higgins Clark, A. Christie, H. Troyat, P. Bellemare), et que la !ittérature jeunesse n'émerge qu'exceptionnellement, et encore par le biais de la Bibliothèque rose (ou verte), même si elle figure au troisième rang du classement par genre.

    Les lectures d'autres types d'imprimés sont peu abordées, et la question des moyens d'approvisionnement en livres ne 'est pas du tout. Les auteurs s'étendent longuement sur les biais probables des réponses, mais, dûment couverts par l'alibi de 26 entretiens et par une « rectification consistant à doubler le nombre de livres déclarés, ils n'en continuent pas moins imperturbablement leur besogne de sociologues quantitatifs. Ils dissertent donc sur une image de la lecture (non scolaire, voir question initiale) des adolescents où Zola occupe la deuxième place derrière Betty Mahmoody, où Molière devance de peu Zana Muhsen, elle-même devant Jules Verne, Albert Camus, Balzac et Emily Brontë.